Dans la mélodie écrite par Charles Bordes, le mouvement rapide, énergique, du début revient plusieurs fois ; il est en opposition très nette avec le mouvement lent et élégiaque qui porte le texte.
Ce contraste a bien sûr été entendu par de nombreuses personnes. Ce mouvement souligne le leitmotiv du texte de Verlaine qui donne son titre à la mélodie. On se tromperait de n'y voir qu'une invitation, un appel. C'est un cri, ironique et douloureux. Ces remarques veulent en montrer l'arrière-plan.
Le caractère grinçant de l'œuvre a été bien vu par Françoise Masset, dans son interprétation du 8 novembre 2009 salle Thélème à Tours.
Il y a une source évidente à la mélodie de Charles Bordes. C'est le chant populaire geordie (Nord-Est de l'Angleterre) "Weel the keel row", classique de ce folklore, et qui date du 18e siècle. Beaucoup l'ont chanté ; à Newcastle et sur les bords de la Tyne, c'était comme un hymne. La jeune fille (lassie) qui chante, dit la fierté qu'elle éprouve en pensant à son ami (my laddie), marin sur une barge (keel) qui transporte le charbon de la Tyne (coaly Tyne). Ce garçon, c'est le meilleur, le plus beau (he's foremost) ; elle insiste sur son attrait physique :
Sae leish, sae blithe, sae bonny.
Sae, vous reconnaissez so et leish est synonyme de blithe qui évoque un corps harmonieux et souple : les termes sont en quelque sorte répétés pour montrer cet éblouissement sensuel. La dernière notation A dimple in his chin évoque cet attrait irrésistible de Johnnie, une "fossette sur le menton".
Voici le texte de la chanson :
1. As I came thro' Sandgate,
Thro' Sandgate, thro' Sandgate
As I came thro' Sandgate,
I heard a lassie sing:
Refrain:
Weel may the keel row,
The keel row, the keel row
Weel may the keel row
That my laddie's in.
2. Oh, wha's like my Johnnie,
Sae leish, sae blithe, sae bonny?
He's foremost 'mang the
Mony keel lads o' coaly Tyne.
3. He'll set and row sae tightly,
Or in the dance sae sprightly
He'll cut and shuffle sightly
'tis true - were he not mine.
4. He wears a blue bonnet,
Blue bonnet, blue bonnet
He wears a blue bonnet,
A dimple in his chin.
Il me revient, mélange de douleur et de joie, l'enregistrement qu'en avait fait jadis Kathleen Ferrier pour le disque Blow the wind southerly…
Paul Verlaine connaissait ce chant. Il l'avait probablement entendu. Même à Londres on connaît l'accent geordie. Ce séjour outre-Manche avec Rimbaud lui a laissé des sentiments ambivalents. C'est ce qu'il exprime dans Dansons la gigue, paru en 1874 dans les Romances sans paroles. C'est une des Aquarelles dans Streets. Nous savons que le lieu d'écriture est Soho. Comme ailleurs c'est un masculin qu'il faut entendre quand il dit :
C'est aussi la douleur de cet amour défunt :
qui s'achèvera – on le sait – par le coup de pistolet de Bruxelles.
Ce qui reste pour le poète, ce sont ces colloques avec l'autre poète :
je me souviens
Des heures et des entretiens,
Et c'est le meilleur de mes biens.
A partir de ces échanges précieux, Verlaine écrira en 1888 son chapitre sur Rimbaud dans Les poètes maudits. Pour le reste, et pour employer une expression moderne, le coming out de Verlaine n'a pas eu lieu, et d'ailleurs l'Angleterre était un lieu dangereux, même pour des "adultes consentants", comme l'histoire l'a bien montré. Et il était également impossible en France, d'où la transposition masculin/féminin.
Les mélodies ont souvent un dédicataire ; nous notons, sans en faire un roman, que Charles Bordes dédie celle-ci à son ami Paul Poujaud. En 1890, écrivant cette musique sur le poème de Verlaine, Charles Bordes utilise l'air populaire en ouverture et en thème obsédant. Il marque ainsi ce lien étroit avec l'Angleterre. Ce qui parlait au poète comme l'évocation d'un corps
sae leish, sae blithe, sae bonny
parlait aussi au musicien.