Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
30 avril 2012 1 30 /04 /avril /2012 20:28

La mélodie de Charles Bordes sur le poème Spleen de Paul Verlaine, fut naguère chantée par Jean-Paul Fouchécourt (Olivier Greif au piano) dans le CD Verlaine et ses musiciens, réf. IMV020, INA 1996. On peut l'entendre gratuitement, presque en entier, sur Abeille Musique, en cliquant ici. Ce blog avait mentionné le CD dans le billet "Écouter Verlaine" du 24 juillet 2011. À la rentrée, Timpani Records propose un CD sur les mélodies de Charles Bordes écrites sur des poèmes de Verlaine . Un extrait en est donné depuis le début du mois d'avril, et c'est précisément la mélodie Spleen, interprétée par Sophie Marin-Degor (soprano) avec François-René Duchâble au piano.
On ne pouvait rêver meilleur choix car le poème de Verlaine est vraiment central dans l'œuvre du Pauvre Lélian. Voici quelques remarques sur le texte et sur la mélodie. On le trouve dans la section Aquarelles de Romances sans Paroles (1874). Gallica nous présente cette édition. Il y en a beaucoup d'autres. Récemment (2003), l'éditeur Honoré Champion en a publié une édition critique par Steve Murphy. On y voit notamment pour la première fois une reproduction photographique du manuscrit (p. 134 pour Spleen). Plus modestement, la Bibliothèque Municipale de Vouvray a publié en 2010 Les mots sous la musique. Charles Bordes et ses poètes où se trouve le poème et de brèves notes.
Voici le texte :

Les roses étaient toutes rouges
Et les lierres étaient tout noirs.

Chère, pour peu que tu te bouges,
Renaissent tous mes désespoirs.

Le ciel était trop bleu, trop tendre,
La mer trop verte et l'air trop doux;

Je crains toujours, -ce qu'est d'attendre !-
Quelque fuite atroce de vous.

Du houx à la feuille vernie
Et du luisant buis je suis las,

Et de la campagne infinie
Et de tout, fors de vous, hélas !

Plusieurs mots anglais sont utilisés dans les titres des Romances sans paroles, en particulier dans Aquarelles. Le mot spleen est certes anglais, mais il fait partie du vocabulaire culturel du 19e siècle, en France particulièrement. Verlaine savait bien que Baudelaire l'avait employé plusieurs fois pour évoquer les sentiments de tristesse, ennui, souffrance. Dans une lettre il dit avoir trouvé dans un dictionnaire que spleen signifie rate. On passera sur cet humour pour noter que ce connaisseur de Shakespeare avait entendu parler de la théorie des humeurs depuis le rêve de suicide d'Hamlet jusqu'au "Semper Dowland,  semper dolens" en musique. Cette mélancolie est aussi dans le poème que nous considérons. Le mal est de tous, de chacun. Au 19e siècle, avec Hugo qui écrivait "Ah ! Insensé, qui crois que je ne suis pas toi !", on sait bien que si le point de départ est particulier, c'est notre ressenti à tous qui s'exprime dans le poème. C'est aussi la langue de tous les jours que Verlaine sait employer. Ainsi la conjonction de coordination et (v. 2, 10, 11, 12), réitérée, marque l'impuissance à décrire et fait écho à l'adverbe trop également quatre fois employé (v. 5 et 6). La tournure "pour peu que tu te bouges" (v. 3), indépendamment de la forme pronominale où le pronom te a surtout un rôle prosodique, "n'est en usage que dans le style familier" nous dit le Dictionnaire de Féraud à la fin du 18e siècle. En ce qui concerne l'expression "ce qu'est d'attendre" (v. 7), si Verlaine emploie volontairement une tournure réduite au lieu de ce que c'est que d'attendre, là aussi c'est la langue quotidienne que nous entendons.
En revanche, le mot fors à la fin (v. 12) surprend par sa recherche. C'est un choix délibéré, d'autres monosyllabes étaient possibles pour aboutir à un octosyllabe. Cet archaïsme a de riches connotations ; l'effet troubadouresque nous renvoie à la séparation : l'amour implique l'inaccessibilité. L'être aimé est physiquement absent ; nous pensons à "l'amour lointain" de Jaufré Rudel (amor de lonh). Cet amour est impossible (nous nous souvenons que, selon la tradition, Jaufré Rudel ne rencontre enfin Hodierne de Tripoli que pour mourir.) C'est douloureux (atroce, v. 8), toujours, mais profond, plus que tout (v. 12). Avec Spleen, Verlaine s'inscrit dans cette lignée.

