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25 avril 2020 6 25 /04 /avril /2020 15:13

La mélodie de Charles Bordes La Ronde des Prisonniers, écrite en 1900, publiée séparément en 1902 par l’Édition Mutuelle et plus tard dans le recueil Dix-neuf œuvres vocales, Paris, Rouart, Lerolle & Cie, 1914, établi par Pierre de Bréville, est écrite à partir du poème Autre de Paul Verlaine.
Ce poème a été écrit à la prison de Mons en 1874. Le manuscrit porte l’indication : « Br. Juillet-73 (préau des prévenus) ». Cela renvoie à l’expérience vécue (d’où la parenthèse), avant le jugement (8 août 1873) et donc avant Mons. Il était destiné à un recueil de textes sur cette expérience : Cellulairement. Ce recueil n’a pas vu le jour à l’époque (aujourd’hui, on le trouve en Poésie/Gallimard depuis 2013). Le manuscrit, probablement de la main de Verlaine, avait d’abord été vendu par Verlaine à Félix Bouchor (le frère du poète Maurice Bouchor) et est devenu propriété de l’État (cf Journal Officiel du 2 février 2005) ; en mars 2013, il se trouvait au « Musée des Lettres et des Manuscrits ». Ce musée privé a disparu en 2015 pour des raisons judiciaires. Le manuscrit a été « démembré », selon l’expression d’Arnaud Bernadet (Verlaine, Romances sans paroles, Flammarion, Paris, 2012, p. 237). Les poèmes qui le composent ont été placés par Verlaine dans d’autres recueils. Le poème Autre (sans l’épigraphe « Panem et circences ! ») paru dans la revue Lutèce (numéro du 4-11 octobre 1885) ; est dans Parallèlement en 1889. Une mélodie, intitulée Les bons compagnons a été écrite sur ce poème par Gustave Charpentier en octobre 1894.
Le texte de la mélodie apparaît sur internet. Il est souvent illustré par le tableau de Van Gogh représentant une ronde des prisonniers. On peut le voir au Musée Pouchkine à Moscou et en cliquant ici
Le peintre avait été inspiré par la gravure de Gustave Doré illustrant le livre London, a pilgrimage de Blanchard Jerrold en 1872. C’est la prison de Newgate. Verlaine connaissait le livre mais le poème parle d’une autre prison, à Bruxelles. Chez Gustave Doré deux des prisonniers, sur le devant, expriment comme un défi agressif envers la Société. Il y a chez Verlaine,    nous le verrons, un refus de l’ordre, mais il est sournois et ironique. Voici quand même un détail de cette gravure de Gustave Doré : 

et voici le texte dont nous allons parler, le poème de Verlaine composé de 5 strophes de 8 vers chacune.

La cour se fleurit de souci
     Comme le front
     De tous ceux-ci
     Qui vont en rond
En flageolant sur leur fémur
     Débilité
     Le long du mur
     Fou de clarté.

Tournez, Samsons sans Dalila,
     Sans Philistin,
     Tournez bien la
     Meule au destin.
Vaincu risible de la loi,
     Mouds tour à tour
     Ton cœur, ta foi
     Et ton amour !

Ils vont ! et leurs pauvres souliers
     Font un bruit sec,
     Humiliés,
     La pipe au bec.
Pas un mot ou bien le cachot,
     Pas un soupir.
     Il fait si chaud
     Qu'on croit mourir.

J'en suis de ce cirque effaré,
     Soumis d'ailleurs
     Et préparé
     À tous malheurs.
Et pourquoi si j'ai contristé
     Ton vœu têtu,
     Société,
     Me choierais-tu ?

Allons, frères, bons vieux voleurs,
     Doux vagabonds,
     Filous en fleurs,
     Mes chers, mes bons,
Fumons philosophiquement,
     Promenons-nous
     Paisiblement :
     Rien faire est doux.

