Dans une lettre à Paul Dukas du 20 septembre 1929, écrite depuis Guéret, Paul Poujaud évoque des vacances avec Charles Bordes passées au Pays Basque, dans les années 1890. (Paul Poujaud dit « il y a quarante ans ».) Charles Bordes apparaît fugitivement dans la correspondance de Paul Poujaud, souvent par des allusions douloureuses. Peu importe la nature réelle de la relation entre les deux hommes. Patrick Hala, dans son livre Solesmes et les musiciens, Vol. I (Editions de Solesmes, 2017) parle « d’amitié homosexuelle » (p. 332) mais n’y croit pas. Ailleurs, cependant (p. 50), il analyse dans un paragraphe très people, mais très cultivé, si les deux attitudes sont possibles, l’aspect ambigu de l’affectivité de Charles Bordes. Personnellement, je pense que leur liaison était une liaison. Pour ses étrennes de 1886, qu’offre Charles Bordes à Paul Poujaud ? 38 pages de mélodies recopiées et dédicacées (vente Brissonneau à Drouot, 4 novembre 2009). Ce sont des partitions. La musique est le lien entre les deux hommes. Dans une lettre de fin août/début septembre 1885, Charles Bordes écrit à Paul Poujaud : « tu me manques, toi et tes bons conseils, sévères parfois, mais toujours justes […] crois bien que tu me manques, j’aime tant à te montrer tout ce que je fais. » (Hala, p. 52) Comme dans Dansons la gigue (mélodie que Charles Bordes dédie à Paul Poujaud, 1890), quand Verlaine dit :
Je me souviens, je me souviens
Des heures et des entretiens,
Et c'est le meilleur de mes biens.
Ce n’est pas, malgré la bienséance et les conventions, à Mathilde Mauté, sa femme, qu’il pense, c’est à son amant Rimbaud.
Ici, dans cette lettre, Paul Poujaud parle de ces vacances, du cadre d’abord,
vu dans cette carte d’état-major de 1866, rehaussée d’aquarelle, que nous offre l’IGN. Il décrit longuement « le charmant petit port » de St Jean de Luz et ses environs, Ciboure en particulier, « pays du grand Ravel » (il y est né en 1875 et aujourd’hui le quai porte son nom). Charles Bordes a séjourné plusieurs fois au même endroit, à Bordagain, avec Paul Poujaud, comme en août 1901 (Hala, p.302). Poujaud parle du « cascarot », utilisant le mot basque kaskarot, désignant un quartier habité par d’humbles personnes, descendants des Morisques expulsés d’Espagne au XVe siècle et probablement à l’origine du fandango (les musiciens y étaient sensibles). Avec Charles Bordes il avait loué « un petit chalet de pécheur », « sur la falaise de Bordagain ». Dans le quotidien, il parle de la nourriture : « la mère du pécheur Iturritza nous préparait des piperades savoureuses ». Nous savons la gourmandise de Charles Bordes dont attestent plusieurs lettres citées par Patrick Hala (pp. 261, 263, 293, 314 etc.). Le mot cascarot désigne aussi les humains, tant aimés de Poujaud et Bordes. Il y a la famille Iturritza, la « petite Jeannette » aux « doigts purs », et Jean le pécheur. Son nom évoque le personnage dans Les Trois Vagues ; Paul Poujaud est sensible à son physique, il apprécie « le beau Jean ». Le même attrait, Charles Bordes le voit en décrivant les garçons qui dansent à Tardets dans son dernier article, publié dans Musica (n° 86, novembre 1909) : «la grâce exquise de ce cercle de jeunes gens, beaux pour la plupart et souples comme des chats ».
Paul Poujaud parle de « la vue merveilleuse ». Depuis Bordagain, la vue est étendue sur le Pays Basque. La montagne à l’Est, vers La Rhune (Arrun en basque), la mer à l’Ouest, devant, avec le rivage, la Côte des Basques et les vagues. Plus tard, pendant la 2e Guerre mondiale, les Allemands y placeront un poste d’observation, élément vital de leur mur de l’Atlantique. Poujaud allait « quand la mer était douce » avec Jean « pécher la sardine, au soleil levant ». On retrouve cette vision, exprimée par Jean, dans le manuscrit des Trois Vagues, sous la plume de Charles Bordes, le 5 septembre 1899 :
La mer est bien présente. A Bordagain, la vieille église, c’est ND de la Mer :
Elle n’est pas toujours « douce ». Ses vagues peuvent être terribles et sont bien connues :
Aujourd’hui les surfers du monde entier viennent s’affronter avec la vague Belharra qui peut atteindre jusqu’à 20 m de hauteur.
Bien visible depuis la corniche, elle se forme sur un haut-fond rocheux, Belharra-Perdun, au large de la baie de Saint Jean de Luz. Mais voyez cette vidéo, vous l’avez mérité !
D’autres vagues gigantesques peuvent apparaître : on les appelle « vagues scélérates » (« rogue waves » en anglais). Trois vagues peuvent se succéder (surnommées « les trois sœurs ») ; sur ce sujet, on lira sur le site de l’Ifremer le compte-rendu d’un incident de 1963.
De telles vagues ne pouvaient qu’engendrer des légendes. Dès 1889, l’idée vint à Charles Bordes d’écrire une œuvre sur le thème. L’opéra Les Trois Vagues naissait.
En 1889, c’était sa première mission ethno-musicologique au Pays Basque. En 1890, c’était la deuxième mission de collectage. Inspirés par cet univers, il y avait la Suite Basque (1887), l’ouverture pour le drame basque Errege Jan (Le Roi Jean) en 1888, puis la Rapsodie Basque (1889). Et aussi, en toile de fond, la chanson entendue dans l’extase en 1885, Choriñoak kaiolan, à Paris d’abord puis dans les montagnes basques (elle figurera dans le livre de Charles Bordes Douze chansons amoureuses du Pays Basque français, publié après sa mort, en 1910). En 1891, Charles Bordes écrivait Euskal Herria, musique de fête pour accompagner une partie de paume.