Le poème présente comme une description clinique de la dépression. L'inquiétude est forte : mes désespoirs (v. 4) ; elle est permanente, s'il y a accalmie, elle est trompeuse : renaissent (v. 4). Le temps ne compte pas ; le poème va du passé (v.1) au présent (v. 7) : c'est un présent éternel, la sagesse des nations : ce qu'est d'attendre, nous le dit. C'est comme ça : je suis las (v. 10). L'adverbe toujours (v. 7) nous dit que le bonheur n'existe pas. Le monde est "trop". Nous sommes loin du réel, c'est comme un album colorié (v. 1 et 2, 5 et 6) ; nous nous souvenons du titre, Aquarelles, ce sont des taches de couleur. Le paysage est minimum : quelques plantes, le  ciel, la mer. Faut-il souligner le langage des plantes, allant de la passion exprimée par les roses (v. 1) à l'attachement inaltérable du lierre (v. 2) ? Steve Murphy souligne en passant le symbolisme funéraire du buis (v. 10). Les teintes vives (v. 1, 2, 5 et 6), brillantes (v. 9 et 10), les nuances aussi : trop tendre (v. 5) sont repoussées. Même la nuance fait mal ; tout est insupportable. C'est un rejet total ; celui qui parle touche le fond. Comme souvent chez Verlaine, c'est un paysage mental.  Ce sont pourtant les "Aquarelles" précédées par les "Paysages belges". Ici, c'est l'Angleterre, "la campagne infinie" (v. 11). Rien de vraiment descriptif, précis, localisé. Nous sommes devant l'expression spatiale de la dépression.
On parlera d'acédie, bien que l'élément religieux soit absent du poème ; la mélancolie a conduit à un vide total avec cependant le sursaut inutile de la fin. D'abord il y a la fatigue. Le psychiatre dirait qu'elle est caractéristique de la dépression généralisée. Elle se voit à l'accumulation marquée par et (v. 10, 11 et 12) et par l'aveu : "je suis las" (v. 10) "de tout" (v. 12).
Le poème se termine par un cri : "hélas !" (v. 12), précédé par une virgule qui l'isole et lui donne son poids. C'est une révolte, exprimée avec un mot qui appartient à tous, car il est d'une grande banalité lexicale. Les sentiments de Verlaine sont inchangés ; cet amour est la seule chose pour laquelle il vit, mais il n'y a pas de réalité à cet amour. Reste-t-il quelque chose ? Cet "hélas !" en est la négation.

