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9 décembre 2023 6 09 /12 /décembre /2023 16:47

Régulièrement, après un concert de l'Orchestre Lamoureux ou Pasdeloup, on pouvait lire (à partir d'octobre 1889) dans les journaux de la Belle Époque (Art et critique et surtout L'Écho de Paris) un article de "l'Ouvreuse du Cirque d'Été". Cette "ouvreuse" était un personnage entièrement fictif.

Les articles étaient de Willy, de son vrai nom Henry Gauthier-Villars. C'est le Willy de Colette. L'ayant employée comme "nègre", c'est lui qui signait Claudine à l'école, etc. Il empochait ce que ça rapportait. Du vol. C'était Colette l'auteur. L'histoire est bien connue et ce n'est pas notre sujet. 

Willy était un grand connaisseur de la musique ; cependant, pour écrire ses articles, là aussi il utilisait des "nègres", en particulier des compositeurs ; Émile Vuillermoz, Alfred Ernst (le traducteur de Wagner), André Hallays, Claude Debussy, Vincent d’Indy, probablement Pierre de Bréville, contribuaient aux textes.
Ces articles, de 1890 à 1901, comme on sait, ont été réunis en plusieurs volumes dont les titres disent le goût de leur auteur pour le calembour.
Willy était "wagnérien" et son Ouvreuse prônait cette musique. Le dessin sur la couverture de Notes sans portées, de 1896, montre Wagner (en rouge) entre Charles Lamoureux et Edouard Colonne, dominant et entraînant la musique française. Nous en reparlons plus loin, à propos d'Émile de Saint Auban.

Les articles montrent les capacités musicales de l'auteur : ce n'est pas ce que nous retiendrons ici. Le plus souvent, Les Lettres de l'ouvreuse sont  un portrait des mélomanes de la Belle Époque. Nous retiendrons ici cet aspect "people" (comme on dirait aujourd'hui), en particulier autour de Paul Poujaud. Il est souvent présent. Paul Poujaud allait fréquemment écouter des concerts (Colonne, Lamoureux). Il apparaît dans toutes les Lettres de l'Ouvreuse, surtout dans Voyage autour de la musique et La Mouche des Croches. Il n'est pas seul. Souvent il est avec le groupe des franckistes, de la Schola Cantorum, les "d'Indystes" (La Colle aux Quintes, CQ, p. 79), de la Société
[On trouvera au début des Notes la liste des ouvrages dont le titre commun est L'Ouvreuse au Cirque d'été auxquels renvoient les abréviations ; ils sont par ordre chronologique ; le G indique qu'ils sont actuellement sur Gallica.] 
Nationale de Musique.  " Ils étaient là, tous, Chabrier, Ernst, Bordes, Le Boue, Benoît, Poujaud, Servières, Vincent d'Indy ! On eut dit un bouquet de fleurs." (VAM, p. 32) 
Voici venir Poujaud le Noir, dont l'œil jette des flammes. (VAM, p. 59) Willy le désigne par son aspect physique et son attitude  : "Combien plus séduisant Poujaud le Noir, dont je ne me lassais pas d'admirer (en tout bien, tout honneur) la barbe courte et soyeuse, les yeux étincelants ! Franckiste et ami collectif de tous les élèves formés par le grand César, un des wagnériens les plus documentés et les plus gais que l'on puisse entendre au promenoir, fleurir une discussion technique de facéties désarmantes. Jadis, c'était fête au Châtelet quand les averses de ses lazzi posaient dru sur les poses sibyllines d'Edouard (du haut d'ton trépied, hé, Colonne !) ou sur le gâtisme consterné des habitués. Bon monsieur Paul, vous avez sauvé vos amis d'eux-mêmes, car ces chers élèves ne sont point, tous les jours, incroyablement folâtres ; et votre rire clair, vos mots cinglants, vos coq-à-l'âne irrésistibles ont éclaté comme des fanfares joyeuses dans cette forêt musicale, belle, profonde, mais parfois un peu broussailleuse." (VAM, p. 46). Willy ne peut résister au jeu de mot : "Poujaud, baptisé désormais le Prince Noir (ou le Prince –sans-rire)…" (VAM, p. 70). Il le trouve "séduisant et suggestif " (VAM, p. 46 et p. 155), "svelte" (PP, p. 234) ; il est "le mélomane Poujaud" (EDA, p. 193), un  "excellent dilettante" (CQ, p.63), avec une influence sur les autres, dans la salle ou au promenoir, tous "auditeurs intelligents" (BS, p. 298) dit l'Ouvreuse, pour ne fâcher personne. Quelquefois Willy va plus loin : Poujaud est "d'ébène" (NSP, p. 180), c'est "un bel Arbi" (VAM, p. 188), "méphistophélique" (RR, pp. 54), "satanique" (RR, p. 116), "diabolique" (MC, p. 4). Paul Poujaud réagit avec passion en écoutant la musique, "les yeux étincelants"  on l'a vu (VAM, p. 46) ; quelquefois "son œil jette des flammes" (VAM, p. 59). Quand il applaudit,  ses mains sont comme de "formidables battoirs" (VAM, p. 165). Poujaud sait amplifier ce bruit : "Si vous aviez ouï les applaudissement de Poujaud ! Il s'était muni d'un chapeau-claque pour être plus à la hauteur ! Le tonnerre qu'il a fait a sonné si fort qu'on a dû l'entendre de Magny du reste." (VAM, p. 289) Dans ce cas, l'orchestre avait joué Paysage, poème symphonique de Raymond Bonheur qui habitait Magny-les-Hameaux. (Paul Poujaud a souvent un couvre-chef, comme dans le dessin humoristique de Charles Constantin (1903) où il porte un gibus.)

La musique l'emporte, "Poujaud songe" (GLA, p. 199) mais souvent la réaction est plus forte : pendant l'ouverture des Maîtres Chanteurs, "Poujaud pleurait d'enthousiasme dans le cou d'Hallays" (MC, p. 240). Il "éclate en sanglots" écoutant le Polyeucte de Dukas (EDA, p. 76).
Écoutant la Suite basque de Charles Bordes, "... les thèmes populaires se mêlent aux idées personnelles de l'auteur avec une habileté qui faisait couler des larmes heureuses sur les joues bistrées de Poujaud." (SP, p. 17) l'approbation du mélomane est décrite et en même temps l'intensité du lien entre les deux hommes. Dans son livre Solesmes et les musiciens (vol. 1), Patrick Hala parle de leur "amitié homosexuelle" (p. 332) sans y croire tout à fait. Que penser des lettres de Charles Bordes à Paul Poujaud qu'il cite, et qui se terminent par l'expression de la tendresse ? 

Les notations de Willy nous paraissent justes, convergentes, sauf une. Dans La Mouche des Croches il écrit : "…l'antisémite Poujaud, tenu en laisse par Saint Auban…" (MC, p. 32). Outre que ce ne soit pas dans son caractère  d'être " tenu en laisse", ce n'est pas lui l'antisémite mais bien Saint Auban. Que Poujaud soit en contact avec lui n'est pas étonnant. Ils se connaissent bien ; tous deux sont avocats au Barreau de Paris, presque du même âge (Saint Auban est docteur en droit en 1882, Poujaud en 1885), mélomanes, fervents de Wagner. Leur proximité s'arrête là. Saint Auban, écrit des articles, certains  musicaux, wagnériens, mais aussi des éditoriaux et des articles judiciaires pour La libre Parole, le journal de Drumont dont il partage l'idéologie.
Willy, tout en étant d'accord avec les idées de Saint Auban, qu'il admire par ailleurs, montre son ridicule en notant qu'il est "critique antisémite qui se hérisse à l'idée d'entendre jouer Mlle Pauthès, pianiste d'Israël. " (MC, p. 148). 

"O joie ! Voici venir Poujaud le Noir, dont l'œil jette des flammes…" (VAM, p. 59). 

"Monsieur Paul" a quelquefois un comportement enfantin, joyeux, prêt à plaisanter et à faire du bruit comme lorsqu'il quitte la salle de concert en tapant sur les pianos de la réserve ; ainsi se termine le Bain de sons de Willy. "Ce Ravachol d'un nouveau genre", "ouvre tous les Pleyels du magasin et les essaye à coups de poings", (BS, pp. 299 et 309). 

Willy, dans les Lettres de l'Ouvreuse, donne une existence à Paul Poujaud. Ce n'est plus une personne sans personnalité. Il prend du volume.
Willy le voit. Il nous le donne à voir.


Gardons les yeux ouverts. 

 

 

 

[ Notes.

