Nous dirons d'abord quelques mots du poème de Sully-Prudhomme.
C'est dans son premier recueil, Stances et Poèmes (1865), que paraît ce texte. En voici les cinq strophes :
Le vase où meurt cette verveine
D'un coup d'éventail fut fêlé ;
Le coup dut l'effleurer à peine :
Aucun bruit ne l'a révélé.
Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D'une marche invisible et sûre,
En a fait lentement le tour.
Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s'est épuisé ;
Personne encore ne s'en doute,
N'y touchez pas, il est brisé.
Souvent aussi la main qu'on aime,
Effleurant le cœur, le meurtrit ;
Puis le cœur se fend de lui-même,
La fleur de son amour périt ;
Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde ;
Il est brisé, n'y touchez pas.
Nous sommes loin du carpe diem. Le présent ne compte pas. C'est la fin qui est sûre, et la fin, c'est la mort. Pour user d'une autre métaphore : nous voyons un jardin dans la ville, mais c'est un cimetière.
La mort, ici, est à peine visible mais présente dès le début : la fleur s'étiole, elle meurt (vers 1). Le décor évoque un salon bourgeois, un vase en cristal (6) en évidence, la société mondaine, ces dames avec un éventail (2), et dans le vase beauté et délicatesse : loin des fleurs voyantes et somptueuses comme les roses de Madeleine Lemaire.
Ici la verveine (1), plante de Vénus, (et nous voyons l'amour, discrètement suggéré, dès le début), plante odorante avec discrétion et aussi belle par ses fleurs.
Pas de violence. Certes, un coup d'éventail (2), mais ce n'est qu'un geste, maladroit peut-être : effleurer à peine (3), aucun bruit (4).
Dans la deuxième strophe, le mal est décrit, avec son caractère irrémédiable : meurtrissure (5), mordant (6) c'est comme une bête féroce, ou humblement comme la maladie qui gagne de façon irrévocable.
Les strophes 2 et 3 décrivent l'invisibilité (7) de la blessure en insistant sur sa réalité (7-8) et sur des conséquences invisibles aussi : l'eau s'en va (9), les fleurs perdent leur sève ; Sully-Prudhomme dit suc (10) pour en marquer l'importance vitale et souligne avec épuisé (10).
Les deux dernières strophes montrent le parallélisme entre le vase et l'homme. La mort évoquée par Sully-Prudhomme est celle de l'amour avant la mort du corps (vers 16). Comme celle du vase on ne la voit pas et le poème s'arrête avant ce final dramatique. Ce dont Sully-Prudhomme parle, c'est de la fin des sentiments. Au début du poème on voyait bien sa différence avec un poème du carpe diem, c'était évident (dès le premier vers), mais on savait qu'avec le secret intime, il s'agissait du sentiment (vers 4).
Cette fin de l'amour, peut aussi se comprendre dans le contexte du salon bourgeois et au-delà : la société est préservée. Voyez le vers 17 : Toujours intact aux yeux du monde. La discrétion, voulue par le savoir-vivre, est assurée : pleurer tout bas (19).
Nous trouvons la même mise en garde à la fin de la première partie (vers 12) et à la fin du poème (vers 20) avec une inversion des termes donnant un ton implacable à cette fin.
Le poème était très célèbre. Sully-Prudhomme a obtenu le premier Prix Nobel de littérature (en 1901). L'œuvre de ce Parnassien ne dérangeait pas (à la différence d'un Rimbaud ou même d'un Verlaine) mais c'est surtout par Le vase brisé qu'il était connu. C'est ce que le Nobel a salué.
Les compositeurs l'ont plusieurs fois utilisé pour une mélodie. Le Centre International de la Mélodie Française en compte 21 dans son répertoire.
Le compositeur choisit le mineur : la mélodie est en ut mineur pour ténor ou soprano, si bémol mineur pour baryton ou mezzo-soprano, choix judicieux qui convient à la mélancolie du thème. Elle a été écrite en 1879, presque 15 ans après avoir été publiée (1865). Elle est lente, les mots sont détachés (comme meurt, v.1) ; pas de dramatisme, le ton reste narratif.
Dans la deuxième strophe et aussi la troisième, le piano évoque la vie sociale, le salon. Un crescendo dans la troisième strophe nous mène à l'avertissement (N'y touchez pas v.12). La mélodie souligne avec un forte les mots importants du poème dans la deuxième et la troisième strophe : marche (v. 7) et fraîche (v. 9).
César Franck répète le dernier vers de la troisième strophe et conclut cette première partie du poème qui établit la métaphore en ajoutant N'y touchez pas.
Pour la deuxième partie de la mélodie, on a le calme de la méditation. Le piano reprend doucement l'agitation de la deuxième strophe, mais ce sont les tourments intérieurs que l'on perçoit, ce n'est plus la société. Le compositeur introduit des modifications d'altération, par exemple 3 bémols pour le meurtrit (v.14).
Pour le dernier vers du poème, on entend tous les mots sur la même note ; la musique exprime la fatalité du dénouement. Ce qui se passe est irrémédiable.
Mélodie d'autant plus efficace que César Franck l'écrit avec simplicité, conscient de bien servir ce poème.
[Il existe plusieurs enregistrements des mélodies de César Franck. Ainsi le CD Maguelone en 2015 avec Catherine Dune (soprano), Patrick Delcour (baryton) et Jean Shils (piano) ; en 2022, pour le bicentenaire du compositeur, un CD reprend l'intégrale des mélodies et des duos chez Bru Zane avec Véronique Gens (soprano), Tassis Christoyannis (baryton) et Jeff Cohen (piano). On appréciera la sensibilité pianistique de Jeff Cohen ; sa conclusion de la mélodie Le vase brisé contient et retient la douleur. Si la couverture de ce CD veut illustrer le poème de Sully-Prudhomme, c'est un contresens. L'auteur du dessin aurait dû lire le texte. Il faut ajouter que c'est un contresens fréquent. Ce Vase est souvent représenté en faïence ou en porcelaine, alors qu'il est en cristal, avec des fêlures grossièrement raboutées, quand le poème nous dit qu'elles sont invisibles.
On peut écouter l'interprétation de Bruno Laplante en 1978, avec Janine Lachance (piano). C'est sur YouTube à l'adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=-1ICXWGPg1g .
Illustrations :
- vase en cristal Moser
- Couverture de la mélodie dans l'édition Enoch, 1900
- verveine en fleurs.]
BC