Ce poème a été l’objet de maints commentaires. La mélodie de Charles Bordes a été minutieusement étudiée par Jean-François Rouchon dans sa thèse (Les mélodies de Charles Bordes (1883-1909) Histoire et analyse, thèse : Musique – recherche et pratique, Université Jean Monnet de Saint Etienne, CNSMD de Lyon, mai 2016), notamment p. 220 et suivantes. Ce billet utilise ses remarques. Je ne connais que la réduction pour piano, dans le recueil de Pierre de Bréville et le CD Timpani (François-René Duchâble au piano). 
Avant Autre, dans le recueil Cellulairement, nous trouvons le poème Impression fausse. Écrit le 11 juillet 1873, il est noté comme « Entrée en prison » ; on voit apparaître « les bons prisonniers » (6) qui dorment (7) ; Verlaine précise « on ronfle ferme à côté ! ». Daté également de juillet 73, le tableau est poursuivi par le préau des prévenus. Dans la deuxième strophe l’indication « Samsons sans Dalila » (9) marque l’élément sexuel dans la défaite de ces hommes. La loi a pris la place de la femme. Dans le cas de Verlaine, c’est d’un homme, qui a causé sa perte. Certes Verlaine a tiré sur Rimbaud le 10 juillet 1873, mais Rimbaud a retiré sa plainte. Cependant Verlaine est condamné (le 8 août) a 2 ans de prison. Officiellement pour avoir tiré sur Rimbaud mais en réalité pour homosexualité (ce n’est pas dit, mais il y a le rapport médical du 16 juillet, cité dans Romances sans paroles (op. cit.) p. 218). On connaissait aussi la sympathie de Verlaine pour les idées communardes ; le juge, belge, n’aimait pas. 
La marche qui a des velléités de liberté est exprimée par la strophe de 8 vers et sa répétition ; 8/3/3/3/8/3/3/3. La loi du mouvement s’impose. Ici, je voudrais souligner combien la mélodie de Charles Bordes insiste sur cet aspect, piano et voix rendant bien la lassitude, l'accablement de ces hommes. (Je l’ai noté dans ce blog dans le billet « Un CD » du 22 octobre 2012.)  L’implication personnelle de Paul Verlaine, envoyé au dépôt,  varie et évolue. Il est d’abord extérieur et regarde le spectacle : « ceux-ci/qui vont en rond » (3-4) il parle de ces gens à la 3e personne. Puis il s’adresse aux prisonniers, en les vouvoyant d’abord  : « tournez bien » (11) et en les tutoyant : « mouds » (14). Il est devenu l’un d’eux, et peut-être se parle-t-il à lui-même : « Ton cœur, ta foi /Et ton amour ! » (15-16). Dans la dernière strophe, c’est nous : « frères » (33), « fumons » (37).
La cause de l’incarcération, la société qui gagne, est présente en filigrane. Le premier vers contient un jeu de mots (facile) sur le mot souci. Il y a un aspect descriptif du poème ; dans Mes Prisons, Verlaine nous dit que la cour de promenade de la prison des Petits-Carmes était « ornée » au milieu d’un « petit jardin » tout en la fleur jaune nommée souci  ; l’inquiétude que le mot exprime aussi est le symbole de la culpabilité « de tous ceux-ci… » (3). La force physique de ces hommes n’est plus, il sont  « flageolant sur leur fémur ». La « débilité » (6) fait que les prisonniers soient devenus des êtres « risibles » (13), « humiliés » (19). La société, représentée par « la loi » (13) a écrasé leur individualité, ce qu’exprime l’image développée de « la/meule » (11-12).
En résumé, le poème nous présente une scène de la vie de prison avec la ronde comme activité principale. D’où cette forme répétitive, de la première strophe : « qui vont en rond » (4) à la dernière : « promenons-nous » (38). Cela amène souvent des plaintes (strophes 1,2 et 3), mais aussi de l’humour, jusqu’à la résignation de « philosophiquement » (37) de la dernière strophe. Est-ce une sérénité authentique ? On peut s’interroger. Il y a une scène réelle (strophes 1, 3, 5) et aussi une scène mentale (strophes 2, 4). On est prévenu très tôt : « mur / fou de clarté » (7-8). Cette clarté, c’est bien sûr la lumière physique, à l’extérieur comme à l’intérieur. Cependant, l’intérieur, c’est l’intérieur de la prison, il n’y a que le mur qui est éclairé.. Et c’est aussi la prise de conscience soudaine, comme un éclair : « fou », la lucidité : « clarté » : ce que j’ai fait, pourquoi je paye. C’est là que culmine cette vision avec « destin » (12) dans la 2ème strophe.
L’image centrale, exprimée par les mots et les sons, c’est, évidemment, la ronde/le rond. On la trouve dans la forme du poème et aussi dans les mots : « rond » (4), « tournez » (9, 11), « meule » (12) , « cirque » (25). Les mots et les images sont renforcés par répétition des sonorités, rimes, assonances et allitérations : on (2,4) ou (9,10,14, 16), t/r (6,7,8). 
Le mot cirque dans la strophe 4 a une importance particulière ; il renvoie à l’exergue, « panem et circenses » (abandonné par la suite). Comme dans le cirque, il y a les joueurs et les spectateurs : c’est ce que veut la société, nommée vers 31. Comme dans un cirque, on manie le fouet. S’il s’agit d’animaux, ils sont effrayés, qui est le doublet d’effaré (25) ; d’ailleurs, ce mot vient, nous dit Littré, du provençal esferar qui signifie effrayer, soit effarer. Le coup de fouet nous l’avons dans le poème, strophe 3 ; c’est un ordre claquant, qu’il ne s’agit pas de discuter : « Pas un mot, ou bien le cachot. » (21). Charles Bordes va dans le sens de la critique verlainienne de la dureté : il demande de chanter ce passage « rude et saccadé ». C’est à juste titre que Jean-François Rouchon parle de « ce vers menaçant » (op. cit. p. 222) et ajoute qu’il « est repris… au cours de l’interlude entre les deux dernières strophes », ce qui montre la présence de l’ordre social.
La société est intellectuellement limitée. Paul Verlaine dit ironiquement « ton vœux têtu » (30) : la société s’obstine. Plus loin dans Cellulairement, le poète utilise le même mot. À propos des Belges (c’est le poème VIII dans les Vieux coppées) il parle de « ce huis-clos têtu » (9). L’oisiveté devient, dit le même poème, un « dur loisir » (1). La prison « offre » aussi des cellules au « silence doux et blanc » (3). Verlaine explicite ce que l’ironie de l’Autre laisse entendre : « J’ai pu du moins réfléchir, et saisir, …/ Les raisons qui fuyaient » (2, 4). La société réprime ; Verlaine « saisit » qu’il est contre la société. C’est sa conclusion. La résignation des prisonniers à l’ordre social conventionnel, est leur réponse, le temps de leur confinement. La société croit punir, mais dans le cirque les fauves font le dos rond. 
Nous trouvons dans le poème le participe passé « contristé » (29). Ce mot surprend et contribue à l’ironie du poème, mais renvoie au mot contrition avec son caractère religieux. On ne peut éviter de penser au rôle des prêtres et à la conversion, plus ou moins sincère de certains, dont Paul Verlaine. Plusieurs textes de Cellulairement évoquent cette conversion. On les retrouve dans Sagesse (1881). Ce n’est pas le sujet du poème Autre et ce dressage est ce que souligne Charles Bordes. Nous suivons Jean-François Rouchon dans sa conclusion : « Par ses choix de mise en musique, Bordes semble en effet beaucoup plus marqué par la tragédie vécue par Verlaine en détention, que sa conversion au catholicisme épisode important qui donna lieu à de nombreux poèmes, dont certains furent joints à Sagesse. La Ronde des prisonniers semble ainsi par ses accents critiques et sa thématique sociale, constituer une œuvre assez singulière dans le corpus mélodique. » (op. cit. p. 222). Certes le thème des prisonniers soumis à l’ordre n’est pas neuf. Ainsi Victor Hugo dans Melancholia (dans Les Contemplations, vers 1840) en montrant le juré riche qui condamne le pauvre, dit que la société met en prison ses victimes. Paul Verlaine aussi, avec la forme de la ronde dans Autre et son efficace ironie. 

