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10 septembre 2012 1 10 /09 /septembre /2012 21:49

Parmi les lettres où Charles Bordes parle de sa vie personnelle, de ses centres d'intérêt, celle où il décrit une de ses premières visites au Mans est particulièrement intéressante. Son frère y fait son service militaire, c'est pourquoi il est là, avec sa mère. La lettre est adressée à son camarade Jules Chappée, lui-même natif du Mans. C'est en juillet 1880. Il descend à l'Hôtel de la Boucle d'or et il y mange très bien. Il voit son frère et une démonstration d'artillerie. Il visite l'église de la "Coulture", la cathédrale, sans doute l'Abbaye de l'Epau sur la route de Paris. Il va écouter un concert, et ne manque pas d'aller à l'Abbaye de Solesmes qui n'est pas très loin : nous ne sommes pas surpris de cette visite chez celui qui mettra le grégorien au-dessus de tout. Il se fait une joie, au retour, de visiter la cathédrale de Chartres.

Et puis il fait de la géologie. "Cet après midi nous avons pris une voiture avec ma mère et nous sommes allés sur l'avenue de Paris, près du Sacré Cœur. Il y a une carrière où nous avons été chercher des fossiles. J'en ai trouvé une (sic) très grosse sur laquelle il y a une empreinte très grosse d'une main. (…) J'ai aussi ramassé d'autres coquilles et un richonella (?). J'y retournerai demain matin de bonne heure." On le voit, c'est une passion.

Merci à Bernard Molla d'avoir transcrit cette lettre (thèse, Tome III, pp. 28-29). 

Le fossile cité est une rhynchonelle que l'on peut trouver au Mans (Cenomanus en latin) dans le Cénomanien précisément, étage géologique du Crétacé, proche du Turonien que Charles Bordes connaissait bien à Vouvray. En voici une autre, trouvée à Luc-sur-mer :


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Dans une lettre écrite à Carlsruhe en avril 1881 (p. 43), Charles Bordes parle longuement du Faust de Goethe, puis il ajoute : "J'ai acheté une carte géologique des contrées avoisinantes et je me propose de faire des excursions géologiques du plus haut intérêt."

Cette facette de la personnalité de Charles Bordes vous surprend ? Ce n'est pas la seule.

 

 

 

[Photos BC, Rhynchonelle collection privée.]

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31 août 2012 5 31 /08 /août /2012 08:11

 

monument--main--4296-JPG

 

 

 

 

[Vouvray, monument à Charles Bordes par Médéric Bruno, détail, photo BC]

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20 juillet 2012 5 20 /07 /juillet /2012 13:26

 

 

monument, mains, 4292.

 

 

 

 

 

 

[Vouvray, monument à Charles Bordes par Médéric Bruno, détail, photo BC]

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16 juillet 2012 1 16 /07 /juillet /2012 10:27

L'article qui fournit le titre de ce billet, paru dans La Revue Musicale, (n°128, juillet-août 1932) a été à juste titre repris par François Le Roux dans le programme de l'Académie Francis Poulenc en août 2011.

René Chalupt y caractérise ainsi l'art de Paul Verlaine  : "idiome d'une fraîcheur et d'une ingénuité quasi franciscaines, à l'antipode de la bondieuserie sulpicienne" (paragraphe 6). On peut étendre ce jugement à l'art de Charles Bordes. Par son travail sur la musique liturgique, il a servi l'Église (d'où le motu proprio de 1903), mais son art a fui la "bondieuserie". Musicalement il s'est intéressé au chant grégorien, musique épurée s'il en est, et au chant populaire. Cela s'est retrouvé dans son œuvre propre, même si elle est réduite : la musique instrumentale, souvent influencée par la musique basque, et les mélodies. Comme l'oiseau de Choriñoak kaiolan, Charles Bordes vit par la liberté et ne peut être enfermé.