. Lettres de l'Ouvreuse au cirque d'été :
- Voyage autour de la musique         1890        VAM       G
- Bains de Sons                                  1893        BS
- La Mouche des Croches                 1894        MC
- Rythmes et Rires                             1894         RR          G
- Soirées perdues                               1894         SP           G
- Entre deux airs                               1895         EDA 
- Notes sans portées                          1896          NSP
- Accords perdus                               1898          AP 
- La colle aux Quintes                      1899          CQ          G
- Garçon, l'audition                          1901          GLA       G

 

. Bibliographie (suite) :
- Cécile Leblanc  Ars Gallica ? Paul Poujaud, confident du renouveau musical post-wagnérien en France.  in Médiévales 39: Le Paris de Richard Wagner,  Actes du Colloque international des 8, 9, et 10 décembre 2004 à Amiens
- Patrick Hala  Solesmes et les musiciens (vol. 1),  Éditions de Solesmes, 2017
- dans ce blog : billet Vacances au Pays Basque,  2019

 

. Illustrations :
1. Couverture de Bains de Sons. Image empruntée à ebay.
2. Couverture de Notes sans Portées. Image empruntée à ebay.
3. Portrait de Paul Poujaud. Détail d'un dessin humoristique de Charles Constantin (album de caricatures sur la Schola Cantorum). Image dans un article de Jean-Marc Warszawski sur le site de musicologie.org.
4. Paul Poujaud, Mme Arthur Fontaine, Degas. Photo de Dega (1895)  empruntée à Wikipédia ; original au Metropolitan Museum of Art (Open Access).
5. Paul Poujaud et Charles Bordes. Détail de la photo du groupe de la Schola Cantorum dans l'atelier de paléographie musicale, Abbaye de Solesmes, juillet 1897. Archives de l'Abbaye de Solesmes, autorisation de Dom Hala. 
Photographie utilisée sur ce blog pour le billet : La Schola à Solesmes.

 

. Wikipédia
Enfin, une notice dédiée à Paul Poujaud vient de s'ouvrir sur Wikipédia. Elle a commencé le 5 novembre 2023. Nous la saluons. Cette page est illustrée par la photo de 1895  bien connue d'Edgar Degas, dans les collections du Met :

Les portraits de Paul Poujaud sont rares mais un détail de sa visite à Solesmes en 1897 pourrait être préféré, comme celui-ci où il est avec Charles Bordes, "les yeux étincelants" :

En s'étoffant, la notice de Wikipédia deviendra indispensable. 
à bientôt]


BC
 

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4 novembre 2023 6 04 /11 /novembre /2023 16:53

Nous avons évoqué dans ce blog le travail de Paul Poujaud, en octobre 1887, à l'écoute d'un laboureur creusois, près de Glénic. (cf le billet Creuse). Il avait envoyé ses notes à César Franck qui en a fait Le Chant de la Creuse, œuvre pour orgue parue dans L'organiste, pièces posthumes pour harmonium ou orgue à pédale pour l'office ordinaire. En 1889, puis en 1890, Charles Bordes devait être chargé de mission au Pays Basque, pour noter la musique populaire ; un peu avant lui; Poujaud avait commencé ce travail de collectage.

Plus de vingt ans plus tard, en 1903, Joseph Canteloube de Malaret, dans la montagne au dessus de Vic-sur-Cère, en se cachant, notait le chant d'une bergère, donnant de ses nouvelles à une autre, loin de là. Ce chant est appelé Lou Baïlèro (Occitan d'Aurillac) ; Canteloube l'a harmonisé et il figure au début des Chants d'Auvergne. C'est devenu une des œuvres les plus célèbres du compositeur. Il est publié dans le premier numéro des Chansons de France (Janvier 1907, p.11), revue publiée par la Schola Cantorum sous la direction de Charles Bordes. Voici le


manuscrit du Baïlèro. Une note, dans l'édition des Chansons de France, nous dit : "Cette sorte de chant de berger ne comporte pas de paroles, quoique les pâtres en mettent généralement." Il est vrai que la répétition : "lèro, lèro, lèro, lèro, baïlèro, lo" laisse toute liberté. Pour le Chant de la Creuse, Paul Poujaud nous dit : le laboureur "tenait la chanson de son grand-père, qui la chantait toujours en labourant. Elle n'avait pas de paroles." Même mystère, même liberté.
On dirait aujourd'hui que le travail de Charles Bordes au Pays  Basque était de l'ethnomusicologie. Ce qu'a fait Joseph Canteloube, au-delà de l'Auvergne, était de collecter des chansons dans tout le territoire. Et de composer. 
Joseph Canteloube avait suivi le conseil de son ami, Déodat de Séverac : "Chantez votre pays, votre terre !"
Comme lui, quelques années après Lou Baïlèro, Canteloube était élève de la Schola Cantorum. On peut voir ses notes sur le cours de composition de Vincent d'Indy en 1908-10 aux Archives Départementales du Cantal à Aurillac.
Plus tard, il composait l'opéra Le Mas (terminé en 1925). En 1922, l'Orchestre Lamoureux donnait les préludes des premier et deuxième actes. Paul Poujaud répondait à son invitation (lettre du 11 mai 1922 aux ADC) et lui disait qu'il irait, et qu'il informait un ami :


Poujaud savait que Canteloube avait procédé comme lui quelques années auparavant. Lou Baïlèro et Le Chant de la Creuse ont cette parenté.

 

[Notes :
. La photo montre Vic-sur-Cère et la montagne au-dessus, depuis le Rocher des Pendus ; elle provient de Wikipédia.
. On lira l'article d'Amédée Gastoué, César Franck et Paul Poujaud à propos d'un thème de folklore, le Chant de la Creuse paru dans la Revue de Musicologie, Tome 18, n°62, 1937, (pp. 33-38). Cet article est accompagné de deux lettres de Paul Poujaud, écrites en 1930.
. Les circonstances de l'écriture de Lou Baïlèro sont rapportées par Jean-Bernard Cahours d'Aspry (Joseph Canteloube, 2000, Séguier).
. Les Chants d'Auvergne de Canteloube ont été souvent réédités. On trouvera actuellement la sélection proposée par François Le Roux, chez Alphonse Leduc, en 2016.
. Les manuscrits proviennent des Archives Départementales du Cantal (photos BC). Celui de Lou Baïlèro est aussi sur le site Internet des Archives Départementales du Cantal. 
Je voudrais les remercier ici, pour leur accueil et leur aide. ]

 


BC
 

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26 juin 2022 7 26 /06 /juin /2022 18:27

Pour sa mélodie S'il est un charmant gazon, César Franck choisit en 1857, la Nouvelle Chanson sur un vieil air des Chants du Crépuscule (1835) de Victor Hugo, poème paru, donc, 22 ans plus tôt. Un vieil air peut-être, mais un nouvel amour, celui de Juliette Drouet. Victor Hugo a écrit ce poème, un an après le 1er anniversaire de sa nuit d'amour avec Juliette, du 18 au 19 février 1833. Cette date deviendra, nous dit Nicole Savy, "le 16-17 février, nuit de noces de Cosette et Marius dans Les Misérables". Amour idéal et lumineux qui vient directement de ces anges.

S'il est un charmant gazon
    Que le ciel arrose,
Où brille en toute saison
    Quelque fleur éclose,
Où l'on cueille à pleine main
Lys, chèvrefeuille et jasmin,
J'en veux faire le chemin
    Où ton pied se pose !

S'il est un sein bien aimant
    Dont l'honneur dispose,
Dont le ferme dévouement
    N'ait rien de morose,
Si toujours ce noble sein
Bat pour un digne dessein,
J'en veux faire le coussin
    Où ton front se pose !

S'il est un rêve d'amour
    Parfumé de rose,
Où l'on trouve chaque jour
    Quelque douce chose,
Un rêve que Dieu bénit,
Où l'âme à l'âme s'unit,
Oh ! j'en veux faire le nid
    Où ton cœur se pose ! 

Le poème a inspiré plusieurs compositeurs (Liszt, Fauré, Massenet, Saint Saëns, Widor et bien sûr César Franck).

Il a écrit deux versions de la mélodie, en mi bémol et en la bémol. Elles sont proches dans l'expression d'une poésie sentimentale et paisible. On est sensible à la partie de piano ; elle coule et lie une strophe à la suivante et conclue la mélodie. Dans l'enregistrement Bru Zane, l'auditeur est porté par cette interprétation.

Le poème repose sur une supposition : si. Le texte s'adresse à l'aimée. les trois strophes disent par allusion, son corps (ton pied, 8), son esprit (ton front, 16) et son âme (ton cœur, 24). C'est comme une démonstration ordonnée. C'est un idéal. Il semble atteint. Est-ce possible ? Le poème ne répond pas à cette question.

Nous trouvons une offrande à l'aimée, accompagnant le sentiment de l'auteur : j'en veux (7), j'y veux (15), j'en veux (23). Ce sentiment, très fort sans doute (choix du verbe vouloir) reste dans le domaine du souhait, ce qui nous renvoie à l'idéal que le poème exprime.

Dans la première strophe, Nous avons l'image d'un univers enluminé : des fleurs parsemées dans leur état le plus beau (brille, 3 ; éclose, 4). Ce sont des fleurs sublimes (6) : on est comme dans la tapisserie de la Dame à la Licorne. Les fleurs sont nommées et leur symbolisme est sous-entendu : le lys, la pureté, le chèvrefeuille, la fidélité, le jasmin, la pureté encore, la modestie et la force en amour. Le poème offre l'image d'un chemin (7), le chemin : pas de départ, pas d'arrivée.

