[Le texte qui suit est d’André Jorrand. Sur cet auteur on lira la fiche Wikipédia ainsi que la notice dans Musica et Memoria.
André Jorrand a intitulé son texte : Évocation. Il m’a été donné par Simon-Pierre Perret.
J’ai pensé qu’il fallait le rendre public. Pour le moment, aucune datation précise n’est possible (vers 1990 ?).

C’est un témoignage sur Paul Poujaud, ici, sur la photo, en 1900, chez les Rouard, tel que nous le montre Patrick Hala dans son livre Solesmes et les musiciens, Vol I, (Éditions de Solesmes, 2017).
Bien des choses sont à dire sur ce personnage exceptionnel. BC]
J’ai connu Paul Poujaud entre 1930 et 1935 alors qu’enfant, j’allais régulièrement lui rendre visite, avec mes parents, à Guéret où il s’était retiré depuis 1929 dans la maison de sa sœur Sophie, épouse de Louis Jorrand, qui hébergeait sa fille Jeanne, son fils le docteur Paul Jorrand, sa femme et leurs trois enfants. La grande maison bourgeoise sise 38, rue du Prat, dotée d’une cuisinière et d’un chauffeur, fournissait à Paul Poujaud un cadre familial confortable et chaleureux où il était entouré d’une grande affection respectueuse.
Il passait la plupart de son temps dans sa chambre du 2e étage, pourvue d’un Pleyel droit et d’une bibliothèque. C’est là qu’il déchiffrait les partitions, lisait et rédigeait ses précieuses lettres, seul héritage qu’il nous ait laissé. Il n’en descendait que pour partager le repas familial et pour se rendre, vers 18 heures, au club qui réunissait professions libérales, avoués, avocats, notaires de Guéret, pour des causeries amicales avant l’heure du dîner. Petite anecdote d’un bien-vivre perdu !
Il est du privilège de l’enfance de savoir capter l’image exacte d’une personnalité pour pouvoir faire revivre, à l’âge des évocations et des réminiscences nostalgiques, l’originalité d’un homme hors du commun.
Je le revois, homme bien charpenté avec une barbe fournie, le regard idéaliste à l’expression bienveillante car ce grand solitaire, ombrageux de son indépendance, était un humaniste sociable, ouvert à tous ses semblables. Mes parents, bons mélomanes, étaient subjugués par le charme de sa conversation. C’était, en effet, un causeur exquis qu’on n’avait garde d’interrompre. Il suffisait d’avoir une écoute appliquée pour que l’attention fût comblée. Je l’entends encore évoquer familièrement Bayreuth : « Un jour que Cosima nous servait le thé… ». Wagnérien passionné qu’était mon père, je le sentais fasciné par ces propos ressuscitant un personnage pour lui mythique, attendant la suite d’un récit légendaire.
Comment peut-on expliquer qu’un homme aussi simple dans son aménité délicieuse et sa modestie jusqu’à l’effacement, puisse aujourd’hui réapparaître avec un prestige qu’il serait, tout le premier à ne pas comprendre alors qu’il n’eut jamais le moindre souci d’une postérité quelconque et que sa vie privée ne recèle pas une seule aventure sentimentale. « Il était marié uniquement avec la musique » me dira sa nièce. Paul Poujaud nous donne l’exemple d’un célibataire total, parfaitement équilibré dans sa condition, riche d’une vie intérieure intense, nourrie de méditations, de lectures, de musique et surtout des relations les plus justement célèbres de son époque.
Il a été l’ami de tous les grands artistes de la musique, de la littérature et de la peinture. Il a vécu avec eux, par la conversation et la correspondance, une expérience d’approfondissement culturel que la chaleur des relations humaines, qu’on découvre dans les lettres, rendait encore plus exceptionnelle en cette époque bénie pour la musique qui va de 1890 à 1940 et au cours de laquelle presque tous les grands créateurs se connurent et s’estimèrent en des relations qui stimulèrent et fécondèrent leur inspiration. Très éclectique devant des langages différents, Paul Poujaud fut cependant réticent devant Stravinsky à qui il exprima courtoisement ses réserves sur l’aggressivité de son harmonie, ce qui lui valut une réponse percutante bien dans l’ironie de l’auteur du « Sacre » :
Mon cher, ma femme est laide mais je l’adore. Alors par affection pour elle, je fais une musique qui lui correspond !