René Chalupt cite Les nourritures terrestres  d'André Gide (1897) et dit que Charles Bordes "l'avait certainement lu". On remarquera en passant que Gide était un correspondant de François-Paul Alibert, auteur de Charles Bordes à Maguelonne (1926), dont nous aurons l'occasion de reparler (ce livre est une reprise amplifiée de l'article écrit à la mort de Charles Bordes dans la revue L'Occident, n°99, février 1910, pp. 83-89). Alibert, à propos de Charles Bordes, emploie aussi le mot franciscain ; il dit que c'était "un franciscain laïque" (op. cit, p. 13). Gide (qui parlera plus tard de son homosexualité dans Si le grain ne meurt (publié en 1924), place la joie des sens comme la valeur suprême : "Oh ! si tu savais, terre excessivement vieille et si jeune, le goût amer et doux, le goût délicieux qu'a la vie si brève de l'homme." René Chalupt ajoute, à propos de Charles Bordes, "cet homme au corps malade, dont l'âme brûlait d'une flamme dévorante, était un sensualiste, épris des parfums, des formes, des couleurs." C'est ce qu'Alibert a vu : "De la tête il marquait le rhythme sonore, et tout en battant de la main une imperceptible mesure, il faisait rouler ses doigts l'un contre l'autre, avec une pure volupté, comme s'il eut éprouvé la musique par l'épiderme, à l'égal d'une chose vivante, d'une chose tangible." (op. cit. p. 15). Gide dit la même chose, s'adressant à Nathanaël : "Toute connaissance que n'a pas précédée une sensation m'est inutile." (Les nourritures terrestres, Le Livre de Poche, p.33).

Mais le propos principal de René Chalupt est d'expliquer que Charles Bordes a écrit peu de mélodies. Il aurait choisi pour épigraphe cette phrase des Nourritures : "Ce qu'un autre dit aussi bien que toi, ne le dis pas." Chalupt écrit : "Il ne se résolvait à écrire que lorsqu'il avait quelque chose à exprimer." Et certes, Charles Bordes "était le plus détaché des hommes, le plus indifférent à son propre succès." René Chalupt ne dit pas que Charles Bordes était un pédagogue, sacrifiant son œuvre à sa tâche d'enseignant. Le cas est fréquent.

 

En ce qui concerne le nombre de mélodies écrites par Charles Bordes, on ne peut être d'accord avec Chalupt. Nous allons en parler, tout en pensant que cela n'a pas beaucoup d'importance : il a su voir l'intérêt des mélodies de Charles Bordes et attirer l'attention du lecteur. Il écrit (par.4) " A peine atteignent-elles la vingtaine."  En fait, René Chalupt parle seulement des œuvres qui sont dans le recueil de 1914 Dix-neuf oeuvres vocales, (chez Rouart & Lerolle, mélodies recueillies par Pierre de Bréville). Sa remarque "le mince recueil qui les réunit" (par. 3) le montre, ainsi que lorsqu'il note que la mélodie "O mes morts tristement nombreux" est placée en tête du recueil (par. 7), ce qui est le cas. Il ne connaît pas celui de 1921, Quatorze mélodies, (édité chez J. Hamelle, également par Pierre de Bréville). Il aurait aussi pu connaître les trois mélodies sur des poèmes de Jean Lahor qui datent de 1889 (op. 8) et publiées par Le Bailly (probablement la même année). Surtout, puisqu'il faisait partie du comité de rédaction de La Revue Musicale, il aurait dû connaître la mélodie écrite par Charles Bordes sur le Colloque sentimental de Verlaine, que cette revue avait publié en 1924 (n° 10, 1er août) ; François Le Roux souligne ce fait (note 3). Si on additionne, cela faisait trente-sept mélodies connues à l'époque où cet article est paru. Et nous ne parlons pas des deux "mystères", évoqués ailleurs dans ce blog, ici ou , sur un sonnet de Baudelaire ou le poème Green de Verlaine.

En dehors des dix-neuf  pièces du recueil de 1914, Chalupt ne connaît donc pas les dix-huit autres et n'a pas non plus entendu ces mélodies en concert, ce qui prouve bien que Charles Bordes n'était guère joué.

