L'article qui fournit le titre de ce billet, paru dans La Revue Musicale, (n°128, juillet-août 1932) a été à juste titre repris par François Le Roux dans le programme de l'Académie Francis Poulenc en août 2011.
René Chalupt y caractérise ainsi l'art de Paul Verlaine : "idiome d'une fraîcheur et d'une ingénuité quasi franciscaines, à l'antipode de la bondieuserie sulpicienne" (paragraphe 6). On peut étendre ce jugement à l'art de Charles Bordes. Par son travail sur la musique liturgique, il a servi l'Église (d'où le motu proprio de 1903), mais son art a fui la "bondieuserie". Musicalement il s'est intéressé au chant grégorien, musique épurée s'il en est, et au chant populaire. Cela s'est retrouvé dans son œuvre propre, même si elle est réduite : la musique instrumentale, souvent influencée par la musique basque, et les mélodies. Comme l'oiseau de Choriñoak kaiolan, Charles Bordes vit par la liberté et ne peut être enfermé.
René Chalupt cite Les nourritures terrestres d'André Gide (1897) et dit que Charles Bordes "l'avait certainement lu". On remarquera en passant que Gide était un correspondant de François-Paul Alibert, auteur de Charles Bordes à Maguelonne (1926), dont nous aurons l'occasion de reparler (ce livre est une reprise amplifiée de l'article écrit à la mort de Charles Bordes dans la revue L'Occident, n°99, février 1910, pp. 83-89). Alibert, à propos de Charles Bordes, emploie aussi le mot franciscain ; il dit que c'était "un franciscain laïque" (op. cit, p. 13). Gide (qui parlera plus tard de son homosexualité dans Si le grain ne meurt (publié en 1924), place la joie des sens comme la valeur suprême : "Oh ! si tu savais, terre excessivement vieille et si jeune, le goût amer et doux, le goût délicieux qu'a la vie si brève de l'homme." René Chalupt ajoute, à propos de Charles Bordes, "cet homme au corps malade, dont l'âme brûlait d'une flamme dévorante, était un sensualiste, épris des parfums, des formes, des couleurs." C'est ce qu'Alibert a vu : "De la tête il marquait le rhythme sonore, et tout en battant de la main une imperceptible mesure, il faisait rouler ses doigts l'un contre l'autre, avec une pure volupté, comme s'il eut éprouvé la musique par l'épiderme, à l'égal d'une chose vivante, d'une chose tangible." (op. cit. p. 15). Gide dit la même chose, s'adressant à Nathanaël : "Toute connaissance que n'a pas précédée une sensation m'est inutile." (Les nourritures terrestres, Le Livre de Poche, p.33).
Mais le propos principal de René Chalupt est d'expliquer que Charles Bordes a écrit peu de mélodies. Il aurait choisi pour épigraphe cette phrase des Nourritures : "Ce qu'un autre dit aussi bien que toi, ne le dis pas." Chalupt écrit : "Il ne se résolvait à écrire que lorsqu'il avait quelque chose à exprimer." Et certes, Charles Bordes "était le plus détaché des hommes, le plus indifférent à son propre succès." René Chalupt ne dit pas que Charles Bordes était un pédagogue, sacrifiant son œuvre à sa tâche d'enseignant. Le cas est fréquent.
En ce qui concerne le nombre de mélodies écrites par Charles Bordes, on ne peut être d'accord avec Chalupt. Nous allons en parler, tout en pensant que cela n'a pas beaucoup d'importance : il a su voir l'intérêt des mélodies de Charles Bordes et attirer l'attention du lecteur. Il écrit (par.4) " A peine atteignent-elles la vingtaine." En fait, René Chalupt parle seulement des œuvres qui sont dans le recueil de 1914 Dix-neuf oeuvres vocales, (chez Rouart & Lerolle, mélodies recueillies par Pierre de Bréville). Sa remarque "le mince recueil qui les réunit" (par. 3) le montre, ainsi que lorsqu'il note que la mélodie "O mes morts tristement nombreux" est placée en tête du recueil (par. 7), ce qui est le cas. Il ne connaît pas celui de 1921, Quatorze mélodies, (édité chez J. Hamelle, également par Pierre de Bréville). Il aurait aussi pu connaître les trois mélodies sur des poèmes de Jean Lahor qui datent de 1889 (op. 8) et publiées par Le Bailly (probablement la même année). Surtout, puisqu'il faisait partie du comité de rédaction de La Revue Musicale, il aurait dû connaître la mélodie écrite par Charles Bordes sur le Colloque sentimental de Verlaine, que cette revue avait publié en 1924 (n° 10, 1er août) ; François Le Roux souligne ce fait (note 3). Si on additionne, cela faisait trente-sept mélodies connues à l'époque où cet article est paru. Et nous ne parlons pas des deux "mystères", évoqués ailleurs dans ce blog, ici ou là, sur un sonnet de Baudelaire ou le poème Green de Verlaine.
