L'encyclopédie du Centre International de la Mélodie Française montre que les poèmes de Francis Jammes ont souvent été utilisés, par de nombreux musiciens, comme Raymond Bonheur, avant Charles Bordes (c'est un des premiers), ou Pierre de Bréville, après, sans oublier Arthur Honneger, André Jolivet, Darius Milhaud ou Georges Brassens.
Quatre mélodies ont été composées par Charles Bordes. Elles ont été écrites à Guétary en août 1901 où il passait l'été. Les quatre poèmes ont été écrits en 1897 et publiés en 1898 au Mercure de France dans De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir, "son premier vrai recueil poétique" d'après la notice de Wikipédia ; ils sont dédiés à Stéphane Mallarmé.
(Ce portrait, par Jean Veber, date de 1898)
La religion évoquée par le poète est une religion "ordinaire", "banale" presque. C'est plus tard, après 1905, date de sa "conversion", que Francis Jammes trouvera un refuge dans une religion vécue tous les instants.
Si Verlaine est le grand poète qui inspire les mélodies de Charles Bordes, Francis Jammes est l'autre. Charles Bordes ne pouvait qu'être sensible à son lien avec le Pays basque ; Jammes habitait à Orthez, en Béarn, à 70 kilomètres de Guétary (plus tard, après 1919, il vivra à Hasparren). Ce lien, Charles Bordes le partageait, n'était-il pas un "Basque d'adoption" ? Le choix qu'il fait parmi les poèmes est révélateur d'une personnalité complexe, moins "lisse" qu'on a l'habitude de le dire. Les quatre dédicataires des mélodies sont liés à la Schola cantorum ; ils constituaient le quatuor vocal que Bordes y avait créé : Joly de La Mare, Marie de la Rouvière, Jean David et Albert Gébelin. On peut trouver ces quatre mélodies, dans l'ordre qui suit, dans le recueil Dix-neuf œuvres vocales, (édition de Pierre de Bréville), Paris : Rouart, Lerolle & Cie, 1914.
La paix est dans le bois silencieux ; cette mélodie a été créée le 5 avril 1902 à Paris, salle Pleyel, par Joly de La Mare à qui elle est dédiée. La mélodie a été étudiée au cours de l'Académie Francis Poulenc 2011 et était chantée (Álvaro Vallés, baryton, Masumi Fukaya, piano) au Concert de clôture à Noizay le 26 août 2011. Le premier vers annonce l'apaisement. Certes
la vie,
dans ce silence, était magnifique, tendre et grave.
comme le dit la deuxième strophe. Cependant la souffrance est constante :
je faisais moins de cas de ma douleur
et la paix est un déficit :
[je] laissais / la résignation calmer tristement mon âme
et c'est par une renonciation que l'état d'apaisement est obtenu :
j’ai laissé tomber ma pensée.
Oh ! ce parfum d’enfance ; mélodie dédiée à Jean David. Ce poème et la mélodie sont analysés par Caroline Vivès ( dans Le vers libre dans tous ses états. Histoire et poétique d'une forme (1886-1914), sous la direction de Catherine Boschian-Campaner, Paris : L'Harmattan, 2009, pp. 233-237). La thématique du poème où le mot parfum revient sept fois dont trois fois dans sa conclusion, est mise en valeur par le musicien. Devant un texte en "vers libérés", il structure sa mélodie en trois parties. Cette apparente infidélité formelle a pour but un respect total du poème. Charles Bordes l'a très bien lu. Avec la mélodie, nous en avons "une réénonciation".
La poussière des tamis chante au soleil ; mélodie dédiée à Marie de la Rouvière. Une note de Bernard Molla sur la mélodie écrite à partir de Paysages tristes de Verlaine (p. 465) ajoute : "La souple mélodie debussyste se retrouve de façon encore plus évidente dans La poussière des tamis, une des plus belles pages de Bordes."
Il existe actuellement de cette mélodie un enregisrement rare dans le CD édité par l'Association Francis Jammes, Maison Chrestia, 64300 Orthez. On peut se le procurer. Il a été réalisé par Radio France Pau Béarn en 1992 et la mélodie est chantée par Philippe Pistole (ténor) avec Anne Cleary au piano.
Du courage ? mon âme éclate de douleur. Mélodie dédiée à Albert Gébelin (basse). On voit par sa tessiture que l'œuvre est pour une voix grave.
Du courage ? Mon âme éclate de douleur.
Cette vie me déchire. Je ne puis plus pleurer.
Qu'y a-t-il, qu'y a-t-il, qu'y a-t-il, dans mon cœur ?
