La mélodie de Charles Bordes intitulée Pleine mer est très courte. Écoutez-la (1'27), dans l'interprétation d'Éric Huchet en 2013 (CD Timpani ; sur Internet, en cherchant, on en trouve des fragments). Elle est écrite sur six vers de Victor Hugo. Les voici :
La mer ! partout la mer ! des flots, des flots encor.
L'oiseau fatigue en vain son inégal essor.
Ici les flots, là-bas les ondes ;
Toujours des flots sans fin par des flots repoussés ;
L'œil ne voit que des flots dans l'abîme entassés
Rouler sous les vagues profondes.
Il s'agit d'une des premières mélodies écrites par Charles Bordes, peut-être la première. On la date de 1883. Alors qu'elle donne une direction à l'œuvre du compositeur, et à ce titre elle est importante, elle passe quelquefois inaperçue. Ainsi René Chalupt, dans son essai pourtant perspicace ("À propos des mélodies de Charles Bordes" in La Revue Musicale, XIII, n°128, juillet-août 1932, pp. 101-107) ne la connaît pas. La thèse de Jean-François Rouchon ("Les mélodies de Charles Bordes (1883-1909) : Histoire et analyse", École doctorale, Lyon et Université Jean Monnet, Saint Etienne, mai 2016) nous met heureusement sur la bonne piste.
On notera qu'on ne sait pas tout actuellement sur les mélodies de Charles Bordes.
On peut penser que ce jeune homme de 20 ans a voulu s'attaquer à un monument, Victor Hugo, et ainsi marquer ses débuts de compositeur. Il y a bien plus que cela.
Les lecteurs de ce blog savent que les textes poétiques ont, en tant que textes, une grande importance pour le compositeur. Dans ce cas, le manuscrit de la mélodie porte, selon Jean-François Rouchon, une mention de la main de Charles Bordes montrant qu'il avait lu Les Travailleurs de la Mer, livre paru en 1866, et regardé les dessins du poète, "marines", images de l'océan.
Avant sa mort, englouti par les eaux, voilà ce que perçoit Gilliatt avec le bateau emportant sa bien-aimée :
Le Cashmere, devenu imperceptible, était maintenant une tache mêlée à la brume. Il fallait pour le distinguer savoir où il était.
Peu à peu, cette tache, qui n'était plus une forme, pâlit.
Puis elle s'amoindrit.
Puis elle se dissipa.
À l'instant où le navire s'effaça à l'horizon, la tête disparut sous l'eau. Il n'y eut plus rien que la mer.
Il fallait un poème pour écrire la mélodie. Charles Bordes choisit ces six vers, qui semblent annoncer cette ultime vision de l'océan :
L'œil ne voit que des flots
Ces six vers (4 alexandrins, 2 octosyllabes), proviennent du deuxième texte (sur onze) dans le poème intitulé Le feu du ciel, publié dans Les Orientales en janvier 1829. Ce texte a 14 vers, comme un sonnet, mais ce n'est pas un sonnet : les 6 vers retenus par Charles Bordes suffisent pour former un tout. Le poème a pour exergue deux versets de la Genèse (24-25) sur la destruction (par le feu du ciel) de Sodome et Gomorrhe.
Ce sujet a été évacué par Charles Bordes qui n'aborde pas non plus le thème oriental, le sujet même du recueil. (C'est là que l'on trouvera le crescendo et le decrescendo des fameux Djinns.)
Une des premières mélodies montrées par Charles Bordes à son camarade Pierre de Bréville était Avril (sur un poème de l'obscur Aimé Mauduit). Une bluette. Pour ne pas choquer, Charles Bordes avait écarté la troisième strophe du poème. Il savait que Chabrier, Directeur du Conservatoire, n'aimait pas. Un peu plus tard, dans une lettre écrite à ses éditeurs depuis La Membrolle, le 29 juin 1889, dans son parler "robuste", Chabrier disait : "...et toujours sur avril mai, fleurs des champs et autres bougreries, le petit Bordes, Chausson, Marty, Bréville, Hue, Debussy, etc. ont composé des musiques recherchées, ingénieuses, mais un peu tourmentées, souvent tristes, éplorées, navrées, tant et si bien que dans les salons, quand on chante ça, on a l'air de porter le diable en terre ou de donner les derniers sacrements à l'auditoire. Quand la belle dame ouvre sa hure : "oui, oui, ma mie, vas toujours - me dis-je intérieurement - tu vas encore me pleurailler un De profondis ad te clamavi, domine !" Eh bien, j'en ai par-dessus les oreilles..." Malicieusement, le petit Bordes lui a dédié Pleine mer : il n'y a rien de sentimental dans cette mélodie.
Les images marines font partie de la vision que Charles Bordes avait de l'univers. Il passait ses vacances au Pays Basque, au-dessus de Saint Jean de Luz à contempler l'océan, comme essaie de le montrer un billet de ce blog.
Car les vagues profondes de la mélodie annoncent les trois vagues du conte basque sur lequel Charles Bordes écrivait son poème dramatique, resté inachevé comme on sait trop bien. Dans le conte, comme dans l'opéra, la troisième vague, terrrible, la vague de sang, doit emporter le héros, tout détruire. Affirmant sa liberté, il lui plante au cœur son harpon, et tout se calme.
Ainsi la vague peut être maîtrisée. Dans la mélodie chorale à quatre voix, Madrigal à la musique, sur la traduction d'un texte de Shakespeare par Maurice Bouchor, Charles Bordes dit cette maîtrise. Shakespeare écrit : "Even the Billowes of the Sea,/Hung their heads", Bouchor traduit : "et la vague marine,/ Vaincue, à ses pieds déferlait." À travers le mythe d'Orphée, c'est l'univers tout entier qui est apaisé, les animaux (c'est ce qui est attendu) et aussi l'océan.
Charles Bordes affirme le pouvoir du compositeur. Cette première mélodie n'est pas seulement un exercice que l'élève (Bordes) présente à son maître (Chabrier). Certes, il y a des facilités, comme le souligne J.-F. Rouchon ; parlant de la mélodie Pleine mer il écrit : "une écriture musicale suffisamment rudimentaire, avec ses formules d'accompagnement en arpèges" (p. 158 dans sa thèse). Mais ajoute Rouchon, sans craindre la contradiction, ces arpèges et d'abondants chromatismes soulignent d'une "écriture très dramatique" la puissance de l'océan (p.160).
Le passage du poème de Victor Hugo choisi par Charles Bordes ne dit rien de l'orgueil, de l'affrontement de l'homme avec Dieu, en un mot de l'hubris des habitants de Sodome et Gomorrhe, et dans la sixième partie du même poème, Le feu du ciel, Hugo dit à propos de la Tour de Babel, "le néant des mortels". Ce n'est pas le sujet. C'est l'œuvre du Créateur, l'océan, qui est décrite par le Poète, maître lui aussi de la Création, à travers le langage. C'est aussi la maîtrise du Compositeur, envisagée dès le début, dans cette mélodie Pleine mer par l'auteur du Madrigal à la musique et de l'opéra Les trois vagues.
[La première illustration est un tableau du peintre américan Thomas Moran, La mer en colère (The angry sea) datant de 1911 (collection particulière). Les dessins de Victor Hugo ont été empruntés à la BNF. Ma dette est grande envers la thèse de Jean-François Rouchon, qui a permis à ce billet de décoller. Comme toujours, on peut, si on veut, cliquer sur les mots en gris et soulignés ; ce surf (ce mot n'est-il pas ici particulièrement apte ?) permet d'élargir le billet. On y lit même de l'anglais...]
BC