En dehors des dix-neuf pièces du recueil de 1914, Chalupt ne connaît donc pas les dix-huit autres et n'a pas non plus entendu ces mélodies en concert, ce qui prouve bien que Charles Bordes n'était guère joué.
Il en découle un certain nombre de conséquences. Par exemple, il n'y a rien chez René Chalupt sur Hugo : pourtant une mélodie, intitulée Pleine mer, avait été écrite par Charles Bordes vers 1880-84, mais elle est dans le recueil de 1921. C'est une œuvre intéressante ; on peut penser que c'était une façon de rendre hommage au célèbre poète, mais en fait les images marines, les "vagues profondes", font partie de la vision que Charles Bordes (qui travaillait aussi sur l'opéra Les trois vagues) avait de l'univers. On trouve aussi une mélodie sur un poème de François Coppée. Peut-être Charles Bordes cédait-il à la notoriété pour cette Soirée d'hiver, pourtant composée en 1883 mais publiée seulement dans le recueil de 1921. Chalupt ne parle pas non plus d'Aimé Mauduit ("un inconnu" dit François Le Roux note 11 ; pas tout à fait, cf le billet du 14 avril 2011) sur un poème duquel Charles Bordes a écrit sa première mélodie. Rien, également, sur le poète Léon Valade. Pourtant Charles Bordes avait écrit en 1885 trois mélodies sur Les madrigaux amers, mais elles sont dans le recueil de 1921. Un billet de ce blog souligne l'importance de celui qui, un des premiers, perçut la valeur de Rimbaud, dont il écrivait : " C'est un génie qui se lève."
René Chalupt consacre une part importante de son article à Verlaine. François Le Roux remarque dans une note (3) que nous connaissons seize mélodies verlainiennes. Chalupt en considère huit. Il ne dit rien, et c'est très dommage, de Dansons la gigue qui, bien que composée en 1890, se trouve dans le recueil de 1921, ou de Spleen ; cette dernière mélodie se trouve dans le recueil qu'il connaissait. Il est vrai le poème est d'une simplicité déroutante et la mélodie est lourde de mystère.
Cela dit, René Chalupt attire l'attention du lecteur sur des points essentiels.
A propos de la mélodie Le son du cor (par. 9), il note que cette mélodie, commencée en 1888 n'a été terminée qu'en 1896 : "Il la médita pendant huit ans… signe du soin méticuleux qu'il apportait à son art et du degré extrême auquel il poussait le scrupule du détail." Il analyse les "rimes musicales" correspondant aux "rimes enchevêtrées du poème". On trouvera une étude sur cette "curieuse tentative", dans la thèse de Bernard Molla (op. cit. Tome II, Charles Bordes et la musique verlainienne, pp. 465-467).
René Chalupt, qui publie son article dans le numéro de La Revue Musicale de juillet-août 1932, ne pouvait pas connaître l'enregistrement de Promenade matinale par Charles Panzéra qui est sorti en décembre 1932. Mais, par le même chanteur, il pouvait connaître l'enregistrement de Sur un vieil air, fait en 1926. Il parle de la mélodie (par. 11), fait un rapprochement avec Pelléas et Boris Godounov, et souligne le potentiel musical, la modernité, de Charles Bordes. René Chalupt a su distinguer l'aspect profondément novateur de cette mélodie. Nous ne sommes pas surpris d'en lire plus tard, en 2004, l'analyse par François Le Roux dans Le chant intime.
Enfin, toujours à propos de Verlaine, Chalupt parle plusieurs fois de la mélodie O mes morts tristement nombreux. Il est difficile d'en évacuer l'aspect humain et religieux. Charles Bordes fait précéder la mélodie de l'indication : "Extrêmement lent et très résigné". Chalupt écrit : "Il est difficile pour un auditeur tant soit peu sensible, de l'entendre sans associer par la pensée à ces "morts tristement nombreux" les êtres chers qu'on a perdus." On sait que le poème (publié en 1888) est occasionné par la mort précoce de Lucien Létinois et qu'il apparaît dans un recueil qui porte son nom. Lucien Létinois remplaçait pour Verlaine ce fils, Georges, que le divorce lui avait enlevé, mais aussi ses amants et en particulier Arthur Rimbaud. Verlaine dit "mes morts", ce sont nos morts aussi. On a là un exemple de la dimension spirituelle de la mélodie, sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir dans un autre billet. En ce qui concerne Charles Bordes et la mort, on se souviendra de l'impact qu'elle avait dans sa vie même. Son père d'abord, Frédéric Bordes, disparu en 1875, avec cette menace du phylloréra que le Maire de Vouvray avait vu arriver et qui dévaste et ruine le domaine aussitôt après. La mort de sa mère, sobrement évoquée dans sa correspondance dans des lignes pudiques où l'on sent la douleur rentrée (cf pp. 18-19, Tome III, thèse de Bernard Molla, op. cit.). Nous n'oublions pas la vieille servante de la famille Bonjean/ Bordes, dont la pierre disparue du cimetière de Vouvray disait le souvenir. Enfin, pour cette mélodie publiée en 1903, le dernier poème de Verlaine mis en musique par Charles Bordes, le compositeur, sans le dire, souffre dans son corps. Le mal qui l'a frappé l'oblige à jouer de sa seule main valide (Alibert, op. cit. pp. 17-18) et l'emporte inexorablement.