La deuxième strophe reprend, dans sa conclusion (où ton front se pose, 16) la répétition de l'offrande, la même structure exclamative avec la rime féminine et le verbe poser. Les rimes (dans la première strophe mains, 5 ; jasmin, 6 ; chemin, 7) continuent d'être très simples : sein, 13 ; dessein, 14 ; coussin, 15. Le noble sein, 13, est ici celui de l'amant. Pas d'érotisme à la Verlaine où 35 ans plus tard on lit : "Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête…" Ici nous avons la poitrine protectrice de l'homme, non de la femme. Les mots choisis disent le sens du devoir : bien aimant, 9 ; honneur, 10 ; dévouement, 11. Et encore, comme pour insister : rien de morose, 12 ; noble, 13 ; digne dessein, 14. Pas d'érotisme, du sérieux.
 

La troisième strophe nous dit que c'est un idéal inaccessible, proche de la Divinité ; voyez le vers 21 :
Un rêve que Dieu bénit.
En même temps cette union est exprimée avec la banalité, le vague, du quotidien : douce chose, 20 : bénit, 21 ; le nid, 23. Cette dernière image exprime le refuge essentiel.

Victor Hugo veut écrire un poème d'amour vrai (22) :
l'âme à l'âme s'unit

 

 

[Le poéme de Hugo provient de  : Victor Hugo, Œuvres complètes, poésie 1, Paris, Robert Laffont, 1985.  Les chants du crépuscule (p. 752) et notes par Nicole Savy (p. 1087).
Les remarques de Jean-Philippe Navarre sur le livret du CD Bru Zane ont inspiré ce billet. Jean-Philippe Navarre est par ailleurs l'auteur d'une édition critique des mélodies de César Franck, (Les Presses du Collège Musical, 2020). 
L'illustration provient de Gallica. C'est un détail de la couverture de l'édition Énoch & Cie, 1922.
On trouvera cette mélodie sur le CD Harmonia Mundi (HMC 1138) avec Felicity Lott et Graham Johnson (1985).  Il existe  d'autres enregistrements des mélodies de César Franck.  Ainsi le CD Maguelone en 2015 avec Catherine Dune (soprano), Patrick Delcour (baryton) et Jean Shils (piano) ; en 2022, pour le bicentenaire du compositeur, un CD reprend l'intégrale des mélodies et des duos chez Bru Zane avec Véronique Gens (soprano), Tassis Christoyannis (baryton) et Jeff Cohen (piano).
On peut écouter l'interprétation de Bruno Laplante en 1978, avec Janine Lachance (piano), c'est sur YouTube à l'adresse suivante :
https://www.youtube.com/watch?v=KUI6n1veFSU (en la bémol)
et https://www.youtube.com/watch?v=4tya_ivVJZ0 (en mi bémol, enregistrement septembre 1977).]


 
BC

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12 juin 2022 7 12 /06 /juin /2022 19:13

[Le 1er octobre 2018, j'ai repris dans un texte ce que je savais de Paul Poujaud. Ce texte a d'abord été écrit pour moi, afin de m'aider à y voir plus clair chez ce mystérieux personnage, si important pour la musique en France au tournant du 19e siècle. Il a été montré à quelques personnes. J'ai pensé qu'il pouvait être utile dans ce blog, avec les textes fondamentaux qui sont :
- la notice du Carriat (1970)
- l'Évocation par André Jorrand (vers 1990).
Le portrait de Paul Poujaud provient d'une photo montrant diverses personnes de la Schola Cantorum, autour de Dom Mocquereau, dans la bibliothèque de l'Abbaye de Solesmes, en juillet 1897. Je remercie Patrick Hala de m'avoir autorisé à m'en servir.]

 

Pendant une cinquantaine d'années, en gros de 1880 à 1930, Paul Poujaud est une personnalité incontournable de la culture française. 
Il fait partie des milieux musicaux qui comptent (César Franck, les wagnériens français, Charles Bordes, La Société Nationale de Musique, la Schola Cantorum, Ernest Chausson, Henri Duparc, Claude Debussy, Paul Dukas), mais aussi de la peinture (Paul Degas, Maurice Denis) et de la littérature (Paul Valéry).

Il y a autour de lui un mystère complet. Par exemple il jouait peut-être du violoncelle (c'est ce que dit le dictionnaire de Carriat), mais personne ne l'a jamais vu jouer : il s'enfermait chez lui ; de même pour le piano. 
Il n'a rien publié, à part sa thèse de droit (1885), quand il est devenu avocat, c'est la seule chose qui figure dans le catalogue de la BNF. 
Il a écrit beaucoup de lettres. On peut en lire quelques-unes dans la correspondance publiée de Degas, de Valéry, mais où sont ses lettres à Charles Bordes ? Avec son ami Dukas, il y a une correspondance inédite (près de 150 lettres) à l'Université de Yale aux États-Unis.
L'Évocation d'André Jorrand parle de sa brillante conversation. Avocat, il savait parler, et il était l'ornement des salons et des dîners parisiens (il habitait dans les beaux quartiers, au 13 rue de Solférino, au coin du boulevard St Germain).

Sur le plan musical, l'action de Paul Poujaud est multiple.
Mélomane, il fréquentait les milieux musicaux. Compte-tenu de sa profession, il était le conseiller juridique informel de plusieurs compositeurs : Charles Bordes, Vincent d'Indy (Poujaud vérifiait ses contrats), Paul Dukas,  et d'importantes institutions musicales comme la SNM (Société Nationale de Musique) et surtout la Schola Cantorum. 
Mais c'est principalement comme leur conseiller sur les compositions elles-mêmes que son rôle était important. Il était capable de dire ce qui était bien et ce qui n'allait pas. Son jugement était respecté. 
L'opinion de Charles Bordes sur ce sujet (lettre de fin août, début septembre 1885), indépendamment de leurs relations personnelles, dit bien la situation : "…tu me manques, toi et tes bons conseils, sévères parfois, mais toujours justes."
César Franck, en 1890, deux ans avant sa mort, en lui demandant un air creusois pour l'utiliser dans une composition (voir l'article de Gastoué) marque bien l'importance de Paul Poujaud. Il connaissait bien ceux qu'on a appelé "la bande à Franck". Il a accompagné à Bayreuth les wagnériens français (Vincent d'Indy, etc.) ; on notera le passage sur Cosima Wagner dans l'Évocation d'André Jorrand. Il est allé à Solesmes travailler sur le chant grégorien avec les élèves de la Schola Cantorum (voyage de juin 1897 ; voir la photo). Les dédicaces de nombreuses œuvres lui sont offertes. Il en faudrait dresser la liste qui montrerait sa place centrale. 

Il était très lié avec le peintre Degas qui appréciait son "admiration silencieuse". Une photographie, "mise en scène" par ce dernier, est actuellement au Metropolitan Museum de New York. Il fréquentait aussi Maurice Denis et les nabis. Il figure dans une peinture de Maurice Denis au Théâtre des Champs Élysées à Paris (La Sonate). Dans son appartement de la rue de Solférino, il y avait des tableaux encore non-déterminés sauf l'un d'eux, Soir d'Octobre de Maurice Denis, qui a été vendu en 1929 et est maintenant au Musée d'Orsay.

Faisait-il partie du cercle Marcel Proust ? C'est une possiblité mais cela doit être précisé. Il était ami avec Valéry. Celui-ci lui a dédié le poème Aurore qui ouvre Charmes (1922). Paul Poujaud était grand lecteur de poésie ; il a su communier sur Verlaine avec Charles Bordes qui a écrit plusieurs de ses mélodies sur des textes de ce poète. En 1930, Valéry lui écrivait : "Que faites-vous, cher singulier ?" Plus loin dans sa lettre, Valéry espère que Poujaud, son "cher Creusois", utilise sa retraite à Guéret pour écrire. C'est le problème. Où sont ces textes ? Il y a quelques années, les Archives départementales de la Creuse, interrogées, n'avaient pas encore classé le fonds Jorrand. Il doit y avoir là des choses intéressantes.

