En 1883, Charles Bordes compose une mélodie sur le poème Amour évanoui de Maurice Bouchor :
Le temps des lilas et le temps des roses
Ne reviendra plus à ce printemps-ci ;
Le temps des lilas et le temps des roses
Est passé, le temps des œillets aussi.
Le vent a changé, les cieux sont moroses,
Et nous n'irons plus courir, et cueillir
Les lilas en fleurs et les belles roses ;
Le printemps est triste et ne peut fleurir.
O joyeux et doux printemps de l'année
Qui vint, l'an passé, nous ensoleiller,
Notre fleur d'amour est si bien fânée,
Las ! que ton baiser ne peut l'éveiller.
Et toi, que fais-tu ? Pas de fleurs écloses,
Pas de gai soleil, ni d'ombrage frais.
Le temps des lilas et le temps des roses
Avec notre amour est mort à jamais.
Trois ans plus tard, Ernest Chausson termine sa mélodie sur le même poème. Les deux compositeurs se connaissaient. Par ailleurs, les poèmes de Bouchor ont été mis en musique par plusieurs compositeurs en plus de Bordes et de Chausson (Bréville, Camondo, Debussy, Gedalge, Tiersot, etc.) Vous trouverez toutes les précisions dans la précieuse Encyclopédie sur le site du Centre international de la Mélodie française.
La mélodie de Chausson a beaucoup de succès. Vous en trouverez plusieurs interprétations sur Internet. Ecoutez celle de Gérard Souzay (1955).
Cette douloureuse évocation de "la mort de l'amour", pour utiliser l'expression de Maurice Bouchor, a un versant humain, également douloureux, que certains trouveront peut-être trop "pipol" (ou people, comme on dit).
Le 10 juin 1899, en roulant en vélo dans la propriété du baron Laurent-Atthalin, au Limay à Mantes-la-Jolie, Ernest Chausson heurte de la tête un des murs d'enceinte et succombe d'une fracture du crâne. Il avait quarante quatre ans. Sa deuxième fille, Marianne, avait 8 ans. En 1911, elle était fiancée avec François Mauriac, puis ces fiançailles étaient rompues, la même année. Cela fit grand bruit.
Une explication est l'attitude de Mme Mauriac (son étouffante "genitrix ") ; les amis d'Ernest Chausson avaient continué de fréquenter le salon du Boulevard de Courcelles, les Fauré, Debussy, Redon, Denis, Monet, etc. et Mme Mauriac trouvait ce milieu trop artiste. Mauriac lui-même écrivait : "je ne pense pas sans frémir au monde qui fréquente chez sa mère." Elle a donc poussé son fils à rompre. On lira sur ce sujet l'article "François Mauriac, lecteur de Maurice Bouchor, paroles et musique" de Paule Lapeyre (dans Lire, écrire, contempler, 2006).
L'autre explication, plus récente, est que la rupture vient de Mme Chausson, effrayée de l'homosexualité latente de Mauriac (voir la biographie controversée de Mauriac par Jean-Luc Barré parue en 2009). Ce blog ne prendra pas partie.
La mélodie, si souvent entendue dans la famille Chausson, paraît en quelque sorte prémonitoire. D'autre part, comme le montre bien Paule Lapeyre, le thème de la rupture se retrouve dans l'œuvre de François Mauriac, de La Pharisienne à Maltaverne (roman inachevé) en passant par Le nœud de vipères. Il se marie en 1913 avec Jeanne Lafon.
Pendant la guerre Marianne Chausson est infirmière ; elle tombe amoureuse de Gaston Julia, défiguré au Chemin des Dames et qui portera toute sa vie un masque de cuir. Ils se marient en 1922. Le grand mathématicien, spécialiste de l'itération, découvre les fractales, plus tard étudiées par Mandelbrot. Ce n'est que justice de terminer ce billet, où une mélodie est revenue comme une obsession, par "l'ensemble de Julia".