Chalupt écrit (par. 16) que Charles Bordes "n'a point chanté de paysages crépusculaires ni nocturnes" et Le Roux peut justement faire remarquer (note 15) que quatre mélodies écrites en 1886 sur des poèmes de Verlaine forment le cycle "Paysages tristes". Elles sont dans le recueil de 1921 et Chalupt ne les connaît pas ou n'y pense pas. Et on pense bien sûr au décor dans lequel se passe le Colloque sentimental, "le vieux parc solitaire et glacé".
D'une façon générale, Bordes est un pionnier en ce qui concerne Verlaine. Il est un des premiers sinon le premier à mettre sa poésie en musique. Chalupt écrit que ces mélodies sont "antérieures pour la plupart, il faut le remarquer à celles que Debussy ou même Gabriel Fauré écrivent sur les vers du pauvre Lélian". (On lira avec intérêt l'article de René Chalupt sur Gabriel Fauré dans La Revue Musicale du 1er octobre 1922.) François Le Roux (note 4) signale que dès 1882 Debussy écrivait une mélodie sur un poème de Verlaine. Il est normal que plusieurs contemporains se soient intéressé plus ou moins au même moment à cette poésie qui "est déjà de la musique", comme l'écrit Chalupt (par. 6).
Dans le recueil Dix-neuf oeuvres vocales que considère René Chalupt, outre les neuf mélodies sur des poèmes de Verlaine, d'autres poètes ont inspiré Charles Bordes. René Chalupt les passe en revue, plus ou moins rapidement. Parlant des choix de Charles Bordes, il souligne "la sûreté de son goût littéraire" (par. 15), mais dit aussi, dans le même paragraphe qu'il y a "des rares pièces de second ordre auxquelles il a cru bon de s'arrêter". Certes, il y a des poèmes inégaux et aussi le goût a connu des variations selon les époques et les personnes.
Charles Bordes ne s'est pas risqué à écrire sur Mallarmé qu'il connaissait probablement (à travers Jean Lahor et Camille Mauclair) ou sur Rimbaud. Il a essayé Baudelaire si l'on en croit la lettre à son ami Jules Chappée (voir la thèse de Bernard Molla, Tome III, p. 30) ; la mélodie écrite (achevée ?) reste un mystère.
Le poème "Les Pensées orientales" de Jean Lahor fait partie des "pièces de second ordre". Il y a dans ce texte la vision d'un Dieu despote comme un sultan que ne pouvait approuver Charles Bordes. Sans vouloir nier les différences très fortes entre Charles Bordes et Jean Lahor (et qui probablement fascinaient le musicien) nous savons qu'il a retenu d'autres poèmes de Lahor (cf son opus 8) et qu'il ne pouvait qu'approuver l'exigence de celui qui écrivait, dans la préface à la 5e édition de L'illusion (en 1897) : "Oui, le poète est tenu plus qu'aucun autre à la perfection dans la forme…" et "je ne comprends pas la poésie sans pensée ou sans émotion…"
En ce qui concerne Maurice Bouchor, Chalupt n'aime pas L'Hiver, mélodie qualifiée "d'œuvre de jeunesse". On remarquera qu'il y en a d'autres, qui ne méritent pas ce mépris, comme Spleen d'après Verlaine, mais il est vrai Chalupt l'ignore, comme il ne connaît pas les Paysages tristes qui sont de 1884 et 1886. Il y a pourtant dans L'Hiver une rêverie érotique
Nous nous rapprochons, nous nous aimons mieux…
La lueur du feu jette dans les yeux
Un éclair de pourpre et d'or qui flamboie,
d'une grande efficacité. Il apprécie le Madrigal à la Musique, traduction de Shakespeare, où Charles Bordes écrit une mélodie qui évoque la Renaissance. Le compositeur était sensible à cet éloge des pouvoirs de la musique à travers le mythe d'Orphée, capable de calmer les animaux et surtout d'apaiser les vagues de la mer. René Chalupt ne dit rien sur la mélodie Amour évanoui, pourtant célèbre (surtout, à vrai dire, dans la version d'Ernest Chausson en 1886 ; celle de Charles Bordes est de 1883).