On aborde ici la question de la biographie et de la vie personnelle de Poujaud. Son père, Émile Poujaud, mort en 1887, était un notable de la Creuse. Il avait été sous-préfet à Boussac. En 1826, il avait acheté un domaine à Valette, hameau de Saint Fiel, qui comportait trois fermes. Pour d'obscures raisons financières (pour moi ; Paul Poujaud avait une sœur, Sophie, mentionnée dans l'Évocation ; peut-être Valette formait sa dot) ce domaine est devenu ensuite propriété des Jorrand, mais Paul Poujaud y venait régulièrement, et c'est là qu'il est mort, en 1936. Plusieurs de ses lettres à Paul Dukas y ont été écrites. Paul Poujaud, après 1929,  vivait chez les Jorrand, 38 rue du Prat à Guéret, comme le dit l'Évocation. Il avait un frère plus âgé, Léonard, lui aussi avocat à Paris (mais sa thèse ne figure pas dans le catalogue de la BNF). Je ne sais rien sur lui. Visiblement, la musique n'était pas sa passion. Paul Poujaud était riche. Était-ce une fortune personnelle ? Était-ce ce que lui rapportait son métier (on n'oublie pas les divorces bourgeois) ? 
De 1884 à 1909, Paul Poujaud était l'amant de Charles Bordes. Dom Hala parle "d'amitié homosexuelle" mais n'y croit pas (p.  332), pas plus qu'au sentiment de culpabilité de Charles Bordes. Je suis d'un avis différent, mais ce qui important, plus que toutes les étiquettes, c'est la proximité intellectuelle entre les deux hommes. Le livre de Dom Hala cite de nombreuses lettres de Charles Bordes à Paul Poujaud. Curieusement ces lettres proviennent des descendants de Vincent d'Indy. Il n'y a pas une seule lettre de Paul Poujaud (pas une). Ces lettres expriment l'amour ("mille tendresses" dit Charles Bordes) et donnent des détails sur la vie quotidienne : Charles Bordes, souvent en tournée, est gourmand et parle de la nourriture mais aussi du mal qui le fait souffrir, et rend difficile son activité musicale, dès 1884, jusqu'à sa mort en 1909 (à l'âge de 46 ans). Ces lettres parlent surtout de la musique, du travail musical ; pas seulement l'aspect administratif, ennuyeux, de l'organisation de concerts, mais le choix des thèmes, l'écriture musicale, essentielle pour le compositeur. Dans ses deux lettres à Amédée Gastoué, plus tard, en 1930, Paul Poujaud dit l'importance pour lui de ces 25 ans de sa vie. Comment ne pas songer à ce que dit Verlaine dans Dansons la gigue :
Je me souviens, je me souviens 
Des heures et des entretiens, 
Et c'est le meilleur de mes biens
.

C'est de Rimbaud que le poète parle et non de la pauvre Mathilde Mauté. En 1874 il fallait porter un masque, comme en 1890 quand Charles Bordes écrivit une mélodie sur ce poème (dédiée à Paul Poujaud).
On ne sait pas comment Paul Poujaud a vécu la Grande Guerre (il avait soixante ans en 1914) ; s'il était à Paris le 28 mars 1918, il est allé aux obsèques de son ami Debussy dans ce Paris bombardé par la Grosse Bertha. La cérémonie avait lieu à l'église St Gervais (que Paul Poujaud connaissait bien, à cause de Charles Bordes) ; le lendemain, un obus tombait sur l'église, tuant 88 personnes. 
Après la guerre, jusqu'à son départ en 1929, même si ses goûts ne le portaient pas vers "l'avant-garde" musicale, picturale ou littéraire, il a dû continuer à être un "arbitre culturel" (l'Évocation parle de Stravinsky, "à qui il exprima courtoisement ses réserves…"). Lui qui aimait tant la poésie, a-t-il lu celle de Guillaume Apollinaire ?
Il a pris une sorte de retraite en Creuse (en 1929, il avait 73 ans), mais il a dû continuer à écrire, et pas seulement des lettres. 
Mort en 1936, il est enterré au cimetière de Guéret, dans la "chapelle Jorrand", à 20 m de l'entrée. Y est aussi enterrée, Annette Philippon, la vieille servante de la famille Poujaud. Elle est morte en 1915, après 57 ans de service nous dit l'épitaphe. Elle a dû élever les enfants Poujaud, Paul en particulier, dont ces lignes ont essayé de rappeler le souvenir.


BC

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12 juin 2022 7 12 /06 /juin /2022 11:52

[Voici la notice sur Paul Poujaud dans le Carriat. Elle apparaît p. 421 du Dictionnaire bio-bibliographique des auteurs du pays creusois et des écrits le concernant des origines à nos jours (6e fascicule) par Amédée Carriat, publié par les soins de la Société des sciences naturelles et archéologiques de la Creuse à Guéret, par l'Imprimerie Lecante et les Presses du Massif Central, en 1970. 
Le portrait, provient du programme pour 2014 des Journées Charles Bordes ; il est dans l'article de Damien Top, Charles Bordes et l'opéra basque (postérieur à 1920 probablement, origine inconnue). La notice du Carriat, ici facilement accessible, est la base d'une recherche sur Paul Poujaud.]

 Guéret, 27 juillet 1856 – Valette c. St Fiel, 4 octobre 1936.

Fils d'Émile P., avocat (qui, conseiller de préfecture à Guéret, puis sous-préfet de Boussac, s'employa à sauvegarder les fameuses tapisseries de la Dame à la Licorne) et, par sa mère, petit-fils du Dr Cressant, il fait ses études au collège Ste Barbe, aux côtés d'André Hallays, qui restera son ami, et où il connaît P. Bourget, de quatre ans son aîné, puis au lycée Louis-le-Grand et à la Faculté de droit, où il obtient la licence (1878), puis le doctorat avec une thèse sur le Droit de grâce dans la législation criminelle de Rome (1885). Avocat à la cour de Paris, il va s'acquérir bientôt un grand renom, mais ce n'est pas pour les causes qu'il a plaidées : féru d'art et de littérature, surtout de musique et de peinture, il se lie avec nombre d'artistes de son temps, est présent à toutes les manifestations importantes, expositions ou concerts. La sûreté de son goût et l'étendue de sa culture vont faire de lui un conseiller écouté et son influence, discrètement exercée (il eut excellé dans la critique, mais s'est toujours refusé à écrire) a été considérable entre 1890 et 1914. Passionné de musique (il est lui-même très bon violoncelliste), il a été un des premiers Français à applaudir le génie de Wagner, chez Pasdeloup d'abord, à Bayreuth ensuite ; il est aussi parmi les premiers admirateurs de César Franck, de Paul Dukas, de Pelléas et Mélisande. C'est lui qui fournit à Franck le Chant de la Creuse qui figure dans le recueil L'organiste (1889-90), avant d'être repris dans la Suite en ré (posthume, orchestration de Henry Busser) : dans une lettre à A. Gastoué, il raconte comment il parvint à se procurer ce thème : "En 1887au mois d'octobrej'entendis, sur une petite route qui monte entre Glénic et Pierre-Blanche, un chant de labour, que tous les laboureurs chantaient dans mon enfance, et que je croyais perdu…" ; et il en nota la mélodie.  Lié d'une très étroite amitié avec Dukas, il restera "son frère spirituel le plus proche" (G. Samazeuilh) ; il n'en goûte pas moins le œuvres de ses autres amis Lalo, Bordes, Fauré, V. d'Indy, Chausson, Magnard, qui ont soin de les soumettre à son jugement dès qu'elles sont achevées, voire en cours de composition. Dans le même temps, il fréquente divers peintres, dont surtout Degas, Carrière, Besnard, H. Rouart et le frère de celui-ci, Alexis, collectionneur qui a épousé une Creusoise. C'est à Degas surtout qu'il a voué admiration et amitié, souvent reçu chez lui à dîner et le recevant ; et Degas tient en la plus haute estime celui qu'il appelle son "excellent prud'homme" ou encore son "ministre des Beaux Arts" à qui il se confie et demande conseil tant sur ses affaires privées qu'en matière de peinture. Les Lettres de Degas qu'a publiées M. Guérin témoignent de cette intimité confiante de leurs rapports et de l'admiration de P., qui ira vers une croissante ferveur : "Il me tient depuis cinquante ans, écrit P. à Guérin en 1931… Mon culte pour son art et son esprit grandit tous les jours. Je vis de lui et avec lui…". On ne peut que déplorer que ce grand ami des arts et des lettres (parmi ses amis écrivains, le plus illustre assurément a été P. Valéry, qui lui a dédié le poème Aurore, placé en tête d'abord des Odes, (1920), puis de Charmes, 1922) ait dédaigné de relater ses souvenirs : on aurait là un témoignage du plus grand intérêt sur l'une des périodes les plus fécondes de la musique et de la peinture françaises. 

** "Tous les artistes, musiciens ou peintres, attachaient un vrai prix au jugement de cet homme qui n'a jamais produit, qui s'est toujours obstinément refusé à faire de la critique où il eût excellé, ne voulant être que l'Amateur, au sens le plus parfait, le plus désintéressé... Une des plus brillantes intelligences que notre temps ait connues." (Maurice Demaison)
"C'était le type du "dilettante". Causeur exquis, il racontait à merveille les souvenirs de toute une vie consacrée à l'art." (Marcel Guérin)
"Nul n'a su mieuxparler de ceux qu'il a aimés de tout son cœur vibrant, servis de toute sa compréhension clairvoyante, défendus de toute son ardeur combative, impitoyable au faux art, aux industriels de la pensée, aux arrivistes et aux profiteurs." (Gustave Samazeuilh)

ŒUVRES 
- Faculté de droit de Paris. Thèse pour la licence. P., Derenne, 1878, in-8, 82 p. (Des divers ordres de succession).
- Faculté de droit de Paris. Des diverses formes du droit de grâce dans la législation criminelle de Rome. De l'amnistie en droit français. P., Larose et Forcel, 1885, in-8, 188 p.
- Correspondance : V. Lettres de Degas, infra, 249-56.
 
