Pour sa mélodie S'il est un charmant gazon, César Franck choisit en 1857, la Nouvelle Chanson sur un vieil air des Chants du Crépuscule (1835) de Victor Hugo, poème paru, donc, 22 ans plus tôt. Un vieil air peut-être, mais un nouvel amour, celui de Juliette Drouet. Victor Hugo a écrit ce poème, un an après le 1er anniversaire de sa nuit d'amour avec Juliette, du 18 au 19 février 1833. Cette date deviendra, nous dit Nicole Savy, "le 16-17 février, nuit de noces de Cosette et Marius dans Les Misérables". Amour idéal et lumineux qui vient directement de ces anges.
S'il est un charmant gazon
Que le ciel arrose,
Où brille en toute saison
Quelque fleur éclose,
Où l'on cueille à pleine main
Lys, chèvrefeuille et jasmin,
J'en veux faire le chemin
Où ton pied se pose !
S'il est un sein bien aimant
Dont l'honneur dispose,
Dont le ferme dévouement
N'ait rien de morose,
Si toujours ce noble sein
Bat pour un digne dessein,
J'en veux faire le coussin
Où ton front se pose !
S'il est un rêve d'amour
Parfumé de rose,
Où l'on trouve chaque jour
Quelque douce chose,
Un rêve que Dieu bénit,
Où l'âme à l'âme s'unit,
Oh ! j'en veux faire le nid
Où ton cœur se pose !
Le poème a inspiré plusieurs compositeurs (Liszt, Fauré, Massenet, Saint Saëns, Widor et bien sûr César Franck).
Il a écrit deux versions de la mélodie, en mi bémol et en la bémol. Elles sont proches dans l'expression d'une poésie sentimentale et paisible. On est sensible à la partie de piano ; elle coule et lie une strophe à la suivante et conclue la mélodie. Dans l'enregistrement Bru Zane, l'auditeur est porté par cette interprétation.
Le poème repose sur une supposition : si. Le texte s'adresse à l'aimée. les trois strophes disent par allusion, son corps (ton pied, 8), son esprit (ton front, 16) et son âme (ton cœur, 24). C'est comme une démonstration ordonnée. C'est un idéal. Il semble atteint. Est-ce possible ? Le poème ne répond pas à cette question.
Nous trouvons une offrande à l'aimée, accompagnant le sentiment de l'auteur : j'en veux (7), j'y veux (15), j'en veux (23). Ce sentiment, très fort sans doute (choix du verbe vouloir) reste dans le domaine du souhait, ce qui nous renvoie à l'idéal que le poème exprime.
Dans la première strophe, Nous avons l'image d'un univers enluminé : des fleurs parsemées dans leur état le plus beau (brille, 3 ; éclose, 4). Ce sont des fleurs sublimes (6) : on est comme dans la tapisserie de la Dame à la Licorne. Les fleurs sont nommées et leur symbolisme est sous-entendu : le lys, la pureté, le chèvrefeuille, la fidélité, le jasmin, la pureté encore, la modestie et la force en amour. Le poème offre l'image d'un chemin (7), le chemin : pas de départ, pas d'arrivée.
La deuxième strophe reprend, dans sa conclusion (où ton front se pose, 16) la répétition de l'offrande, la même structure exclamative avec la rime féminine et le verbe poser. Les rimes (dans la première strophe mains, 5 ; jasmin, 6 ; chemin, 7) continuent d'être très simples : sein, 13 ; dessein, 14 ; coussin, 15. Le noble sein, 13, est ici celui de l'amant. Pas d'érotisme à la Verlaine où 35 ans plus tard on lit : "Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête…" Ici nous avons la poitrine protectrice de l'homme, non de la femme. Les mots choisis disent le sens du devoir : bien aimant, 9 ; honneur, 10 ; dévouement, 11. Et encore, comme pour insister : rien de morose, 12 ; noble, 13 ; digne dessein, 14. Pas d'érotisme, du sérieux.
La troisième strophe nous dit que c'est un idéal inaccessible, proche de la Divinité ; voyez le vers 21 :
Un rêve que Dieu bénit.
En même temps cette union est exprimée avec la banalité, le vague, du quotidien : douce chose, 20 : bénit, 21 ; le nid, 23. Cette dernière image exprime le refuge essentiel.
Victor Hugo veut écrire un poème d'amour vrai (22) :
l'âme à l'âme s'unit
[Le poéme de Hugo provient de : Victor Hugo, Œuvres complètes, poésie 1, Paris, Robert Laffont, 1985. Les chants du crépuscule (p. 752) et notes par Nicole Savy (p. 1087).
Les remarques de Jean-Philippe Navarre sur le livret du CD Bru Zane ont inspiré ce billet. Jean-Philippe Navarre est par ailleurs l'auteur d'une édition critique des mélodies de César Franck, (Les Presses du Collège Musical, 2020).
L'illustration provient de Gallica. C'est un détail de la couverture de l'édition Énoch & Cie, 1922.
On trouvera cette mélodie sur le CD Harmonia Mundi (HMC 1138) avec Felicity Lott et Graham Johnson (1985). Il existe d'autres enregistrements des mélodies de César Franck. Ainsi le CD Maguelone en 2015 avec Catherine Dune (soprano), Patrick Delcour (baryton) et Jean Shils (piano) ; en 2022, pour le bicentenaire du compositeur, un CD reprend l'intégrale des mélodies et des duos chez Bru Zane avec Véronique Gens (soprano), Tassis Christoyannis (baryton) et Jeff Cohen (piano).
On peut écouter l'interprétation de Bruno Laplante en 1978, avec Janine Lachance (piano), c'est sur YouTube à l'adresse suivante :
https://www.youtube.com/watch?v=KUI6n1veFSU (en la bémol)
et https://www.youtube.com/watch?v=4tya_ivVJZ0 (en mi bémol, enregistrement septembre 1977).]
BC