Charles Bordes écrit à Guétary, en août 1901, une mélodie intitulée Mes cheveux dorment sur mon front, titre qui dit simplement le premier vers du poème.
Mes cheveux dorment sur mon front,
Les lampes de mes yeux sont éteintes,
Plus mes lèvres ne parleront :
Mes cheveux dorment sur mon front.
Ils sont couchés sur mon front blanc
Comme les épis sur le champ :
Leur moissonneur fut mon amant.
Des moissons belles journées chaudes,
Moisson est faite dès longtemps :
Le glaneur du soir, sur le champ,
Vainement hésite et rôde.
Glaneur, glaneur, il fait trop noir,
Cherche ailleurs le pain d'espoir !
Le beau faucheur s'en est allé,
S'en est allé le coeur en fête,
Vers d'autres moissons non faites.
Mes cheveux dorment sur mon front,
Dans la terre ils germeront
Quand mon âme sera défaite,
Ils germeront dans la mort :
Glaneur, va t'en, mes cheveux blonds,
Pour lui seul dorment sur mon front !
Le poème est de Camille Mauclair qui l'a publié en 1904 sous le titre Chant de la moissonneuse dans le recueil Le sang parle.
De son vrai nom Séverin Faust, Camille Mauclair (1872-1945) est l'indispensable lien entre les auteurs, les peintres et les musiciens de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle. Il reste encore peu connu et est peu étudié par les chercheurs, en raison de ses nombreuses publications alimentaires (le terme "polygraphe" est souvent employé, de façon péjorative, à son égard) et surtout de son attitude impardonnable après 1930 et sous l'Occupation. Ce n'est pas notre sujet et nous ne occupons que de l'écrivain avant 1920.
Charles Bordes connaissait le poème avant sa publication en recueil. De nombreux musiciens utilisaient les poèmes de Camille Mauclair pour des mélodies (parmi les contemporains de Charles Bordes, des connus et des moins connus : Louis Aubert, Ernest Bloch, Gustave Charpentier, Ernest Chausson, Antoine Mariotte, Florent Schmitt). Camille Mauclair est l'auteur d'articles et de plusieurs livres sur la musique, par exemple La religion de la musique en 1909 ou Schumann en 1906. Comme Charles Bordes, il admirait ce compositeur qu'il citait : "la poésie est une confidente et un chant".
Un des thèmes de la poésie de Camille Mauclair (qui a écrit deux autres recueils, Sonatines d’automne, 1894 et Émotions chantées, 1926), étudié par Simonetta Valenti (Camille Mauclair homme-de-lettre fin-de-siècle : critique littéraire, œuvre narrative, création poétique et théâtrale, Éditions Vita e pensiero, Milano, 2003), est "la mort, destinée angoissante de l'homme mauclairien". C'est aussi un thème de prédilection de Charles Bordes, culminant en 1903 dans la mélodie sur le poème du pauvre Lélian, pour laquelle le compositeur note : "Extrêmement lent et très résigné".
Il se fait temps qu'aussi je meure…
La répétition, au caractère incantatoire, est caractéristique de ce poème. On peut voir dans ce procédé une réminiscence de la chanson populaire, mais surtout elle exprime le caractère irrémédiable de la mort.
Dans le poème que nous considérons, l'angoisse, réelle, est mêlée à un espoir ambigu. Le moissonneur du poème de Camille Mauclair, c'est la mort (au masculin, ainsi qu'en anglais : Death is the man takin' names, comme le chantait Paul Robeson), "le beau faucheur". Avec la faux, certes, mais loin de la danse macabre. Charles Bordes note ici "avec un sentiment populaire un peu sauvage" ; il lit le poème depuis Guétary, au Pays basque, et comme l'écrira François-Paul Alibert (dans Charles Bordes à Maguelonne, 1926, p. 35) le musicien marque son attirance pour "cette humanité barbare".
L'épi coupé, le mort, s'adresse à nous. Dès le début, la comparaison anthropomorphique fonctionne : les cheveux, le front, les yeux, les lèvres.
Le poète voit que la parole est vaincue et il a cette phrase terrible :
Plus mes lèvres ne parleront.
Sans doute, c'est l'écrivain qui exprime son angoisse. Mais la mort n'a pas été qu'une souffrance ; la brutalité est bonne, pas seulement pour le musicien :
Leur moissonneur fut mon amant.
Camille Mauclair retient l'image rurale du glaneur. Le mot répété contribue surtout à l'effet incantatoire du texte. Il faut voir au-delà de cette image réaliste. Le pain, dont le glaneur a besoin pour survivre sur cette terre, ce n'est pas le sujet. Il fait trop noir. Mauclair, poète symboliste, s'il partageait avec Zola des opinions dreyfusardes, avait soin de souligner que son approche littéraire était différente.
Les cheveux dorment ; se réveilleront-ils from that sleep of death ? Et l'ambigüité demeure. La perspective chrétienne, dans l'Evangile selon Saint Jean (12, 20) nous dit que la mort est un processus de vie : "si le grain tombé à terre ne meurt pas, il reste seul, mais s'il meurt, il donne beaucoup de fruits". C'est ce que Camille Mauclair reprend, parlant des grains de l'épi moissonné :
Ils germeront dans la mort.
Sa vision est probablement différente. L'espoir, nous l'avons dit plus haut, reste ambigu. Il écrit dans Commentaire sur la poésie, qu'il y a une nouvelle forme de vie pour l'artiste, "une victoire sur la mort", c'est l'œuvre d'art, grâce à laquelle l'homme pourra se perpétuer (cité par Simonetta Valenti, p. 129).