Il en découle un certain nombre de conséquences. Par exemple, il n'y a rien chez René Chalupt sur Hugo : pourtant une mélodie, intitulée Pleine mer, avait été écrite par Charles Bordes vers 1880-84, mais elle est dans le recueil de 1921. C'est une œuvre intéressante ; on peut penser que c'était une façon de rendre hommage au célèbre poète, mais en fait les images marines, les "vagues profondes", font partie de la vision que Charles Bordes (qui travaillait aussi sur l'opéra Les trois vagues) avait de l'univers. On trouve aussi une mélodie sur un poème de François Coppée. Peut-être Charles Bordes cédait-il à la notoriété pour cette Soirée d'hiver, pourtant composée en 1883 mais publiée seulement dans le recueil de 1921. Chalupt ne parle pas non plus d'Aimé Mauduit ("un inconnu" dit François Le Roux  note 11 ; pas tout à fait, cf le billet du 14 avril 2011) sur un poème duquel Charles Bordes a écrit sa première mélodie. Rien, également, sur le poète Léon Valade. Pourtant Charles Bordes avait écrit en 1885 trois mélodies sur Les madrigaux amers, mais elles sont dans le recueil de 1921. Un billet de ce blog souligne l'importance de celui qui, un des premiers, perçut la valeur de Rimbaud, dont il écrivait : " C'est un génie qui se lève."

 

René Chalupt consacre une part importante de son article à Verlaine. François Le Roux remarque dans une note (3) que nous connaissons seize mélodies verlainiennes. Chalupt en considère huit. Il ne dit rien, et c'est très dommage, de Dansons la gigue qui, bien que composée en 1890,  se trouve dans le recueil de 1921, ou de Spleen ; cette dernière mélodie se trouve dans le recueil qu'il connaissait. Il est vrai le poème est d'une simplicité déroutante et la mélodie est lourde de mystère.

Cela dit, René Chalupt attire l'attention du lecteur sur des points essentiels.

A propos de la mélodie Le son du cor (par. 9), il note que cette mélodie, commencée en 1888 n'a été terminée qu'en 1896 : "Il la médita pendant huit ans… signe du soin méticuleux qu'il apportait à son art et du degré extrême auquel il poussait le scrupule du détail." Il analyse les "rimes musicales" correspondant aux "rimes enchevêtrées du poème". On trouvera une étude sur cette "curieuse tentative", dans la thèse de Bernard Molla (op. cit. Tome II, Charles Bordes et la musique verlainienne, pp. 465-467).

René Chalupt, qui publie son article dans le numéro de La Revue Musicale de juillet-août 1932, ne pouvait pas connaître l'enregistrement de Promenade matinale par Charles Panzéra qui est sorti en décembre 1932. Mais, par le même chanteur, il pouvait connaître l'enregistrement de Sur un vieil air, fait en 1926. Il  parle de la mélodie (par. 11), fait un rapprochement avec Pelléas et Boris Godounov, et souligne le potentiel musical, la modernité, de Charles Bordes. René Chalupt a su distinguer l'aspect profondément novateur de cette mélodie. Nous ne sommes pas surpris d'en lire plus tard, en 2004, l'analyse par François Le Roux dans Le chant intime.

Enfin, toujours à propos de Verlaine, Chalupt parle plusieurs fois de la mélodie O mes morts tristement nombreux. Il est difficile d'en évacuer l'aspect humain et religieux. Charles Bordes fait précéder la mélodie de l'indication : "Extrêmement lent et très résigné". Chalupt écrit : "Il est difficile pour un auditeur tant soit peu sensible, de l'entendre sans associer par la pensée à ces "morts tristement nombreux" les êtres chers qu'on a perdus." On sait que le poème (publié en 1888) est occasionné par la mort précoce de Lucien Létinois et qu'il apparaît dans un recueil qui porte son nom. Lucien Létinois remplaçait pour Verlaine ce fils, Georges, que le divorce lui avait enlevé, mais aussi ses amants et en particulier Arthur Rimbaud. Verlaine dit "mes morts", ce sont nos morts aussi. On a là un exemple de la dimension spirituelle de la mélodie, sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir dans un autre billet. En ce qui concerne Charles Bordes et la mort, on se souviendra de l'impact qu'elle avait dans sa vie même. Son père d'abord, Frédéric Bordes, disparu en 1875, avec cette menace du phylloréra que le Maire de Vouvray avait vu arriver et qui dévaste et ruine le domaine aussitôt après. La mort de sa mère, sobrement évoquée dans sa correspondance dans des lignes pudiques où l'on sent la douleur rentrée (cf pp. 18-19, Tome III, thèse de Bernard Molla, op. cit.). Nous n'oublions pas la vieille servante de la famille Bonjean/ Bordes, dont la pierre disparue du cimetière de Vouvray disait le souvenir. Enfin, pour cette mélodie publiée en 1903, le dernier poème de Verlaine mis en musique par Charles Bordes, le compositeur, sans le dire, souffre dans son corps. Le mal qui l'a frappé l'oblige à jouer de sa seule main valide (Alibert, op. cit. pp. 17-18) et l'emporte inexorablement.