REF.
- Qui êtes-vous ? I909, 396 ;
- Lettres de Degas rec. et annot. p. Marcel Guérin ; préface de D. Halévy. P., Grasset, 1931, in-16, 253 p. ; nouvelle édition, Id., 1945, in-16, 289 p., pass. ; 
- G. Samazeuilh, in Le Temps, 23 octobre 1936 ; Musiciens de mon temps; P., Ren. du Livre, 1947, P., 169 et pass.  ; 
- M. Demaison, in  Journal des Débats, 26 octobre 1936 ;
- R.Brussel, P.P. amateur d'art, in La Page musicale, 6 novembre 1936 ;
- L. Lacrocq, in M.S.S.C., XXVI, 678-9 ;
- R. Martin et P. Bertrand, Id., XXVII, 143-7 ;
- A. Gastoué in Revue de Musicologie, mai-août 1937 ;
- Échos de l'École César Franck, décembre 1937-janvier 1938, 20-1 ;
- H.-J. Lionnet, in Creusois de Paris, mars et avril 1956.

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8 juin 2022 3 08 /06 /juin /2022 16:50

Nous dirons d'abord quelques mots du poème de Sully-Prudhomme
C'est dans son premier recueil, Stances et Poèmes (1865), que paraît ce texte. En voici les cinq strophes :

Le vase où meurt cette verveine
D'un coup d'éventail fut fêlé ;
Le coup dut l'effleurer à peine :
Aucun bruit ne l'a révélé.

Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D'une marche invisible et sûre,
En a fait lentement le tour.

Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s'est épuisé ;
Personne encore ne s'en doute,
N'y touchez pas, il est brisé.

Souvent aussi la main qu'on aime,
Effleurant le cœur, le meurtrit ;
Puis le cœur se fend de lui-même,
La fleur de son amour périt ;

Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde ;
Il est brisé, n'y touchez pas.

Nous sommes loin du carpe diem. Le présent ne compte pas. C'est la fin qui est sûre, et la fin, c'est la mort. Pour user d'une autre métaphore : nous voyons un jardin dans la ville, mais c'est un cimetière. 
La mort, ici, est à peine visible mais présente dès le début : la fleur s'étiole, elle meurt (vers 1). Le décor évoque un salon bourgeois, un vase en cristal (6) en évidence, la société mondaine, ces dames avec un éventail (2), et dans le vase beauté et délicatesse : loin des fleurs voyantes et somptueuses comme les roses de Madeleine Lemaire
Ici la verveine (1), plante de Vénus, (et nous voyons l'amour, discrètement suggéré, dès le début), plante odorante avec discrétion et aussi belle par ses fleurs.
Pas de violence. Certes, un coup d'éventail (2), mais ce n'est qu'un geste, maladroit peut-être : effleurer à peine (3), aucun bruit (4).
Dans la deuxième strophe, le mal est décrit, avec son caractère irrémédiable : meurtrissure (5), mordant (6) c'est comme une bête féroce, ou humblement comme la maladie qui gagne de façon irrévocable.
Les strophes 2 et 3 décrivent l'invisibilité (7) de la blessure en insistant sur sa réalité (7-8) et sur des conséquences invisibles aussi : l'eau s'en va (9), les fleurs perdent leur sève ; Sully-Prudhomme dit suc (10) pour en marquer l'importance vitale et souligne avec épuisé (10).  
Les deux dernières strophes montrent le parallélisme entre le vase et l'homme. La mort évoquée par Sully-Prudhomme est celle de l'amour avant la mort du corps (vers 16). Comme celle du vase on  ne la voit pas et le poème s'arrête avant ce final dramatique. Ce dont Sully-Prudhomme parle, c'est de la fin des sentiments. Au début du poème on voyait bien sa différence avec un poème du carpe diem, c'était évident (dès le premier vers), mais on savait qu'avec le secret intime, il s'agissait du sentiment (vers 4).
Cette fin de l'amour, peut aussi se comprendre dans le contexte du salon bourgeois et au-delà : la société est préservée. Voyez le vers 17 : Toujours intact aux yeux du monde. La discrétion, voulue par le savoir-vivre, est assurée : pleurer tout bas (19).
Nous trouvons la même mise en garde à la fin de la première partie (vers 12) et à la fin du poème (vers 20) avec une inversion des termes donnant un ton implacable à cette fin.

Le poème était très célèbre. Sully-Prudhomme a obtenu le premier Prix Nobel de littérature (en 1901). L'œuvre de ce Parnassien ne dérangeait pas (à la différence d'un Rimbaud ou même d'un Verlaine) mais c'est surtout par Le vase brisé qu'il était connu. C'est ce que le Nobel a salué.

Les compositeurs l'ont plusieurs fois utilisé pour une mélodie. Le Centre International de la Mélodie Française en compte 21 dans son répertoire. 
Le compositeur choisit le mineur : la mélodie est en ut mineur pour ténor ou soprano, si bémol mineur pour baryton ou mezzo-soprano, choix judicieux qui convient à la mélancolie du thème. Elle a été écrite en 1879, presque 15 ans après avoir été publiée (1865). Elle est lente, les mots sont détachés (comme meurt, v.1) ; pas de dramatisme, le ton reste narratif. 
Dans la deuxième strophe et aussi la troisième, le piano évoque la vie sociale, le salon. Un crescendo dans la troisième strophe nous mène à l'avertissement (N'y touchez pas v.12). La mélodie souligne avec un forte les mots importants du poème dans la deuxième et la troisième strophe : marche (v. 7) et fraîche (v. 9). 

César Franck répète le dernier vers de la troisième strophe et conclut cette première partie du poème qui établit la métaphore en ajoutant N'y touchez pas.

Pour la deuxième partie de la mélodie, on a le calme de la méditation. Le piano reprend doucement l'agitation de la deuxième strophe, mais ce sont les tourments intérieurs que l'on perçoit, ce n'est plus la société. Le compositeur introduit des modifications d'altération, par exemple 3 bémols pour le meurtrit (v.14).
Pour le dernier vers du poème, on entend tous les mots sur la même note ; la musique exprime la fatalité du dénouement. Ce qui se passe est irrémédiable.

Mélodie d'autant plus efficace que César Franck l'écrit avec simplicité, conscient de bien servir ce poème.

 
 

[Il existe plusieurs enregistrements des mélodies de César Franck. Ainsi le CD Maguelone en 2015 avec Catherine Dune (soprano), Patrick Delcour (baryton) et Jean Shils (piano) ; en 2022, pour le bicentenaire du compositeur, un CD reprend l'intégrale des mélodies et des duos chez Bru Zane avec Véronique Gens (soprano), Tassis Christoyannis (baryton) et Jeff Cohen (piano). On appréciera la sensibilité pianistique de Jeff Cohen ; sa conclusion de la mélodie Le vase brisé contient et retient la douleur. Si la couverture de ce CD veut illustrer le poème de Sully-Prudhomme, c'est un contresens. L'auteur du dessin aurait dû lire le texte. Il faut ajouter que c'est un contresens fréquent. Ce Vase est souvent représenté en faïence ou en porcelaine, alors qu'il est en cristal, avec des fêlures grossièrement raboutées, quand le poème nous dit qu'elles sont invisibles. 
On peut écouter l'interprétation de Bruno Laplante en 1978, avec Janine Lachance (piano). C'est sur YouTube à l'adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=-1ICXWGPg1g  .
Illustrations :
- vase en cristal Moser
- Couverture de la mélodie dans l'édition Enoch, 1900
- verveine en fleurs.]


BC

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4 mai 2022 3 04 /05 /mai /2022 16:18

D'autres villages tourangeaux ont leur gloire musicale, comme Noizay avec Francis Poulenc. 
Vouvray, c'est Charles Bordes. Il est né dans la commune en 1863, il y est enterré dans "le cimetière dans les vignes". 
Il est injustement méconnu.
Sa tombe, recherchée par les admirateurs, vient d'être l'objet d'une restauration entreprise par la commune. 

Beaucoup ont vu le monument sur le mur de l'église, et veulent en savoir plus. 

C'est ce que nous proposait Hubert Nivet, Président de l'association Charles Bordes, vendredi 29 avril 2022, dans une belle conférence proposée par la Mairie, à l'Espace Simone Veil.

Hubert Nivet a montré les attaches vouvrillonnes de Charles Bordes, avec sa mère très musicienne et compositrice de romances et son essor, rapide et trop bref. En effet, il était d'une santé fragile et il est mort à 46 ans seulement, en 1909, après plusieurs AVC. Très doué, Charles Bordes a reçu une formation musicale  complète avec Marmontel et César Franck. Il a participé à la vie artistique avec ses amis musiciens ; Hubert Nivet a montré par un graphique combien il était central.