Il est silencieux, terrible et déchiré.
Pourtant qu'avais-je fait que de fumer ma pipe
devant les doux enfants qui jouaient dans la rue ?
Un serrement affreux me casse la poitrine
Je ne puis plus railler… C'est trop noir, trop aigu.
O toi que j'ai aimée, conduis-moi par la main
vers ce que les hommes ont appelé la mort,
et laisse, à tout jamais, sur le mortel chemin,
ton sourire clair comme un ciel d'azur dans l'eau.
L'espoir n'existe plus. C'était un mot d'enfance
Souviens-toi de ta triste enfance et des oiseaux
qui te faisaient pleurer, tristes dans les barreaux
de la cage où ils piaillaient de souffrance.
Aimer. Aimer. Aimer. Abîmez-moi encore.
Je crève de pitié. C'est plus fort que la vie.
Je voudrais pleurer seul comme une mère douce
Qui essuie avec son châle la tombe de son fils.
Le poème exprime un trouble intense. On a pu lire que c'est la douleur physique que Francis Jammes puis Charles Bordes expriment. Il est évident que pour Francis Jammes il s'agit de souffrance morale :
Cette vie me déchire. Je ne puis plus pleurer.
Qu'y a-t-il, qu'y a-t-il, qu'y a-t-il, dans mon cœur ?
Il est silencieux, terrible et déchiré.
Le constat paraît insurmontable : "L'espoir n'existe plus". Le remède est difficile à trouver. "Un mot d'enfance" ? L'expression nous renvoie au deuxième poème du cycle mélodique et à l'aide que la religion peut apporter, au moins dans son aspect doloriste ("le mortel chemin", "la tombe de son fils") et la résignation. On n'oubliera pas, chez Jammes, cette contradiction au cœur de la religion, notamment entre le sexe (visions récurrentes de jeunes filles nues) et les commandements de la religion, même apaisée, même idyllique. (On lira sur cette "peur du péché" ce qu'en écrit Michel Volkovitch.)
Dans son livre "…exprimer l'inexprimable…" Essai sur la mélodie française (Amsterdam, 1996), Marius Flothuis écrit : "On observe aussi que ce texte revêt un caractère très personnel de confession, qui concerne tout d'abord le poète." Qu'en est-il de Charles Bordes ? Il était, certes, malade, et la souffrance physique est présente. Il ne s'économisait pas ; sa correspondance (transcrite par Bernard Molla dans sa thèse) montre qu'il s'alitait quand il n'en pouvait plus. Il souffrait de diverses intoxications alimentaires et surtout de ses "jambes phlébitiques". Le plus grand mal vient plus tard, après les mélodies dont nous parlons qui datent de 1901. C'est en décembre 1903, à Strasbourg, que Charles Bordes a eu son attaque d'hémiplégie (Bernard Molla, tome 2, p. 484), après laquelle il est allé dans le midi chercher le soleil et qui l'a laissé diminué : on pensera ici au témoignage de Jean-François Alibert qui le montre jouant Monteverdi d'une seule main. Mais en 1901 ? La douleur est morale. Nous connaissons mal les vrais problèmes. On peut supposer que Charles Bordes, si exigeant, jugeait insuffisante et imparfaite son action musicale, et pourtant il faisait beaucoup. C'est autre chose aussi. C'est le pécheur qui parle. Il se sentait coupable. On lira dans ce blog l'analyse de Dansons la gigue de Verlaine.
Là aussi nous resterons dans le flou, mais supposerons l'antagonisme entre l'étroitesse de la morale religieuse et les pulsions de l'individu. Et sans invoquer la loi religieuse et le sens du péché, plus généralement, ce moment de dépression qui frappe l'homme d'action est intensément émouvant. Cela dit, si Francis Jammes se résigne, c'est dans l'action que Charles Bordes trouve sa justification ; les années après 1901 ont été très riches de ce point de vue.
Les quatre poèmes de Francis Jammes, devenus des mélodies, sont présentés dans l'ordre indiqué. C'est une progression curieuse car l'apaisement n'en est pas le terme. Il vient avant la fin, dans le deuxième poème, avec cette vision de calme et d'harmonie : "Oh ! ce parfum d’enfance". Charles Bordes termine le cycle par le désespoir et s'il y a apaisement, il est ambigu.
Caroline Vivès signale que les quatre mélodies ont été chantées le 12 mars 1907 à Pau à l'occasion d'une conférence donnée par Jammes intitulée " Les jeunes filles et les fleurs".