Voici, dans les réserves du Musée des Beaux-Arts de Tours, le plâtre préparatoire au monument à Charles Bordes qui se trouve sur le mur sud de l'église de Vouvray. Sa taille est de 1,45 m de haut, 1,05 m de large. La sculpture définitive a la même taille. Il a été donné au Musée par le sculpteur en 1930.
Si nous comparons la pierre et le plâtre dans le monument à Charles Bordes, les chanteurs, dans l'oeuvre définitive, paraissent moins dociles, plus envahis par ce qu'ils chantent, par leur sérieux, leur concentration et pour le chanteur du centre par l'expression de la douleur. Certes il y a une grande fidélité du plâtre à la pierre, mais le sculpteur a su montrer comment la musique pouvait envahir l'être tout entier, le posséder tout en le libérant.
Le sculpteur, c'est Médéric Bruno. Né à Azay-le-Rideau en 1887, il est mort à Tours en 1958 ; il vivait à Tours, rue de la Tour d'Auvergne, dans un quartier aujourd'hui disparu, là où il y a le Centre administratif. Élève d'Henri Varenne aux Beaux-Arts de Tours, il a travaillé sous la direction de François Sicard puis de Rodin. Il figure dans le Bénézit pour une 2e médaille au Prix de Rome. Il a exposé au Salon des Artistes français et à plusieurs salons tourangeaux. A partir de 1922, il était professeur à l'Ecole des Beaux-Arts de Tours. Jean-Bernard Sandler rapporte une anecdote qu'il racontait à ses élèves. Les assistants qui travaillaient à l'atelier de Rodin faisaient une esquisse grossière en terre, volontairement gauche. Elle était retouchée par le Maître, et vendue comme un "Rodin" aux Américains de Paris…
Les choristes
L'analyse du monument a commencé dans un précédent billet. C'est évidemment le fondateur de la Schola Cantorum qui est honoré par le monument. Les visages des chanteurs
expriment les sentiments divers, souvent douloureux, que la musique fait naître. Le grégorien y est pour quelque chose, bien que la joie ne soit pas absente comme le montre l'interprétation de l'antiphonaire. Il y a aussi la proximité de la "Pierre d'attente des morts" dont le rôle, pour les croyants, est d'insister sur cette dualité douleur/espérance. Enfin nous n'oublions pas que cette douleur était vécue par Charles Bordes lui-même, dans son corps sans doute quand le mal s'est déclenché en décembre 1903, mais aussi dans son esprit. Son choix, en 1901, pour une mélodie du poème de Francis Jammes "Du courage ? mon âme éclate de douleur", montre bien cette souffrance.
On sera particulièrement sensible au dessin
de Jos Jullien dans le livre (p.23) de François-Paul Alibert, "Charles Bordes à Maguelonne" (1926). Curieusement, la Schola, même celle de Montpellier, n'est pas évoquée dans ce chapitre. Ce sont cependant ses chanteurs qui représentent la musique. Alibert montre Charles Bordes auditeur ou chef d'orchestre pour qui "nulle forme de musique, ni même d'humanité, (…) n'était étrangère" (p.33).
Une métaphore identique est proposée dans le monument de Paul Theunissen à Alexandre Guilmant
dans le sous-sol du Palais de Chaillot. Guilmant, co-fondateur de la Schola Cantorum avec Charles Bordes et Vincent d'Indy, jouait sur l'orgue du Trocadéro. Il était d'abord organiste. Ce sont pourtant les chanteurs que Theunissen a choisi de représenter.
La sculpture n'est pas datée. On peut la considérer contemporaine du monument de Vouvray. Sept chanteurs ici, sérieux et douloureux. Il est intéressant de comparer avec le monument de Vouvray, que l'on peut considérer plus sobre et efficace.
Autres œuvres de Bruno.
En plus du monument à Charles Bordes, trois autres sculptures de lui sont visibles dans des lieux publics en Touraine.
Le monument aux morts de Luzillé (département d'Indre-et-Loire, près de Bléré), inauguré le 21 octobre 1923 (le monument de Vouvray a été inauguré la même année, le 17 juin).
Une femme représentant la République, coiffée du bonnet phrygien. Elle porte un vêtement ample et simple, avec peu de plis. Par la forme, des vêtements surtout, il y a des similitudes avec le monument de Vouvray, mais l'impression qui s'en dégage est différente : c'est un monument aux morts de la guerre, mais il y a un calme paisible, pas de douleur comme à Vouvray.
Le monument aux morts de Saint-Christophe-sur-le-Nais (au nord du département d'Indre-et-Loire, près de St Paterne-Racan) est très différent.
