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11 février 2011 5 11 /02 /février /2011 17:39

Ce musicien super-doué, ce pédagogue, ainsi désigné par la postérité (et fixé dans ce rôle par le monument de Vouvray) a choisi de laisser au second plan son œuvre de compositeur, pourtant singulièrement attachante, pour donner aux gens les moyens de chanter.

Et ce choix, il en a trouvé la justification dans son travail d'ethnomusicologie, en écoutant la voix des gens simples (Ce sont aussi les enfants qui chantent dans le monument de Médéric Bruno. Ils lisent les neumes du grégorien, certes. Pour reprendre l'étymologie du mot, c'est aussi le souffle de la liberté.) Dans le folklore basque, il a vu qu'il fallait donner à tous cette possibilité d'expression musicale, et il a puisé un élan, une inspiration pour son œuvre.

 

Il y a une influence strictement musicale. Dans la musique traditionnelle basque, Charles Bordes a retrouvé le plain-chant, qui est aussi une caractéristique du grégorien.  On débat de savoir si le folklore est à la source du grégorien. Charles Bordes pensait que tel était le cas pour la musique basque.

D'autre part, il y a un choc esthétique, qui combine musique et littérature. On a souligné l'importance de la conférence de 1885. Il s'agissait d'une conférence du médiéviste Gaston Paris, accompagnée d'illustrations musicales. Charles Bordes écouta la chanson basque Choriñoak kaiolan en extase. Julien Tiersot écrivit plus tard : "Ce fut pour lui comme la suggestion d'une musique inconnue, sortie de l'autre monde". (Cité par Natalie Morel Borotra, 'Charles Bordes et les Archives de la Tradition Basque' dans  'Le chant et l'identification culturelle des Basques (1800-1950)',   Lapurdum, V, 2000, numéro V)

 

Il y entend pour la première fois la mélodie Choriñoak kaiolan.  Voici les paroles :

 

1. Choriñoak kaiolan,
Tristerik du khantatzen:
Dialarik han zer jan,
Zeren, zeren,
Libertatia zouñen eder den!

2.
 Kanpoko choria,
So.giok kaiolari:
Ahal balin bahadi,
Harterik begir.adi,
Libertatia zouñen eder den!


3.
 Barda amets egin dit
Maitia ikhousirik:
Ikhous eta ezin mintza,
Ala ezina!
Desiratzen nuke hiltzia...

 

et leur traduction littérale par le Dr Jean-Félix Larrieu :


1. L'oiseau, dans la cage, Chante tout attristé : Tandis qu'il y a de quoi manger, de quoi boire, Parce que, parce que La liberté est si belle.
2. Oiseau du dehors, Jette un regard à la cage : Si cela t'est possible, Garde-t-en bien, Parce que, parce que, parce que ? La liberté est si belle.
3. Hier au soir j'ai rêvé Avoir vu ma bien-aimée, La voir et ne pouvoir lui parler. N'est-ce pas bien grand' peine ? Ah ! désespoir ! Je désirerais bien mourir.

 

Charles Bordes accepte aussitôt le travail de collecte qui lui est demandé par le Ministère de l'Instruction Publique. Il devient  "une sorte de Basque d'adoption", pour reprendre l'expression de Tiersot. Il mène sa mission en 1889-90 et passe ensuite tous ses étés au Pays Basque. Il écrit une conférence qu'il fait lire à Saint Jean de Luz en 1897 : "La musique populaire des Basques" ; il  y "démontre" l'intérêt musical du "chant basque", en l'analysant pour la première fois sur la base de critères musicologiques ; la parenté qu'il lui trouve avec le plain-chant et l'aspect rythmique retiennent son attention : le chant basque s'inscrit maintenant dans une histoire musicale, et non plus seulement dans une histoire littéraire, et des passerelles sont établies avec "la musique artistique"  (Nathalie Morel Borotra, op. cit.)

 

Les chansons collectées par Charles Bordes sont publiées à Paris par E. Barillon, sans indication de date : 100 chansons populaires basques , "recueillies et notées au cours de sa mission par Charles Bordes", une sélection, intitulée Douze chansons amoureuses du Pays Basque français et qui contient notamment Choriñoak kaiolan (n° 8) est publiée chez Rouart en 1910 : cette chanson aura accompagné Charles Bordes toute sa vie. Il y a aussi Douze Noëls populaires basques, (vers 1880), et surtout la musique religieuse basque, en 1897, Kantika espiritualak. On notera aussi :  Dix danses, marches et cortèges populaires du pays basque, (1908). L'Abbé Bordachar a bien défini l'importance de cette musique populaire sur Charles Bordes, soulignant cet appel de la liberté : " Il sent que la vraie musique est là, celle qui part du cœur et y revient, dans un jaillissement libre et spontané de la mélodie…" (Abbé B. Bordachar, Charles Bordes et son œuvre, Pau, 1922.)

 

Il ne faut pas oublier l'œuvre de Charles Bordes comme compositeur.

Elle est, du début à la fin, inspirée par l'univers musical basque.

Dans les mélodies, l'inspiration basque se retrouve indirectement, en particulier avec les poèmes de Francis Jammes (d'Hasparren, au cœur du Pays basque) que Charles Bordes utilise (lui même passant ce mois d'août 1901 à Guéthary, au bord de l'océan, à 25 km plus à l'ouest)… Une mélodie comme 'Du courage ? mon âme éclate de douleur' nous dit éloquemment la démarche existentielle de Charles Bordes. (voir Marius Flothuis dans  "…exprimer l'inexprimable…" Essai sur la mélodie française, pp. 77-83,  Amsterdam, 1996).

On peut citer la Suite basque (flûte, 2 violons, violoncelle) op. 6, en 1887, la Rapsodie basque, pour piano et orchestre, op. 9, en 1888, Trois danses béarnaises, op.11, en 1888, l'ouverture pour le drame basque Errege Jan en 1889, Euskal Herria, (musique de fête pour accompagner une partie de paume au Pays basque) en 1891. Dans ces œuvres, la musique populaire basque est intégrée dans la musique savante.

 

Enfin, il y a surtout cet opéra inachevé, Les trois vagues, commencé probablement en 1890, d'après un conte traditionnel basque, et dont il a aussi écrit le livret. Ceux qui ont vu ce manuscrit en ont souligné la grande valeur (nous en reparlerons dans ce blog).

 

On aura noté l'expression : "La liberté est si belle" répétée dans Choriñoak kaiolan. La traduction "rythmée" de F. Gravelet nous dit : "… rien n'est bon sans la liberté" puis "…rien n'est beau…" Au-delà d'une formulation paisible de ce slogan de lutte, il y a une définition esthétique (beau) qui ne peut que séduire les créateurs.

On comprendra mieux le sacrifice de Charles Bordes, consacrant son énergie à la diffusion de la musique et en limitant sa création propre, en écoutant encore Antton Valverde lancer son appel à la liberté.

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