Charles Bordes a abordé plusieurs aspects de la musique : chant grégorien, la Renaissance avec Palestrina, la musique populaire, l'opéra, et aussi la musique baroque. Ainsi c'est lui qui a appris aux Français que leur 18e siècle était illustré par Rameau. Il a été maître de chapelle de Nogent-sur-Marne puis de Saint Gervais. 

Il a créé (indépendamment de l'église qui trouvait sa musique trop exigeante) le chœur des Chanteurs de Saint Gervais et parcouru tout le pays pour y répandre "la bonne parole" musicale. Très pédagogue, il fonde en 1894 la Schola Cantorum avec Vincent d'Indy et Alexandre Guilmant.

 En ce qui concerne la musique populaire il a été chargé par le Ministère de l'Instruction Publique de deux missions de collectage au Pays Basque. Il est resté attaché à cette région qui l'a inspiré toute sa vie. Il a aussi édité, avec Yvette Guibert notamment, une revue consacrée au chant populaire français. 

La conférence d'Hubert Nivet était illustrée par de nombreuses photos et aussi plusieurs plages musicales. Les auditeurs ont pu ainsi avoir un aperçu très agréable de ce qui habitait l'imagination d'un musicien français à la fin du 19e siècle, du chant grégorien à la Missa Brevis de Palestrina, des mélancoliques chansons basques en euskara aux chants populaires. L'ami de Charles Bordes, Paul Poujaud, a partagé avec lui sa culture musicale et littéraire. Les médecins l'avaient envoyé dans le midi, pour avoir chaud. Il vivait à Montpellier mais ne pouvait réduire son activité musicale.

Les photos le montrent dirigeant les choristes, malgré un bras gauche paralysé. 

Charles Bordes a écrit de nombreuses mélodies, notamment sur des poèmes de Paul Verlaine, partageant son univers et essayant de mieux atteindre les auditeurs.  Un autre exemple de cette préoccupation : pendant l'Exposition Universelle de 1900, il a fait venir des centaines de visiteurs dans l'église en carton-pâte de St Julien, pour leur faire entendre les Chanteurs de Saint Gervais… Ses activités multiples de "prosélytisme musical" ont réduit son œuvre de créateur. Outre les mélodies, on lui doit de la musique instrumentale variée comme la Suite Basque et un opéra sur un thème basque (Les trois vagues) malheureusement resté inachevé.

Dans sa conférence, dite avec simplicité et humour, Hubert Nivet s'est

montré proche des auditeurs. Il rendait ses propos, riches en érudition, agréables à suivre, dans un bain musical. Il y avait une trentaine de personnes, parmi eux des musiciens, d'anciens élèves de la Schola, des Vouvrillons, qui voulaient en savoir un peu plus sur celui qui honora leur commune.

 

 

[L'affiche de la conférence, placée au début de ce billet, utilise un portrait de Charles Bordes jeune, probablement lorsqu'il est devenu Maître de chapelle à Nogent-sur-Marne, en 1887 (il avait 24 ans).  
La conférence, ayant un caractère "généraliste", bien des illustrations et des liens pouvaient convenir.
J'ai privilégié les illustrations inédites dans le blog. Ainsi,  la Schola dans la rue Saint Jacques au début du 20e siècle, le mas Saint Genès à Montpellier ou bien (avant-dernière photo, provenant de Musica n°24, septembre 1904) les choristes dans la Galerie Henri II au Château de Fontainebleau, dirigés par Charles Bordes (vu de dos) de la main droite, le bras gauche paralysé pendant le long du corps. Comme il est dit dans le compte-rendu, Hubert Nivet avait montré le document.
On pourra, si l'on veut, écouter Phillip Sears jouant au piano la première des Fantaisies Rythmiques (
https://www.youtube.com/watch?v=hnz81Ni4-v0 ) ou "The Tallis scholars" le Kyrie de la Missa Brevis de Palestrina (https://www.youtube.com/watch?v=Ot6Cv8T3pAs) ou encore par le "Martinu Quartet" de Prague,  le premier mouvement de la Suite basque
(
https://www.youtube.com/watch?v=dnyKTKZecmU ), et, chantée  en euskara par Antton Valverde, la chanson Choriñoak kaiolan d'où provient le thème de la
Suite Basque (
https://www.youtube.com/watch?v=gOhq1kkfZNA ). La mélodie Dansons la gigue, (https://www.youtube.com/watch?v=fwAUTcdJJ_8 ) montre cette proximité affective et intellectuelle qui existait entre Verlaine et Rimbaud comme entre Charles Bordes et Paul Poujaud (à qui la mélodie est dédiée).]


BC
 

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9 février 2022 3 09 /02 /février /2022 19:23

La mélodie de Charles Bordes intitulée Pleine mer est très courte. Écoutez-la (1'27), dans l'interprétation d'Éric Huchet en 2013 (CD Timpani ; sur Internet, en cherchant, on en trouve des fragments). Elle est écrite sur six vers de Victor Hugo. Les voici :

La mer ! partout la mer ! des flots, des flots encor.
L'oiseau fatigue en vain son inégal essor.
Ici les flots, là-bas les ondes ;
Toujours des flots sans fin par des flots repoussés ;
L'œil ne voit que des flots dans l'abîme entassés
Rouler sous les vagues profondes. 

Il s'agit d'une des premières mélodies écrites par Charles Bordes, peut-être la première. On la date de 1883. Alors qu'elle donne une direction à l'œuvre du compositeur, et à ce titre elle est importante, elle passe quelquefois inaperçue. Ainsi René Chalupt, dans son essai pourtant perspicace ("À propos des mélodies de Charles Bordes" in La Revue Musicale, XIII, n°128, juillet-août 1932, pp. 101-107) ne la connaît pas. La thèse de Jean-François Rouchon ("Les mélodies de Charles Bordes (1883-1909) : Histoire et analyse", École doctorale, Lyon et Université Jean Monnet, Saint Etienne, mai 2016) nous met heureusement sur la bonne piste.
On notera qu'on ne sait pas tout actuellement sur les mélodies de Charles Bordes.
On peut penser que ce jeune homme de 20 ans a voulu s'attaquer à un monument, Victor Hugo, et ainsi marquer ses débuts de compositeur. Il y a bien plus que cela.

Les lecteurs de ce blog savent que les textes poétiques ont, en tant que textes, une grande importance pour le compositeur. Dans ce cas, le manuscrit de la mélodie porte, selon Jean-François Rouchon, une mention de la main de Charles Bordes montrant qu'il avait lu Les Travailleurs de la Mer, livre paru en 1866, et regardé les dessins du poète, "marines", images de l'océan.

 

Avant sa mort, englouti par les eaux, voilà ce que perçoit Gilliatt avec le bateau emportant sa bien-aimée : 
Le Cashmere, devenu imperceptible, était maintenant une tache mêlée à la brume. Il fallait pour le distinguer savoir où il était.
Peu à peu, cette tache, qui n'était plus une forme, pâlit.
Puis elle s'amoindrit.
Puis elle se dissipa. 
À l'instant où le navire s'effaça à l'horizon, la tête disparut sous l'eau. Il n'y eut plus rien que la mer.

Il fallait un poème pour écrire la mélodie. Charles Bordes choisit ces six vers, qui semblent annoncer cette ultime vision de l'océan : 
L'œil ne voit que des flots
Ces six vers (4 alexandrins, 2 octosyllabes), proviennent du deuxième texte (sur onze) dans le poème intitulé Le feu du ciel, publié dans Les Orientales en janvier 1829. Ce texte a 14 vers, comme un sonnet, mais ce n'est pas un sonnet : les 6 vers retenus par Charles Bordes suffisent pour former un tout. Le poème a pour exergue deux versets de la Genèse (24-25) sur la destruction (par le feu du ciel) de Sodome et Gomorrhe.
Ce sujet a été évacué par Charles Bordes qui n'aborde pas non plus le thème oriental, le sujet même du recueil. (C'est là que l'on trouvera le crescendo et le decrescendo des fameux Djinns.)  