Il est probable qu’un rire mutuel fut la conclusion de cette rapide escarmouche de salon.
Lorsque Poujaud prit sa retraite à Guéret en 1929, l’une de ces providentielles maîtresses de maison de Paris qui savaient si bien recevoir, en les mettant à l’aise, tant d’esprits supérieurs qu’apparentait un même idéal artistique s’écria, désolée :
« Que vont devenir mes dîners ? »
C’est dire le rayonnement qu’y exerçait Paul Poujaud. Mais sa valeur ne se limitait pas à un dilletantisme raffiné. Il avait en effet, en plus, une telle sagacité de jugement que plusieurs compositeurs lui confièrent leurs plus récentes partitions pour recueillir des critiques toujours plus justes et constructives et qui firent de lui un collaborateur secret très écouté, discrètement associé à l’activité créatrice de son époque dont il fut, en quelque sorte, le catalyseur. Les lettres d’Albéric Magnard et d’Ernest Chausson en particulier, en témoignent.
Tous les dimanches, Poujaud écrivait à sa mère pour lui raconter le courant de sa semaine partagée entre ses activités d’avocat à la cour d’appel de Paris et ses sorties toujours consacrées à la musique. Mais il voyageait aussi et d’Espagne où il visite les peintures de l’Escorial il lui notifie en deux mots son émerveillement :
« Je jouis ! »
Le mot est lâché pour nous apprendre son aptitude aux vrais moments de bonheur. Je me le remémore exactement, écoutant dans le salon de la rue du Prat à Guéret le trio en si bémol pour piano, violon et violoncelle de Schubert, gravé alors en 78 tours par Cortot, Thibaud et Casals. Bien calé dans son fauteuil, tenant sa barbe de la main droite en un geste familier, les yeux fermés, il concentrait son attention pour une réceptivité totale de la musique qu’il considérait comme la plus haute et la plus bénéfique création de l’homme captant un message divin.
Pourquoi un homme qui ne fut ni compositeur ni interprète, qui ne chercha jamais à construire la moindre postérité, qui n’a laissé ni mémoires, ni journal, ni même de simples cahiers de réflexions, a-t-il franchi le temps pour s’offrir « tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change » à la curiosité et à l’admiration fervente, plus de cinquante ans après sa mort, avec le seul bagage de son art épistolaire et des commentaires qu’il a suscités ?
Sans aucun doute, à cause d’une présence rayonnante dont nous relevons maint écho dans la correspondance d’époque et dont il gratifiait nombre de ses amis par une affection sincère et profonde qu’il prodiguait avec un charme incomparable. Mais il faut souligner aussi, comme il est dit plus haut, son esprit pénétrant qui a stimulé, par ses conseils toute une génération d’artistes. Toutefois cet ensemble si harmonieux n’aurait peut-être pas suffi à donner à Paul Poujaud cette aura qui est venue jusqu’à nous. Il faut y ajouter cette image d’un homme accompli par une manière d’hédonisme spirituel qui lui a procuré ce si rare bonheur de vivre propagé par mimétisme autour de lui. On s’en convainc par les allusions qu’on relève sous la plume de Valéry lui dédicaçant ainsi un livre :
« A Paul Poujaud, homme de plaisir, Paul Valéry, homme de peine. »
Nul doute qu’un esprit aussi transcendant et aussi exigeant n’ait trouvé en Paul Poujaud un interlocuteur et un épistolier digne de lui. Mais on y a vu davantage : une vivante leçon de plénitude de vie enviée du poète que ses obligations quotidiennes d’écrivain ne rendaient pas heureux. Il nous dévoile ce spleen d’une quiétude contemplative et d’une organisation mentale dont il pressent le secret lorsqu’il lui écrit le 12 août 1930 :
« Que faites-vous, cher singulier (1) ? J’ai idée que vous écrives un traité, un manuel d’oraison, une propédeutique lyrique. Au fond l’humanité a besoin d’un bon livre de vie intérieure (comme ils disent), mais fort différent de ceux qu’on fait sous ce nom. J’espère que vous y travaillez. Du moins, songez-y. »
Par humilité, le conseil ne fut pas suivi. Mais il reste qu’on ne peut trouver meilleur hommage à celui qui incarnait une sagesse si salutaire à son époque et dont la nôtre a, plus que jamais, besoin.
André Jorrand
(1) le mot est significatif