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12 juin 2022 7 12 /06 /juin /2022 19:13

[Le 1er octobre 2018, j'ai repris dans un texte ce que je savais de Paul Poujaud. Ce texte a d'abord été écrit pour moi, afin de m'aider à y voir plus clair chez ce mystérieux personnage, si important pour la musique en France au tournant du 19e siècle. Il a été montré à quelques personnes. J'ai pensé qu'il pouvait être utile dans ce blog, avec les textes fondamentaux qui sont :
- la notice du Carriat (1970)
- l'Évocation par André Jorrand (vers 1990).
Le portrait de Paul Poujaud provient d'une photo montrant diverses personnes de la Schola Cantorum, autour de Dom Mocquereau, dans la bibliothèque de l'Abbaye de Solesmes, en juillet 1897. Je remercie Patrick Hala de m'avoir autorisé à m'en servir.]

 

Pendant une cinquantaine d'années, en gros de 1880 à 1930, Paul Poujaud est une personnalité incontournable de la culture française. 
Il fait partie des milieux musicaux qui comptent (César Franck, les wagnériens français, Charles Bordes, La Société Nationale de Musique, la Schola Cantorum, Ernest Chausson, Henri Duparc, Claude Debussy, Paul Dukas), mais aussi de la peinture (Paul Degas, Maurice Denis) et de la littérature (Paul Valéry).

Il y a autour de lui un mystère complet. Par exemple il jouait peut-être du violoncelle (c'est ce que dit le dictionnaire de Carriat), mais personne ne l'a jamais vu jouer : il s'enfermait chez lui ; de même pour le piano. 
Il n'a rien publié, à part sa thèse de droit (1885), quand il est devenu avocat, c'est la seule chose qui figure dans le catalogue de la BNF. 
Il a écrit beaucoup de lettres. On peut en lire quelques-unes dans la correspondance publiée de Degas, de Valéry, mais où sont ses lettres à Charles Bordes ? Avec son ami Dukas, il y a une correspondance inédite (près de 150 lettres) à l'Université de Yale aux États-Unis.
L'Évocation d'André Jorrand parle de sa brillante conversation. Avocat, il savait parler, et il était l'ornement des salons et des dîners parisiens (il habitait dans les beaux quartiers, au 13 rue de Solférino, au coin du boulevard St Germain).

Sur le plan musical, l'action de Paul Poujaud est multiple.
Mélomane, il fréquentait les milieux musicaux. Compte-tenu de sa profession, il était le conseiller juridique informel de plusieurs compositeurs : Charles Bordes, Vincent d'Indy (Poujaud vérifiait ses contrats), Paul Dukas,  et d'importantes institutions musicales comme la SNM (Société Nationale de Musique) et surtout la Schola Cantorum. 
Mais c'est principalement comme leur conseiller sur les compositions elles-mêmes que son rôle était important. Il était capable de dire ce qui était bien et ce qui n'allait pas. Son jugement était respecté. 
L'opinion de Charles Bordes sur ce sujet (lettre de fin août, début septembre 1885), indépendamment de leurs relations personnelles, dit bien la situation : "…tu me manques, toi et tes bons conseils, sévères parfois, mais toujours justes."
César Franck, en 1890, deux ans avant sa mort, en lui demandant un air creusois pour l'utiliser dans une composition (voir l'article de Gastoué) marque bien l'importance de Paul Poujaud. Il connaissait bien ceux qu'on a appelé "la bande à Franck". Il a accompagné à Bayreuth les wagnériens français (Vincent d'Indy, etc.) ; on notera le passage sur Cosima Wagner dans l'Évocation d'André Jorrand. Il est allé à Solesmes travailler sur le chant grégorien avec les élèves de la Schola Cantorum (voyage de juin 1897 ; voir la photo). Les dédicaces de nombreuses œuvres lui sont offertes. Il en faudrait dresser la liste qui montrerait sa place centrale. 

Il était très lié avec le peintre Degas qui appréciait son "admiration silencieuse". Une photographie, "mise en scène" par ce dernier, est actuellement au Metropolitan Museum de New York. Il fréquentait aussi Maurice Denis et les nabis. Il figure dans une peinture de Maurice Denis au Théâtre des Champs Élysées à Paris (La Sonate). Dans son appartement de la rue de Solférino, il y avait des tableaux encore non-déterminés sauf l'un d'eux, Soir d'Octobre de Maurice Denis, qui a été vendu en 1929 et est maintenant au Musée d'Orsay.

