Trois mélodies de Charles Bordes sont écrites sur des poèmes de Léon Valade. Elles ont été écrites en 1885, deux ans après la mort de l'auteur. (Poèmes publiés dans A mi-côte chez Lemerre en 1874.)
Le poète est aujourd'hui peu connu. Ce n'était pas le cas dans ces années 1870-1880 et il figure dans un tableau célèbre, "Un coin de table" par Fantin-Latour, au Musée d'Orsay à Paris. Ce tableau date de 1872.
C'est bien sûr la présence de Verlaine et de Rimbaud qui lui donne sa célébrité. On lira la notice du Musée d'Orsay et aussi celle de Wikipédia. Mais regardez le personnage qui est assis au centre, les bras croisés : c'est Léon Valade. Il faisait partie du groupe des "Vilains Bonshommes", rejoint en 1871 par Rimbaud. Il était le principal collaborateur de "l'Album zutique". Un dessin de Verlaine y montre Valade et son grand ami le poète Albert Mérat (à droite, de profil, Verlaine à gauche).
Mérat n'est pas dans le tableau Un coin de table. Il aurait dû y figurer, mais il était fâché avec Rimbaud. A sa place, vous voyez un bouquet de fleurs, tout à droite.
Léon Valade a rapidement mesuré le caractère exceptionnel de Rimbaud. Un des premiers à le faire. Il écrivait dans une lettre à Emile Blémont, (debout, au centre, avec le nœud papillon, dans le tableau de Fantin-Latour) du 2 octobre 1871 : "…un effrayant poète qui a nom Arthur Rimbaud, […] dont l'imagination pleine de puissance et de corruptions inouïes a fasciné tous nos amis. […] C'est un génie qui se lève. Ceci est l'expression froide d'un jugement pour lequel j'ai déjà eu trois semaines, et non d'une minute d'engouement." (passage cité par Luc Badesco, La génération poétique de 1860, Nizet 1971, p. 1045).
Les mélodies de Charles Bordes sont comme les trois mouvements de Madrigaux amers qui en est le titre commun.
Le premier poème, Profonds cheveux, marque la présence du mal amoureux et de l'illusion qui va avec. Les cheveux seuls expriment l'innocence et aussi la sensualité (3-4) ; ils ne sont pas responsables (9). Le reste n'est que méchanceté (6), indifférence amoureuse (7), cruauté (10). Un leurre : le résultat est la souffrance (8). Ce constat est présenté, nous dit le musicien "Lent avec un sentiment contenu".
Le deuxième poème Le rire, montre une accalmie (3), une joie (4, 9), et l'acceptation du mal. "Pas trop lent" dit Charles Bordes. Même les pleurs de l'aimée sont un délice (5-8), mais le poète sait que c'est une tromperie (11), acceptée comme telle (11-12).
Le dernier poème, Sur la mer, dit l'échec. L'illusion a continué un moment : Mes rêves […] ont cru fendre le bleu des cieux. Mais l'amant est vaincu. Vision traditionnelle, c'est la perfidie féminine (10). Les ondes du premier poème sont devenues un tombeau : le noyé sous les ondes (12). Dans le conte basque, bien connu de Charles Bordes, il est possible de vaincre la vague de larmes et même la vague de sang. Ici, ce n'est pas la même tragédie. Point de sang. Mais des larmes, oui, la vie est ainsi faite. Et le résultat, c'est la mort de l'amour :
Mes rêves sont ensevelis.
L'ensemble conduit à cette constatation résignée. La douleur est aussi à accepter. Un pessimisme élégant, que le titre souligne. Dans sa préface à l'édition Lemerre, Camille Pelletan décrit cette ambivalence : "Le titre de Madrigaux amers, que Valade a donné à quelques-unes de ces pièces, en rend bien le double caractère de subtilité ingénieuse et de sensibilité aigrie, ce sont des bouquets de fleurs frêles et maladives, aux nuances fuyantes, à l'arôme léger, écloses entre deux pavés de Paris, et frissonnantes comme des sensitives. Il y a, il me semble, quelque chose de tout-à-fait personnel, dans ces vers où une analyse singulièrement précieuse se mêle à un sentiment intense de douloureuse et inquiète tendresse. On dirait que le poète épris de la fragilité féminine, passionnément curieux et souffrant du monde de complications qu'elle renferme, met cette sorte de dilettantisme mélancolique qu'il donnait lui-même comme le trait marquant de son esprit, à savourer ce qu'il y a de plus délicat dans les blessures du cœur." Camille Pelletan est présent à droite dans le tableau de Fantin-Latour, le seul qui n'est pas en noir car il n'est pas poète. Mais il sait analyser finement les sentiments de son ami. Il voit bien les complications de "la fragilité féminine" et cette sorte de plaisir dans la douleur : "savourer […] les blessures du cœur".
Pour terminer ce billet, un portrait de Léon Valade :
c'est le buste du poète par Charles-Louis Malric dans le Jardin public à Bordeaux, où il est né en 1841 (photo Tony Shaw).