L'inspiration vient de la vie. La remarque est banale. Dans les analyses du poème Spleen, la question souvent sous-entendue est "À qui Verlaine s'adresse-t-il ?". La plupart des commentateurs disent "à une femme", "à sa femme", Mathilde Mauté, avec laquelle, surtout après l'arrivée d'Arthur Rimbaud, les relations étaient difficiles, et aboutiront au divorce. C'est avec lui qu'il est à Londres quand ce poème est écrit, probablement en 1872, et c'est à elle – semble-t-il – qu'il dit "Chère" (v.3). Ailleurs, il l'évoque "si jeune". En lisant dans Aquarelles, le poème Child Wife, au titre dickensien, nous nous souvenons que Mathilde n'avait que 16 ans quand Paul Verlaine s'est fiancé avec elle. Il souhaite la "récupérer" d'où les poèmes d'amour à elle adressée, comme Green. Dans Spleen, il la tutoie d'abord (au début, par exemple v. 3) puis la vouvoie (ensuite, par exemple v. 8 et v. 12). C'est comme un passage de l'intimité à la solennité.
Cependant il faut garder à l'esprit la complexité de la situation de Verlaine. Dans l'édition Garnier (1986) qu'il fait des Œuvres poétiques de Verlaine, Jacques Robichez remarque que dans Spleen le poète parle surtout de son amant Arthur Rimbaud. En d'autres termes, quand Verlaine dit elle il faut comprendre il : "il est  très possible que Verlaine transpose au féminin les sentiments que lui inspire Rimbaud." Le vers 8 : "Quelque fuite atroce de vous" ne se comprend pas s'il est question de Mathilde, nous dit Robichez. Dans la mesure où les détails "pittoresques" se rattachent à quelque réalité, le vers 6 : "La mer trop verte et l'air trop doux" par exemple, évoque un décor que Verlaine et Rimbaud ont en commun dans leurs souvenirs, mais non Verlaine et Mathilde. L'attente (v. 7) décrit un moment où "Rimbaud s'est absenté quelques heures. Verlaine s'inquiète et se croit déjà abandonné." Plus tard (2010), dans sa tragédie Les damnés, William Cliff fera dire à Verlaine, s'adressant à Rimbaud :
je suis là à t'attendre t'attendre j'exècre
attendre ces heures qui me semblent des siècles
Les lettres de Verlaine sur ce sujet sont passionnantes. Le 26 décembre 1872, il écrit à son ami Edmond Lepelletier : "Rimbaud (…) n'est plus là. Vide affreux ! Le reste m'est égal." Devant cette lettre, si on place les mots "fuite atroce" (Spleen, v. 8), on trouve les mêmes sentiments, pour la même personne, exprimés à la même période. Il y a là une coïncidence remarquable. En plus Verlaine emprunte le mot atroce au vocabulaire rimbaldien. Il est dans Le Bateau ivre (1871) : "Toute lune est atroce…" (v. 90) ou dans une lettre de mai 1873 où Rimbaud parle ainsi de sa ville natale à Ernest Delahaye : "cet atroce Charlestown.", etc.
La même ambiguïté, elle = il, se retrouve dans d'autres textes, notamment Dansons la gigue et la mélodie de Charles Bordes la renforce. On trouvera notre étude dans ce blog.
Dans un dessin célèbre, le peintre Félix Régamey nous montre le couple dans une rue de Londres en 1872 :

Rimbaud---Verlaine-a-Londres-.jpg
Vernon Philip Underwood parle de leur relation dans son livre Verlaine et l'Angleterre (Nizet, 1956) : "Pourquoi ces deux bohèmes qui s'étaient donné la mission d'épater le bourgeois s'efforcent-ils tant pour nier le caractère de leur intimité ? C'est que leur pose n'exclut pas une honte bien bourgeoise ; ils n'ont pas dépouillé, en fin de compte, les inhibitions imposées par leur éducation catholique et, dans le cas de Rimbaud, puritaine." Leur homosexualité ne pouvait être que masquée. L'Angleterre n'était pas tendre pour ces relations, même "between consenting adults" ( = "entre adultes consentants"). Rimbaud était mineur. On trouvera dans Une saison en enfer quelques vignettes montrant ce "drôle de ménage" comme le dit Rimbaud.
D'une façon plus générale, on se souviendra, en rapport avec l'Angleterre, que dans le théâtre, jusqu'à la fin du 17e siècle, les rôles féminins étaient tenus par des hommes (le film Shakespeare in love donne une vision fausse, mais à laquelle on voudrait croire, de cet aspect des choses, tout en attirant notre attention sur l'ambiguïté sexuelle). Verlaine connaissait ce jeu de camouflage et pouvait bien le transposer en poésie.
Verlaine aurait voulu que les Romances sans paroles soient publiées avec une dédicace à Rimbaud. Il écrit dans une lettre à Lepelletier du 19 mai 1873 : "ces vers ont été faits, lui étant là, et m'ayant beaucoup poussé à les faire." Lepelletier refuse, une telle dédicace risquant de porter tort à Verlaine pour son divorce avec Mathilde. C'est dans ce contexte que le poème Spleen doit être lu.