Une des premières mélodies montrées par Charles Bordes à son camarade Pierre de Bréville était Avril (sur un poème de l'obscur Aimé Mauduit). Une bluette. Pour ne pas choquer, Charles Bordes avait écarté la troisième strophe du poème. Il savait que Chabrier, Directeur du Conservatoire, n'aimait pas. Un peu plus tard, dans une lettre écrite à ses éditeurs depuis La Membrolle, le 29 juin 1889, dans son parler "robuste", Chabrier disait : "...et toujours sur avril mai, fleurs des champs et autres bougreries, le petit Bordes, Chausson, Marty, Bréville, Hue, Debussy, etc. ont composé des musiques recherchées, ingénieuses, mais un peu tourmentées, souvent tristes, éplorées, navrées, tant et si bien que dans les salons, quand on chante ça, on a l'air de porter le diable en terre ou de donner les derniers sacrements à l'auditoire. Quand la belle dame ouvre sa hure : "oui, oui, ma mie, vas toujours - me dis-je intérieurement - tu vas encore me pleurailler un De profondis ad te clamavi, domine !" Eh bien, j'en ai par-dessus les oreilles..." Malicieusement, le petit Bordes lui a dédié Pleine mer : il n'y a rien de sentimental dans cette mélodie.
Les images marines font partie de la vision que Charles Bordes avait de l'univers. Il passait ses vacances au Pays Basque, au-dessus de Saint Jean de Luz à contempler l'océan, comme essaie de le montrer un billet de ce blog. 
Car les vagues profondes de la mélodie annoncent les trois vagues du conte basque sur lequel Charles Bordes écrivait son poème dramatique, resté inachevé comme on sait trop bien. Dans le conte, comme dans l'opéra, la troisième vague, terrrible, la vague de sang, doit emporter le héros, tout détruire. Affirmant sa liberté, il lui plante au cœur son harpon, et tout se calme.
Ainsi la vague peut être maîtrisée. Dans la mélodie chorale à quatre voix, Madrigal à la musique, sur la traduction d'un texte de Shakespeare par Maurice Bouchor, Charles Bordes dit cette maîtrise. Shakespeare écrit : "Even the Billowes of the Sea,/Hung their heads", Bouchor traduit : "et la vague marine,/ Vaincue, à ses pieds déferlait." À travers le mythe d'Orphée, c'est l'univers tout entier qui est apaisé, les animaux (c'est ce qui est attendu) et aussi l'océan. 

Charles Bordes affirme le pouvoir du compositeur. Cette première mélodie n'est pas seulement un exercice que l'élève (Bordes) présente à son maître (Chabrier). Certes, il y a des facilités, comme le souligne J.-F. Rouchon ; parlant de la mélodie Pleine mer il écrit : "une écriture musicale suffisamment rudimentaire, avec ses formules d'accompagnement en arpèges" (p. 158 dans sa thèse). Mais ajoute Rouchon, sans craindre la contradiction, ces arpèges et d'abondants chromatismes soulignent d'une "écriture très dramatique" la puissance de l'océan (p.160).

Le passage du poème de Victor Hugo choisi par Charles Bordes ne dit rien de l'orgueil, de l'affrontement de l'homme avec Dieu, en un mot de l'hubris des habitants de Sodome et Gomorrhe, et dans la sixième partie du même poème, Le feu du ciel, Hugo dit à propos de la Tour de Babel, "le néant des mortels". Ce n'est pas le sujet. C'est l'œuvre du Créateur, l'océan, qui est décrite par le Poète, maître lui aussi de la Création, à travers le langage. C'est aussi la maîtrise du Compositeur, envisagée dès le début, dans cette mélodie Pleine mer par l'auteur du Madrigal à la musique et de l'opéra Les trois vagues.

[La première illustration est un tableau du peintre américan Thomas Moran, La mer en colère (The angry sea) datant de 1911 (collection particulière). Les dessins de Victor Hugo ont été empruntés à la BNF. Ma dette est grande envers la thèse de Jean-François Rouchon, qui a permis à ce billet de décoller. Comme toujours, on peut, si on veut, cliquer sur les mots en gris et soulignés ; ce surf (ce mot n'est-il pas ici particulièrement apte ?) permet d'élargir le billet. On y lit même de l'anglais...]


BC
 

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22 janvier 2022 6 22 /01 /janvier /2022 22:27

Lettre écrite depuis Guéret par Paul Poujaud à Paul Dukas, le 15 août 1915 
Je viens d’avoir une grande douleur, je crois que c’est la plus grande de ma vie et je ne peux la taire à un ami tel que vous, qui êtes à la fois, chose unique, ami de tête et ami de cœur. Ce n’est pas un deuil qu’on porte ouvertement, dont on fasse part, mais il durera autant que la vie. Jeudi j’ai perdu ma vieille bonne, ma plus profonde affection. Elle était entrée chez nous quand j’avais deux ans, en 1858. Pendant cinquante-sept ans, elle a vécu de notre vie même. C’était un être exceptionnel de dévouement, d’intelligence, d’originalité. Je n’ai jamais pu lire sans penser à elle la pièce de Baudelaire : La servante au grand cœur…
Elle est morte usée par les soins donnés tout l’hiver aux soldats. La fin de ma précédente lettre pouvait vous faire prévoir une menace. Sa fin a été d’une noblesse poignante, lucide, courageuse, une fin comme je n’en avais jamais vu. Je suis abasourdi. Je suis plus décidé que jamais à rentrer à Paris à la fin de septembre. Je ne me sens aucune force pour vivre dans cette maison vide de son âme… Pardonnez-moi, mon cher ami, de vous avoir attristé, mais je ne pouvais vous cacher une souffrance si cruelle. 
Peut-être vous avais-je parlé de ma vieille Bibi qui me berçait à Boussac, dans ce vieux château que je vous ai envoyé. Ce que je sens est inexprimable et insaisissable pour tout autre que vous.
Cette lettre n’est pas une réponse à la vôtre. Dans quelques jours je vous écrirai plus librement. Votre lettre m’a fait du bien dans sa confiance – qui est la mienne. Bientôt nous en causerons.                   à vous de tout cœur

Dans le tombeau familial du cimetière de Guéret,

la vieille Bibi, de son nom Annette Philippon, est enterrée, près d’Emile Poujaud (mort en 1887) qui était sous-préfet à Boussac

où il a sauvé la tapisserie de la Dame à la Licorne)

 

 

et de Paul Poujaud, mort en 1936.

 
Son épitaphe dit qu'elle est "décédée le 12 août 1915, dans sa 76e année, après 57 ans de service dans la famille Poujaut [sic]" 
La guerre est présente dans cette lettre, par certains sentiments de désarroi exprimés à la fin. La grande maison Poujaud rue du Prat à Guéret hébergeait « une chambrée » de soldats blessés. 


Paul Poujaud écrit : Pendant cinquante-sept ans, elle a vécu de notre vie même. Il y a d'autres exemples de familles bourgeoises qui ont ainsi partagé leur vie avec leur servante, et l'ont hébergée après sa mort. Ainsi dans la famille de Charles Bordes à Vouvray, une génération avant. Les lecteurs se souviennent de cette pierre brisée qui était derrière la grille du tombeau Bordes/Bonjean. (Voir aussi la photo sur un autre billet.) 


La tombe était sans doute assez proche ; la vieille servante s'appelait Jeannette ; elle avait travaillé pour la famille nous dit la pierre,

pendant cinquante ans. Elle s'était occupée de Charles Bordes enfant, et avait écouté avec lui les romances composées par sa mère, connue comme "Marie de Vouvray", comme l'Heure des rêveries

Paul Poujaud cite le poème La servante au grand coeur.
Ce texte est paru en 1857 dans la première édition des Fleurs du mal ; c’est un poème de jeunesse, écrit vers 1843/1844. Outre le reproche que Charles Baudelaire fait à sa mère, les vers expriment très directement une tendresse simple et le sentiment de culpabilité de celui qui parle. Une analyse peut être utile. Il y en a plusieurs. Voyez celle, assez courte, proposée par Batxibac 
On peut écouter Jean-Louis Barrault dire le texte.
Alors que les poèmes de Baudelaire, ont donné lieu à de nombreuses mélodies, celui-ci, peut-être parce qu’il est très funèbre, ne se trouve que dans une seule mélodie (pour soprano), écrite par Ernest Guiraud en 1896. La partition est sur Gallica : 
il n’y a pas, actuellement, d’enregistrement disponible. 
Bien entendu, il y a aussi la très belle interprétation de Léo Ferré (1967).

 


[La lettre de Paul Poujaud provient de la Gilmore S. Music Library, Université de Yale, correspondance de Paul Dukas. Normalement les photos dans un cimetière ne sont pas permises. Pour celles prises au cimetière de Guéret, le Conservateur était près de moi. La gravure représentant le Château de Boussac est dans le Fonds Cassanea. Merci au Musée de Cluny pour la photo d'une tapisserie de "La dame à la licorne".La dernière gravure, signée L. Denis,  est sur la couverture de la mélodie d’Ernest Guiraud (source Gallica).]


BC

 

 

 

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27 décembre 2021 1 27 /12 /décembre /2021 10:16

Nous avons sous les yeux une lettre écrite par Charles Bordes depuis Montpellier, le 4 septembre 1909 (cf la transcription en note ). Il y a deux pages ; le verso commence par "pour le 1er octobre". Elle est inédite. 

