Charles Bordes, mort à Toulon le 9 novembre 1909, repose au cimetière de Vouvray où son corps a été transféré en janvier 1910. Dans l'enclos Bonjean/ Bordes, situé au centre du cimetière, à droite, près de la croix centrale, une petite plaque horizontale, peu lisible, indique son nom et celui de son frère Lambert, mort en 1897.
Une palme en métal porte des mots gravés en tout petit indiquant ce qu'il a fait, avec en tout premier le mot "compositeur".
Le cimetière de Vouvray n'est pas le Père Lachaise, mais enfin, pour un village d'un peu plus de 3000 habitants, que de personnalités y reposent ! Sur Internet, un site, " Cimetières de France et d'ailleurs", relève les tombes célèbres. Les photos ont été faites sous la pluie en décembre 2010 ; on y voit, bien sûr, l'enclos Bonjean/Bordes, avec la colonne brisée sur un socle carré.
On remarque sur le document un espace tout blanc dans le gravillon, ailleurs gris foncé. Les lignes qui suivent expliquent le mystère. Si les gravillons sont blancs à cet endroit, c'est que pendant plusieurs années ils ont été protégés par une plaque qui se trouvait là, sur le côté nord de la tombe. Elle n'y est plus. La plaque qui occupait cet endroit a disparu en septembre 2010 (une visite fin août n'avait rien montré d'anormal), quelques jours avant la visite commentée de la Journée du Patrimoine, sous l'égide du Pays de Loire-Touraine. Personne ne sait ce qui s'est passé, ni la famille, prévenue, ni la Mairie. Il n'y a pas eu d'inhumation dans cette tombe depuis… 1910. La pierre n'avait pas de valeur financière, mais une grande valeur pour ce qui est de l'Histoire. Elle était aussi directement en rapport avec Charles Bordes et sa vision poétique et musicale du monde. Cette plaque était brisée en plusieurs morceaux, et selon l'éclairage on pouvait y déchiffrer un texte particulièrement émouvant. Le texte que je connais est incomplet ; il faudrait continuer. C'est désormais impossible, Voici pour l'essentiel ce que j'écrivais en novembre 2009, après de nombreuses visites.
L'inspiration et la lumière changeantes aidant, on parvient à reconstituer le destin de Jeannette ; c'est le prénom qu'on peut lire. Quant au nom, il est rendu illisible par de multiples cassures. La fin est plus nette. Cette pierre brisée est aussi un témoignage sur Charles Bordes et sa famille.
Jeannette les a servi pendant 50 ans ; en marque de reconnaissance, les Bonjean-Bordes ont acheté une concession et fait graver cette plaque.
Je lis 1880 comme date de son décès, mais je dois me tromper. Le registre d'état-civil (je lis aussi qu'elle serait morte à Vouvray), pour cette année-là, ne connaît pas de Jeannette. Peut-être ce nom n'était-il qu'un nom d'usage, ce qui était fréquent à l'époque. De plus savants en épigraphie et généalogie élucideront le mystère.
La Bellangerie, frappée par le phylloxéra après la mort de Frédéric Bordes, avait été vendue en 1879, sa valeur très diminuée. On sait que Charles Bordes dut rapidement aller travailler à la Caisse des Dépôts et Consignations pour vivre et financer ses études musicales.
Cette coïncidence entre la fin de la Bellangerie, le départ de Vouvray et la mort de Jeannette a quelque chose de particulièrement bouleversant. Mais peut-être je me trompe sur la date.
Il n'est pas rare que les familles bourgeoises de cette époque veillent sur la sépulture de leurs vieux serviteurs. Voici cette pierre, qui nous parle directement :
Ici repose / Jeannette …nol / … à Vouvray le … … 1880 / … Dieu pour elle / Famille Bordes-Bonjean / Son … de 50 années / … dévouement … qui elle / a acquis cette concession et a fait graver cette pierre / à la Mémoire de cette fidèle servante.
On pense bien sûr aussitôt à "la servante au grand cœur". Charles Bordes était lecteur de Baudelaire ; nous le savons grâce à Bernard Molla qui cite dans sa thèse (vol. 3, p. 30) cette lettre où Bordes parle d'une mélodie en cours sur un sonnet du poète. Elle reste inédite. Mais nous connaissons "O mes morts tristement nombreux…", le poème de Verlaine sur lequel Bordes, en 1903, a mis sa musique. C'est le dernier texte du poète sur lequel il a travaillé.
La voix du poète, celle du musicien, sont indissociables :
Ô mes morts, voyez que déjà
Il se fait temps qu'aussi je meure.
Charles Bordes est frappé par la maladie ; il a une attaque d'hémiplégie en décembre 1903 ; Alibert (Charles Bordes à Maguelonnne, 1926, pp. 17-18) le décrit : "Il faut… l'avoir entendu jouer au piano, de sa seule main valide, et comme par effleurement…" Il se réfugie à Montpellier mais voit bien ce qui est devant lui :
Aplanissez-moi le chemin,
Venez me prendre par la main.