Lettre écrite depuis Guéret par Paul Poujaud à Paul Dukas, le 15 août 1915
Je viens d’avoir une grande douleur, je crois que c’est la plus grande de ma vie et je ne peux la taire à un ami tel que vous, qui êtes à la fois, chose unique, ami de tête et ami de cœur. Ce n’est pas un deuil qu’on porte ouvertement, dont on fasse part, mais il durera autant que la vie. Jeudi j’ai perdu ma vieille bonne, ma plus profonde affection. Elle était entrée chez nous quand j’avais deux ans, en 1858. Pendant cinquante-sept ans, elle a vécu de notre vie même. C’était un être exceptionnel de dévouement, d’intelligence, d’originalité. Je n’ai jamais pu lire sans penser à elle la pièce de Baudelaire : La servante au grand cœur…
Elle est morte usée par les soins donnés tout l’hiver aux soldats. La fin de ma précédente lettre pouvait vous faire prévoir une menace. Sa fin a été d’une noblesse poignante, lucide, courageuse, une fin comme je n’en avais jamais vu. Je suis abasourdi. Je suis plus décidé que jamais à rentrer à Paris à la fin de septembre. Je ne me sens aucune force pour vivre dans cette maison vide de son âme… Pardonnez-moi, mon cher ami, de vous avoir attristé, mais je ne pouvais vous cacher une souffrance si cruelle.
Peut-être vous avais-je parlé de ma vieille Bibi qui me berçait à Boussac, dans ce vieux château que je vous ai envoyé. Ce que je sens est inexprimable et insaisissable pour tout autre que vous.
Cette lettre n’est pas une réponse à la vôtre. Dans quelques jours je vous écrirai plus librement. Votre lettre m’a fait du bien dans sa confiance – qui est la mienne. Bientôt nous en causerons. à vous de tout cœur
Dans le tombeau familial du cimetière de Guéret,
la vieille Bibi, de son nom Annette Philippon, est enterrée, près d’Emile Poujaud (mort en 1887) qui était sous-préfet à Boussac
où il a sauvé la tapisserie de la Dame à la Licorne)
et de Paul Poujaud, mort en 1936.
Son épitaphe dit qu'elle est "décédée le 12 août 1915, dans sa 76e année, après 57 ans de service dans la famille Poujaut [sic]"
La guerre est présente dans cette lettre, par certains sentiments de désarroi exprimés à la fin. La grande maison Poujaud rue du Prat à Guéret hébergeait « une chambrée » de soldats blessés.
Paul Poujaud écrit : Pendant cinquante-sept ans, elle a vécu de notre vie même. Il y a d'autres exemples de familles bourgeoises qui ont ainsi partagé leur vie avec leur servante, et l'ont hébergée après sa mort. Ainsi dans la famille de Charles Bordes à Vouvray, une génération avant. Les lecteurs se souviennent de cette pierre brisée qui était derrière la grille du tombeau Bordes/Bonjean. (Voir aussi la photo sur un autre billet.)
La tombe était sans doute assez proche ; la vieille servante s'appelait Jeannette ; elle avait travaillé pour la famille nous dit la pierre,
pendant cinquante ans. Elle s'était occupée de Charles Bordes enfant, et avait écouté avec lui les romances composées par sa mère, connue comme "Marie de Vouvray", comme l'Heure des rêveries.
Paul Poujaud cite le poème La servante au grand coeur.
Ce texte est paru en 1857 dans la première édition des Fleurs du mal ; c’est un poème de jeunesse, écrit vers 1843/1844. Outre le reproche que Charles Baudelaire fait à sa mère, les vers expriment très directement une tendresse simple et le sentiment de culpabilité de celui qui parle. Une analyse peut être utile. Il y en a plusieurs. Voyez celle, assez courte, proposée par Batxibac
On peut écouter Jean-Louis Barrault dire le texte.
Alors que les poèmes de Baudelaire, ont donné lieu à de nombreuses mélodies, celui-ci, peut-être parce qu’il est très funèbre, ne se trouve que dans une seule mélodie (pour soprano), écrite par Ernest Guiraud en 1896. La partition est sur Gallica :
il n’y a pas, actuellement, d’enregistrement disponible.
Bien entendu, il y a aussi la très belle interprétation de Léo Ferré (1967).
[La lettre de Paul Poujaud provient de la Gilmore S. Music Library, Université de Yale, correspondance de Paul Dukas. Normalement les photos dans un cimetière ne sont pas permises. Pour celles prises au cimetière de Guéret, le Conservateur était près de moi. La gravure représentant le Château de Boussac est dans le Fonds Cassanea. Merci au Musée de Cluny pour la photo d'une tapisserie de "La dame à la licorne".La dernière gravure, signée L. Denis, est sur la couverture de la mélodie d’Ernest Guiraud (source Gallica).]
BC