Charles Bordes y voit l’écho de sa condition et adopte ce poème pour sa mélodie La ronde des prisonniers. A la même époque (1900) que la composition de cette mélodie, il y a la célèbre photo des fondateurs de la Schola Cantorum. Cette photo nous montre le conservatisme triomphant en la personne de Vincent d’Indy. (Voir mes billets « Rue Saint Jacques » et 
« Charles Bordes et Vincent d'Indy, zones d'ombre » du 22 avril 2013 et du 24 novembre 2013, dans ce blog. Doux et apparemment soumis (comme les prisonniers du poème), il y a Charles Bordes avec ses partitions. Pour lui, seule compte la musique. La Schola Cantorum, pour certains, incarne cette société de l’ordre. Par exemple Andrew Thomson (dans son article sur Nature et évolution de la pensée antisémite chez d’Indy, dans le livre de Manuela Schwartz Vincent d’Indy et son temps, Mardaga, Bruxelles, 2006) cite ce point de vue contemporain, (p. 166) « a hotbed of bigoted Catholicism, anti-semitism and extreme nationalism » (= un foyer de catholicisme fanatique, d’antisémitisme et de nationalisme extrême). Ainsi, nombreux sont parmi les « piliers » de la Schola Cantorum sont ceux qui sont antidreyfusards, souvent souscripteurs du « monument Henry ». 
Charles Bordes n’en fait pas partie. Certes il implore les grands bourgeois, mélomanes et conservateurs, pour qu’ils donnent un peu de leur argent à la Schola Cantorum. Mais il est à côté : c’est la musique qu’il sert. À travers elle, il nous dit aussi comme dans La ronde des prisonniers et comme « l’oiseau dans sa cage » de Choriñoak kaiolan, (la cage, autre prison) qu’il sert la liberté.

 

 

[Les illustrations de ce billet sont toutes des « détails ». On trouvera le début du poème Autre dans le manuscrit de Cellulairement, un détail de la gravure de Gustave Doré pour le livre de Blanchard Jerrold, et un détail de l’estampe de Christine Bassaler « L’oiseau de la liberté », 2013, collection particulière. Les lecteurs savent qu’en cliquant sur les mots en gris et soulignés, on obtient un complément d’information.]  

BC

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