Charles Bordes écrit la mélodie en 1886. Elle est en mi majeur. A peu près au même moment Claude Debussy a écrit une mélodie, en fa mineur, sur le même poème. Il n'y a pas de dédicace, on ne sait pas quand elle a été jouée. Editée en 1902 chez Mergault, elle figure dans le recueil de 1914, Dix-neuf œuvres vocales, édité chez Rouart, Lerolle & Cie. On trouvera ces renseignements dans la partothèque du Centre International de la Mélodie Française.
L'édition de 1914 nous dit qu'elle peut être chantée par des "voix élevées". La tessiture indiquée par le CIMF est mi médium – sol # aigu. Il est donc normal d'entendre une soprano, ainsi  Sophie Marin-Degor dans le CD Timpani, comme le ténor Jean-Paul Fouchécourt dans le CD INA. Cette douleur, ce sentiment de vide devant un amour impossible, appartiennent à tous.
L'ambiguïté apparaît à des degrés divers. Ainsi, pour "Chère" (v. 3), la mesure 7 porte l'indication bref  mais on entend trop les deux syllabes, bien articulées, dans l'enregistrement Timpani.
La fatigue, la lassitude disent la dépression. C'est bien exprimé par le ton de Jean-Paul Fouchécourt et le tempo du début qui ne tient pas compte de l'indication "Pas trop lent" par laquelle commence la partition. On sent moins cette fatigue mais une tension permanente dans le CD Timpani. Un difficile crescendo puis aussitôt un decrescendo aux mesures 9 et 10 sur "tous mes déses/poirs", exprimant les fluctuations du vécu, est parfait dans le CD INA. A la mesure 27 un mezzoforte est demandé par Charles Bordes pour "je suis las" (v. 10). On le retrouve dans les deux enregistrements. A la mesure 29, pour "Et de tout…" (v. 12), une indication donnée en français par Charles Bordes dit "retardez". Elle annonce le cri final dont nous reparlerons plus loin. Elle n'est pas suivie par Jean-Paul Fouchécourt, mais bien par Sophie Marin-Degor. Quelques remarques sur des mots importants. Ainsi "trop"  repose trois fois sur une croche et la dernière fois "trop doux" (v. 6) sur une noire. Charles Bordes a voulu qu'il se détache sans que ce soit autrement indiqué et on l'entend bien ainsi dans les deux CD. Pour le mot "atroce" (v. 8), Charles Bordes n'a rien indiqué de particulier, mais on entend bien le mot rimbaldien dans le CD INA.
Pour terminer, quelques mots sur le cri final. Charles Bordes indique le crescendo, mesures 28, 29 et 30 (-pagne infinie Et de tout fors de vous, hé-), suivi par un fortissimo pour la mesure 31 sur la deuxième syllabe (-las). Ce cri (m. 31) éclate dans le CD INA où le crescendo est très sensible. Dans le CD Timpani, le sentiment de souffrance est intense dès la mesure 28. En plus, la deuxième syllabe du mot hélas est sur deux notes liées, une noire (la aigu) puis une ronde (sol #) ; le cri est à la fois dans la hauteur des notes et dans leur durée différente.
Ces quelques lignes ne sont pas une comparaison entre les deux enregistrements. Nous sommes heureux de leur existence. Le CD de l'INA, riche par ailleurs de mélodies verlainiennes écrites par d'autres compositeurs (Debussy, Fauré, Honegger, etc.), sonne fréquemment à nos oreilles, et l'interprétation de Charles Bordes par Jean-Paul Fouchécourt (mais aussi par Suzanne Danco) nous est familière. D'autres mélodies existent qui n'ont pas été enregistrées et ces découvertes seront les bienvenues. (Sans parler ici du 2e CD des mélodies annoncé par Timpani pour 2013 ; à part Francis Jammes nous n'avons rien entendu et on attend Moréas, Mauclair ou Payen.)

Bernard Molla, dans le chapitre sur "La musique verlainienne" de sa thèse  (Tome II, pp. 460-471) ne parle pas de Spleen. Mais il caractérise les mélodies comme "la partie la plus inspirée" de l'œuvre de Charles Bordes et attire notre attention sur la "sensibilité de ces pages".
Le poème Spleen, puis la mélodie qui l'utilise, montre la complexité d'une situation humaine et le tableau du mal de vivre.
C'est ce que nous avons essayé de montrer dans ce long billet.

Partager cet article
Repost0

commentaires