René Chalupt parle un peu de Camille Mauclair. Les opinions ignobles du vieillard dans les années 40 ne peuvent pas le concerner. Voyez en cliquant ici le billet qui parle de la mélodie (qui date de 1901) sur son poème Mes cheveux dorment sur mon front. Chalupt peut être sensible à cette image séductrice de la mort. Il note l'influence de Maeterlinck et signale avec justesse que Charles Bordes écrit "dans un style de complainte populaire".
C'est en poète et en musicien que René Chalupt régit aux mélodies sur des poèmes de Louis Payen, Jean Moréas et Francis Jammes.
Lui qui avait écrit en 1911 dans Midi au jardin :
Le soleil s'arrête étourdi,
Les frelons chavirent dans l'herbe ;
Dans la chaleur de ce midi.
savait voir dans le poème Paysage majeur de Louis Payen un hymne au soleil ; la mélodie écrite par Charles Bordes au Mas Sant Genés à Montpellier, la dernière que nous connaissons (juin 1908), marque le besoin que son corps malade avait de la chaleur :
Mais je m'offre au soleil ardent car j'ai voulu
Qu'un lumineux baiser descendit dans mes veines.
René Chalupt admire (par. 14) le poème de Jean Moréas Sous vos longues chevelures, et écoute attentivement la mélodie faite par Charles Bordes sur ce poème. Il l'apprécie : "la musique n'est pas inégale au poème" et entend une allusion/hommage à Chausson (que Charles Bordes connaissait).
Enfin, René Chalupt parle en plusieurs endroits (par. 13, 16 et 17) des poèmes de Francis Jammes qui ont inspiré quatre mélodies à Charles Bordes. Après avoir évoqué le Pays Basque (Bordes n'était-il pas un "Basque d'élection" ?), il ne pouvait pas éviter de souligner la religiosité qui rapproche poète et musicien. C'est un peu trop attendu. D'ailleurs, la "vraie" conversion de Jammes viendra plus tard. Sur le poème "Du courage, mon âme éclate de douleur…", René Chalupt voit surtout la souffrance physique : Charles Bordes était "meurtri dans sa propre chair" (par. 17). Le poème, pourtant, parle de l'âme, et c'est un trouble plus profond que Francis Jammes et Charles Bordes expriment. Mais si on peut trouver ici l'approche de René Chalupt réductrice, ce n'est pas le cas quand il juge de la valeur musicale de ces mélodies, "qui comptent parmi les plus étonnantes réussites" (par. 13). Ce bon connaisseur de la musique (rappelons ici que nombre de ses poèmes ont été mis en musique par des compositeurs comme Roussel, George Auric, Eric Satie, Darius Milhaud, etc. excusez du peu) voit, en Charles Bordes, l'égal, quelquefois le précurseur de Debussy. Il dit, à propos de ces quatre mélodies que c'est "du Pelléas avant la lettre". Nous retrouverons plus tard la même attitude admirative dans la thèse de Bernard Molla, notamment sur la mélodie La poussière des tamis (op. cit. Tome II, p. 465, note 65). A propos de cette mélodie (c'est celle que chante Philippe Pistole dans le CD publié par l'Association Francis Jammes), René Chalupt ajoute que le piano est "agile et enjoué" et que la mélodie "demande d'ailleurs à l'exécutant une véritable virtuosité". Il montre que Charles Bordes a écrit une œuvre musicale complète pour la voix et pour l'instrument. Une analyse de la mélodie Dansons la gigue aurait permis de dire la même chose.
En écrivant sur les mélodies de Charles Bordes, René Chalupt ne s'est pas livré à des recherches. Il a considéré (sans toutefois le dire nettement) le recueil de 1914, Dix-neuf oeuvres vocales, et dit spontanément ce qu'il en pensait. Il a parlé en poète et en mélomane. Son opinion est précieuse et donne à Charles Bordes la place qu'il mérite, égal des grands. Nous n'oublions pas que Paul Dukas plaçait Les Trois Vagues, l'opéra inachevé de Charles Bordes, au niveau de Carmen. René Chalupt fait souvent référence à Debussy. Par exemple, parlant de Paysage vert, d'après Verlaine, il dit que la mélodie de Charles Bordes "égale presque" celle de Debussy, "par l'acuité de son impressionnisme, l'égrènement de ses carillons et l'audace de ses trouvailles sonores."
Ces mélodies sont peu chantées, presque pas enregistrées, mais elles existent. Charles Bordes est un compositeur.