 

Une édition de sa correspondance complète n'existe pas. Actuellement on trouvera des lettres (175) de Charles Bordes dans le Tome III de la thèse de Bernard Molla (MOLLA, Bernard, Charles Bordes, pionnier du renouveau musical  français entre 1890 et 1909, thèse de musicologie, Université de Lyon II, novembre 1985) et de substanciels extraits (surtout des lettres adressées à Paul Poujaud) dans le livre de Patrick Hala (HALA, Patrick, osb, Solesmes et les musiciens  Vol . I La schola Cantorum, "Charles Bordes", pp. 1-386, Solesmes, Éditions de Solesmes, 2017).

La lettre est adressée à Gabriel Astruc, directeur de la revue Musica. C'est une personnalité du monde musical français. Quelques années plus tard il dirigera le Théâtre des Champs Élysées.

Son but est simple. Charles Bordes y demande le paiement d'un article qu'il a écrit pour la revue, mettant en avant son besoin, et il propose d'écrire sur les événements musicaux géographiquement proches. Dans un post-scriptum (écriture moins appuyée),  il évoque une reprise d'Iphigénie en Tauride de Glück et de l'Anacréon de Rameau qu'il a présenté à Bagatelle, avec les chanteurs possibles. Certes il a besoin de ces "cent balles", mais il termine en parlant de ce qui compte vraiment, c’est-à-dire de nouveaux spectacles.

La lettre montre la familiarité des rapports entre Charles Bordes et Gabriel Astruc. C'est une connaissance proche, traité de "Cher ami", avec, en fin de lettre "mille bonnes amitiés".  Charles Bordes s'adresse à lui avec simplicité, employant un langage parlé : "mille dettes criardes qui m'assiègent", voire très familier et direct lorsqu'il réclame "les cent balles de mon article" (environ 200/300 Euros aujourd'hui). Il répète l'expression à la fin de sa lettre, tout en l'enveloppant de politesse : "mais pensez aux cent balles, je vous en prie". Ailleurs, évoquant la Schola de Montpellier, il dit : "quand j'y refous les pieds".
Charles Bordes a écrit cette lettre très vite ; son écriture est régulière mais il respecte peu l'ordonnancement d'une lettre officielle, comme le montre son aspect avec le commencement oblique des lignes. Il a certes employé du papier à l'en-tête de la Schola ; il en avait sous la main au Mas Sant Genès.
Quand il dit : "la renomée Schola montpelliéraine qui ne m'a jamais rapporté un sous", faut-il y voir de l'humour ou de l'ironie ? Il y a un détachement, de la désinvolture, devant l'œuvre accomplie, mais Charles Bordes est conscient de son travail.

Lorsqu'il demande à Astruc de l'envoyer parler d'œuvres musicales, il mentionne aussi la photographie. Il écrirait sans doute, mais ce sont aussi des "documents photographiques"  qu'il ferait. Des allusions ont été faites à cet aspect du travail de Charles Bordes, mais nous ne savons rien d'autre. Rien sur l'appareil utilisé, par exemple, ou sur les négatifs qui doivent bien subsister. Sur les photos, on ne peut que faire des hypothèses.
Par exemple, la maison basque sur la couverture de Douze chansons amoureuses du Pays Basque français  (Paris : Rouart, Lerolle & Cie, 1910),

est-elle une photographie dont il serait l'auteur ? C'est possible ; l'ethno-musicologue témoignait aussi sur un pays. 

En ce qui concerne l'article dont il parle à Astruc, il doit s'agir de La danse au Pays basque (paru dans Musica n°86 de novembre 1909, pp. 172-3). Le thème du Pays basque a gouverné la vie de Charles Bordes, avant sa mission d'etno-musicologie (1889 et 1890). Sans oublier l'opéra Les trois vagues auquel il a travaillé toute sa vie en le laissant malheureusement inachevé. (Cf dans ce blog le billet Vacances au Pays basque.) 
Foin des "basquaiseries" méprisantes de Vincent d'Indy (lettre à Paul Poujaud du 27 septembre 1889).

 

Une phrase du texte, avec son érotisme diffus, déclare : "Pour le spectateur bénévole, qu'il lui suffise, pour sa joie intime, de savourer la grâce exquise de ce cercle de jeunes gens, beaux pour la plupart et souples comme des chats." 
Nous les voyons, tels qu'il les a vus :

 

 


La lettre, surtout dans son post-scriptum, contient plusieurs allusions à des spectacles musicaux. Marqué par Wagner comme bien des compositeurs français de l'époque, le franckiste qu'il est peut parler de la Tétralogie qui doit être présentée à l'Opéra de Monte Carlo. Il mentionne aussi La Glu, drame de Gabriel Dupont sur le roman de Jean Richepin, programmé à Nice pour 1910, mais qu'il connaissait, Dupont l'ayant écrit en 1908. On peut penser qu'il était sensible à ces vagues se brisant : ses trois vagues basques n'en finissaient pas, mais celles de La Glu, bretonnes comme son ami Guy Ropartz, pouvaient être considérées. 
Il mentionne Iphigénie. C'est Iphigénie en Tauride de Glück ; il en parle dans son article : il vient de la faire représenter à Saint Jean de Luz, adaptant les danses traditionnelles basques aux traditions françaises de chorégraphie, notamment pour le célèbre ballet des Scythes. L'œuvre avait été jouée auparavant avec la mezzo-soprano Jeanne Raunay (Charles Bordes lui avait dédié en 1901 sa mélodie sur le poème de Camille Mauclair "Mes cheveux dorment sur mon front...") 
qui accepterait de la reprendre. "Georgette qui s'offre" c'est évidemment Georgette Leblanc qui avait chanté Télaïre dans Castor et Pollux de Rameau, recréé par Charles Bordes à Montpellier en 1908, "dans un style pathétique et noble" écrivait Musica en avril 1908.
Il cite aussi l'Anacréon de Rameau. Charles Bordes en a repris le manuscrit pour une représentation à Bagatelle en juin 1909. L'argument en est simple : Chloé et Bathylle s’aiment et admirent le poète Anacréon, qui se joue d’eux en prétendant qu’il s’apprête à célébrer son union avec Chloé. Les chanteurs qui l'avaient créé, Lucy Vauthrin (de l'Opéra Comique, dans le rôle de Chloé), Rodolphe Plamondon (de l'Opéra, celui de Bathylle) et Edmond Monys (de la Schola, Anacréon) sont nommés. Sans doute Charles Bordes parle d'argent, des cachets des unes et des uns, des spectacles qui ont lieu ou qui peuvent revivre ("Chauffez le projet" écrit-il tout à la fin).
 
On trouvera ici une version moderne du ballet final https://www.youtube.com/watch?v=6a9oIN3YNgQ
.

C'est le Charles Bordes fervent de la musique baroque et auteur de son renouveau qui apparaît. En juin 1903 il avait fait reprendre La Guirlande de Rameau à la Schola Cantorum, après une interruption de plus d'un siècle.
Il signe sa lettre avec fermeté et le post-scriptum des initiales de son prénom. 

Dans deux mois il sera mort.
Le musicien témoigne.
Encore une fois, après la lecture de cette lettre, écoutons l'hymne à la liberté de Choriñoak kaiolan.


 

[- Une transcription de cette lettre peut être utile. La voici :
le 4   9bre   1909
    Cher ami
    Est ce indiscret de vous demander de me faire envoyer par le caissier de Musica les cent balles de mon article vous savez que je suis loin d’être riche et ici dès que j’y refous les pieds c’est une mine de petites dettes criardes qui m’assiègent et auxquelles j’ai peine à faire face. Sans compter la renomée
(sic) Schola montpelliéraine qui ne m’a jamais rapporté un sou mais coûté des sacrifices énormes. Et ils disent que la vie monte !! C’est pourquoi je vous offrais de m’envoyer toutes les fois que vous le pourrez et que vous n’irez pas dans les villes du midi où peut se faire des choses intéressantes musicales avec documents photographiques pour Musica ou encore Concert illustré. C’est pourquoi je vous parlais de la Tétralogie à Monte Carlo et la Glu de Dupont à Nice. Irez-vous ?
    Mille bonnes amitiés mais pensez aux cent balles je vous en prie.
    Mille amitiés.
    
    Charles Bordes

    
    Merci toujours pour ce que vous ferez pour moi. J’ai écrit à Marsic. Je lui ai proposé une soirée
 / pour le 1er oct. Iphigénie et Anacréon  pour 3000 balles pour le cachet d’Iphigénie qui pourrait être Mme Raunay qui accepte en principe. Je vous parle pas à vous de Georgette qui s’offre !!... Pour Anacréon les créateurs à Bagatelle. Vauthrin,  Plamondon et Monys.
    Chauffez le projet et merci d’avance 
    
    Ch

Cette lettre provient du Fonds Cassanea.

- Photographies (9) :
     - la lettre (recto et verso)
     - la maison basque (couverture de Douze chansons amoureuses du Pays Basque français)
     - les 2 pages de l'article dans Musica n°86 de novembre 1909 (merci à l'INHA)
     - trois détails de cet article
     - la signature de Charles Bordes.
 
-Liens : d'un clic sur les mots gris et soulignés, vous trouverez des informations supplémentaires.]

BC

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