A l’issue de cet été solaire de Bordagain, Vincent d’Indy, aristocrate latin, parle des « basquaiseries » de Charles Bordes (lettre à Paul Poujaud du 27 septembre 1889). Patrick Hala, très aimable, cite cette lettre (p. 68) et n’y voit qu’une « malice toute fraternelle ». Je pense différemment ; Vincent d’Indy marque sa suffisance et son mépris pour les Basques et pour Charles Bordes, alors au milieu de sa mission de collectage, imprégné par la culture basque, et commençant cet opéra qu’il n’a pas pu mener à terme, à mon avis freiné par une puissante inhibition. Un incident, bien connu, de janvier 1890 montre « ce gros animal de Bordes », comme dit d’Indy, oubliant à l’hôtel une partition du Maître. Ce n’était pas simplement causé par la « distraction » mais un acte manqué lié à une perturbation profonde. Vincent d’Indy ajoute dans sa lettre à Poujaud, toujours à propos de Charles Bordes : « Lui qui n’a que ça à faire et à penser » (Hala, p. 69).
Charles Bordes revient, l’été, à Ciboure, et reprend le travail sur son opéra, quelquefois sous le regard de Paul Poujaud, quelquefois seul, mais il lui rend compte : « Oh que la maison paraît vide depuis que tu es parti […] Hier, je regrettais presque de n’être pas allé m’installer ailleurs quelque part pour rompre la chose ; maintenant je m’y fais un peu depuis que je me suis mis d’arrache-pied au travail. J’ai déjà assez avancé une scène fantastique mais je ne veux pas m’emballer et la faire d’un seul coup pour la bien penser. » (Lettre de fin septembre 1894, citée page 127 par P. Hala qui signale que le bas de la lettre a été amputé.) Le 24 septembre 1894, Charles Bordes écrit à Paul Dukas (Hala, pp. 125-6) : « Je voulais vous écrire depuis longtemps, mais j’étais en pleines vagues et je n’ai pu toucher la rive pour cela. J’ai beaucoup travaillé, sinon bien travaillé. Poujaud était très content de moi. » Dukas pensait que l’opéra aurait pu être un chef-d’œuvre. Il écrit dans La Revue musicale (1er août 1924, p. 102) « …j'ai conservé de ces fiévreuses lectures l'impression la plus forte. Et, très nettement, chaque fois que j'écoutais le second acte des 'Trois vagues', j'eus la sensation que pour le tour nerveux et l'accent incisif, nous aurions là l'unique œuvre française que l'on peut mettre en regard de 'Carmen'. »
Longtemps après la mort de Charles Bordes, en décembre 1923, un comité sur l’opéra inachevé (dont Paul Dukas faisait partie) conclut « qu’il semble impossible d’en confier l’achèvement à une main étrangère, sans risquer d’en compromettre la portée et le caractère. » L’œuvre reste le reflet de ces vacances au Pays Basque, dans les années 1880 et 1890. Gustave Samazeuilh avait écouté une audition de l’opéra au piano. Il en dit le souvenir (La Revue Musicale, 1er août 1924, p. 108) : « Je vois encore celle qu’il voulut bien me donner, dans une maison du côteau de Bordagain, voisine de la ferme qui vit naître la majeure partie des ‘Trois Vagues’. C’était à la fin d’une de ces miraculeuses journées de septembre où la lumière incomparable que vous savez répand sur la ligne dentelée des montagnes et l’immensité glauque de la mer sa griserie chantante. Bordes était heureux de se sentir revivre dans ce pays qu’il aimait, dont il avait profondément senti le caractère si particulier, et que l’envahissement balnéaire n’avait pas encore défiguré. Il avait joué, chanté, mimé, improvisé parfois, ces trois actes avec un enthousiasme si spontané, une force d’expression si communicative, que la nuit trouva encore ses auditeurs réunis autour de lui, au piano.» On sent la mélancolie devant ce qui n’a pu devenir l’œuvre achevée.
Ces vacances révolues disent la tentation du néant ; voyez comme l’opéra l’exprime, par la voix de Maiten :
Dans cette lettre de 1929 (à Paul Dukas, ne l’oublions pas), Paul Poujaud conclut, mélancolique : « Tout cela le temps l’a fermé avec beaucoup d’autres choses délicieuses, qui ne reviendront plus, ni pour moi, ni pour personne. »
[Pour clore ce billet, quelques indications. Les cartes postales anciennes (illustrations 4 et 5) proviennent de collections privées. La carte d’Etat major (illustration 2), du Géoportail. La photo de la vague Belharra (illustration 6) du site « Saint Jean de Luz, Terre et côte basques ». Les extraits de la partition des Trois Vagues proviennent de Gallica ; le manuscrit se trouve à la Bibliothèque de l’Opéra de Paris. La chanson Choriñoak kaiolan est interprétée par Anton Vallverde. Les illustrations du début et celle de la fin proviennent de la lettre de Paul Poujaud dont parle ce billet ; sa correspondance avec Paul Dukas se trouve à la Irving S. Gilmore Music Library de l’Université de Yale, aux Etats-Unis. J’utilise de nombreux extraits du livre de dom Hala ; les lettres de Charles Bordes à Paul Poujaud, nombreuses et longuement citées, sont une aide précieuse. Patrick Hala donne son interprétation. La mienne est quelquefois différente ; j’en assume la responsabilité.]
BC