Nous le voyons ici sur une carte postale ancienne. Un soldat décidé barre le chemin avec son fusil horizontal, accompagné de la phrase : "On ne passe pas", gravée au-dessous. Le fusil et l'uniforme du poilu sont sculptés avec réalisme et précision. C'est un monument aux morts classique, avec une dose de vaillance et de fermeté qu'apportent l'attitude du soldat et la devise. Le texte souligne la détermination du soldat ; ce n'est pas le fusil qui tuera. L'ennemi, "on", ce n'est pas l'homme en face, mais tout un système politique qui régit une nation.
Le monument aux céramistes tourangeaux, situé dans les jardins Mirabeau à Tours, juste derrière le Conservatoire de Musique.
Il s'agit d'une œuvre très originale et marquée par l'esthétique des années 30 (il date de 1934). Il y a une colonne de section carrée, haute d'environ 3 mètres, sur une base octogonale et surmontée aux angles des têtes de céramistes du 19e siècle : Avisseau, Landais etc… Des inscriptions viennent rappeler le but du monument. Il est extrêmement détérioré ; le calcaire dont il est fait a mal résisté aux intempéries. C'est une sculpture étrange qui mélange la géométrie de l'ensemble à un réalisme discret. Le sujet ne peut nous surprendre : Médéric Bruno s'est intéressé à la céramique et il a travaillé en 1930 avec le céramiste Marius Fourmont.
Œuvres au Musée des Beaux-Arts de Tours.
Aucune n'est actuellement exposée. Plusieurs plâtres sont dans les réserves, en plus des chanteurs vouvrillons.
On peut signaler d'abord un moulage de la tête et du torse d'un Chasseur des temps primitifs, fragments de l'œuvre d'origine, non localisée (1913). La photo ci-dessous montre cette sculpture complète lors d'une exposition (lieu et date inconnus, document communiqué par le Musée des Beaux Arts de Tours).
C'est une œuvre de jeunesse. Mais la brutalité du chasseur est comme résignée. Pas de glorification : l'homme obéit à une nécessité.
On remarquera ensuite, un Premier chagrin.
L'œuvre date de 1920 (hauteur 1,05 m). Le plâtre est lissé, ce qui donne un aspect achevé à la sculpture. C'est pour sa poupée brisée que la petite fille pleure. Certains trouveront mièvre le désespoir d'un enfant. Ce n'est pas le cas. Avec retenue, Médéric Bruno montre le caractère pathétique de notre condition. Calme et dignité devant la douleur, on voit ces sentiments dans les sculptures de cette époque, en particulier le monument de Vouvray.
Il y a aussi dans les réserves une maquette de petite taille pour un monument aux Avisseau, avec les portaits des céramistes dans des médaillons ovales. Par la suite, dans les années 30, on voit l'intérêt que Bruno porte à la céramique. C'est à cette époque qu'il réfléchit au monument du Jardin Mirabeau.
Surtout, nous trouvons dans les réserves cette petite terre cuite émaillée intitulée La porteuse de pain, céramique exposée au Salon des Beaux-Arts de la Grande semaine à Tours en 1930.
Avec son engobe métallisé, cette œuvre évoque le bronze. La petite fille a un peu grandi. Elle accomplit sa tâche avec sérieux. C'est notre lot. Médéric Bruno dit avec sobriété la condition humaine.
(Je voudrais terminer ce billet en soulignant qu'il a bénéficié de sources diverses, ici mises en regard. D'abord l'entrée sur Médéric Bruno dans le Dictionnaire Bénézit. Ensuite, l'article de Jean-Bernard Sandler "Richesse artistique de la Touraine au XXe siècle" dans le Tome XIII (2000) des Mémoires de l'Académie de Touraine. Merci à ceux qui m'ont aidé. Merci à la Secrétaire de la mairie d'Azay-le-Rideau, si efficace et aimable. Merci à M. Lionel Royer de Saint-Christophe-sur-le-Nais. Merci à Mme Catherine Pimbert, chargée des collections au Musée des Beaux-Arts de Tours qui m'a envoyé de bouleversantes photos du plâtre et à M. Philippe Le Leyzour, Directeur du Musée, pour des documents qui complètent mon information sur Médéric Bruno. Les photos des œuvres qui sont dans les réserves sont copyright Musée des Beaux Arts de Tours. Je n'ai pas su trouver de descendant du sculpteur, ayant pourtant beaucoup téléphoné à tous les Bruno du département ; ils ont appris avec surprise qu'ils avaient peut-être un artiste parmi leurs ascendants. Merci à celle qui m'accompagne par tous les temps. BC)