Faisait-il partie du cercle Marcel Proust ? C'est une possiblité mais cela doit être précisé. Il était ami avec Valéry. Celui-ci lui a dédié le poème Aurore qui ouvre Charmes (1922). Paul Poujaud était grand lecteur de poésie ; il a su communier sur Verlaine avec Charles Bordes qui a écrit plusieurs de ses mélodies sur des textes de ce poète. En 1930, Valéry lui écrivait : "Que faites-vous, cher singulier ?" Plus loin dans sa lettre, Valéry espère que Poujaud, son "cher Creusois", utilise sa retraite à Guéret pour écrire. C'est le problème. Où sont ces textes ? Il y a quelques années, les Archives départementales de la Creuse, interrogées, n'avaient pas encore classé le fonds Jorrand. Il doit y avoir là des choses intéressantes.

On aborde ici la question de la biographie et de la vie personnelle de Poujaud. Son père, Émile Poujaud, mort en 1887, était un notable de la Creuse. Il avait été sous-préfet à Boussac. En 1826, il avait acheté un domaine à Valette, hameau de Saint Fiel, qui comportait trois fermes. Pour d'obscures raisons financières (pour moi ; Paul Poujaud avait une sœur, Sophie, mentionnée dans l'Évocation ; peut-être Valette formait sa dot) ce domaine est devenu ensuite propriété des Jorrand, mais Paul Poujaud y venait régulièrement, et c'est là qu'il est mort, en 1936. Plusieurs de ses lettres à Paul Dukas y ont été écrites. Paul Poujaud, après 1929,  vivait chez les Jorrand, 38 rue du Prat à Guéret, comme le dit l'Évocation. Il avait un frère plus âgé, Léonard, lui aussi avocat à Paris (mais sa thèse ne figure pas dans le catalogue de la BNF). Je ne sais rien sur lui. Visiblement, la musique n'était pas sa passion. Paul Poujaud était riche. Était-ce une fortune personnelle ? Était-ce ce que lui rapportait son métier (on n'oublie pas les divorces bourgeois) ? 
De 1884 à 1909, Paul Poujaud était l'amant de Charles Bordes. Dom Hala parle "d'amitié homosexuelle" mais n'y croit pas (p.  332), pas plus qu'au sentiment de culpabilité de Charles Bordes. Je suis d'un avis différent, mais ce qui important, plus que toutes les étiquettes, c'est la proximité intellectuelle entre les deux hommes. Le livre de Dom Hala cite de nombreuses lettres de Charles Bordes à Paul Poujaud. Curieusement ces lettres proviennent des descendants de Vincent d'Indy. Il n'y a pas une seule lettre de Paul Poujaud (pas une). Ces lettres expriment l'amour ("mille tendresses" dit Charles Bordes) et donnent des détails sur la vie quotidienne : Charles Bordes, souvent en tournée, est gourmand et parle de la nourriture mais aussi du mal qui le fait souffrir, et rend difficile son activité musicale, dès 1884, jusqu'à sa mort en 1909 (à l'âge de 46 ans). Ces lettres parlent surtout de la musique, du travail musical ; pas seulement l'aspect administratif, ennuyeux, de l'organisation de concerts, mais le choix des thèmes, l'écriture musicale, essentielle pour le compositeur. Dans ses deux lettres à Amédée Gastoué, plus tard, en 1930, Paul Poujaud dit l'importance pour lui de ces 25 ans de sa vie. Comment ne pas songer à ce que dit Verlaine dans Dansons la gigue :
Je me souviens, je me souviens 
Des heures et des entretiens, 
Et c'est le meilleur de mes biens
.

C'est de Rimbaud que le poète parle et non de la pauvre Mathilde Mauté. En 1874 il fallait porter un masque, comme en 1890 quand Charles Bordes écrivit une mélodie sur ce poème (dédiée à Paul Poujaud).
On ne sait pas comment Paul Poujaud a vécu la Grande Guerre (il avait soixante ans en 1914) ; s'il était à Paris le 28 mars 1918, il est allé aux obsèques de son ami Debussy dans ce Paris bombardé par la Grosse Bertha. La cérémonie avait lieu à l'église St Gervais (que Paul Poujaud connaissait bien, à cause de Charles Bordes) ; le lendemain, un obus tombait sur l'église, tuant 88 personnes. 
Après la guerre, jusqu'à son départ en 1929, même si ses goûts ne le portaient pas vers "l'avant-garde" musicale, picturale ou littéraire, il a dû continuer à être un "arbitre culturel" (l'Évocation parle de Stravinsky, "à qui il exprima courtoisement ses réserves…"). Lui qui aimait tant la poésie, a-t-il lu celle de Guillaume Apollinaire ?
Il a pris une sorte de retraite en Creuse (en 1929, il avait 73 ans), mais il a dû continuer à écrire, et pas seulement des lettres. 
Mort en 1936, il est enterré au cimetière de Guéret, dans la "chapelle Jorrand", à 20 m de l'entrée. Y est aussi enterrée, Annette Philippon, la vieille servante de la famille Poujaud. Elle est morte en 1915, après 57 ans de service nous dit l'épitaphe. Elle a dû élever les enfants Poujaud, Paul en particulier, dont ces lignes ont essayé de rappeler le souvenir.


BC

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