Chalupt écrit (par. 16) que Charles Bordes "n'a point chanté de paysages crépusculaires ni nocturnes" et Le Roux peut justement faire remarquer (note 15) que quatre mélodies écrites en 1886 sur des poèmes de Verlaine forment le cycle "Paysages tristes". Elles sont dans le recueil de 1921 et Chalupt ne les connaît pas ou n'y pense pas. Et on pense bien sûr au décor dans lequel se passe le Colloque sentimental, "le vieux parc solitaire et glacé".

D'une façon générale, Bordes est un pionnier en ce qui concerne Verlaine. Il est un des premiers sinon le premier à mettre sa poésie en musique. Chalupt écrit que ces mélodies sont "antérieures pour la plupart, il faut le remarquer à celles que Debussy ou même Gabriel Fauré écrivent sur les vers du pauvre Lélian". (On lira avec intérêt l'article de René Chalupt sur Gabriel Fauré dans La Revue Musicale du 1er octobre 1922.) François Le Roux (note 4) signale que dès 1882 Debussy écrivait une mélodie sur un poème de Verlaine. Il est normal que plusieurs contemporains se soient intéressé plus ou moins au même moment à cette poésie qui "est déjà de la musique", comme l'écrit Chalupt (par. 6).

 

Dans le recueil Dix-neuf oeuvres vocales que considère René Chalupt, outre les neuf mélodies sur des poèmes de Verlaine, d'autres poètes ont inspiré Charles Bordes. René Chalupt les passe en revue, plus ou moins rapidement. Parlant des choix de Charles Bordes, il souligne "la sûreté de son goût littéraire" (par. 15), mais dit aussi, dans le même paragraphe qu'il y a "des rares pièces de second ordre auxquelles il a cru bon de s'arrêter". Certes, il y a des poèmes inégaux et aussi le goût a connu des variations selon les époques et les personnes.

Charles Bordes ne s'est pas risqué à écrire sur Mallarmé qu'il connaissait probablement (à travers Jean Lahor et Camille Mauclair) ou sur Rimbaud. Il a essayé Baudelaire si l'on en croit la lettre à son ami Jules Chappée (voir la thèse de Bernard Molla, Tome III, p. 30) ; la mélodie écrite (achevée ?) reste un mystère.

Le poème "Les Pensées orientales" de Jean Lahor fait partie des "pièces de second ordre". Il y a dans ce texte la vision d'un Dieu despote comme un sultan que ne pouvait approuver Charles Bordes.  Sans vouloir nier les différences très fortes entre Charles Bordes et Jean Lahor (et qui probablement fascinaient le musicien) nous savons qu'il a retenu d'autres poèmes de Lahor (cf son opus 8) et qu'il ne pouvait qu'approuver l'exigence de celui qui écrivait, dans la préface à la 5e édition de L'illusion (en 1897) : "Oui, le poète est tenu plus qu'aucun autre à la perfection dans la forme…" et "je ne comprends pas la poésie sans pensée ou sans émotion…"

En ce qui concerne Maurice Bouchor, Chalupt n'aime pas L'Hiver, mélodie qualifiée "d'œuvre de jeunesse". On remarquera qu'il y en a d'autres, qui ne méritent pas ce mépris, comme Spleen d'après Verlaine, mais il est vrai Chalupt l'ignore, comme il ne connaît pas les Paysages tristes qui sont de 1884 et 1886. Il y a pourtant dans L'Hiver une rêverie érotique

Nous nous rapprochons, nous nous aimons mieux…

La lueur du feu jette dans les yeux

Un éclair de pourpre et d'or qui flamboie,

d'une grande efficacité. Il apprécie le Madrigal à la Musique, traduction de Shakespeare, où Charles Bordes écrit une mélodie qui évoque la Renaissance. Le compositeur était sensible à cet éloge des pouvoirs de la musique à travers le mythe d'Orphée, capable de  calmer les animaux et surtout d'apaiser les vagues de la mer. René Chalupt ne dit rien sur la mélodie Amour évanoui, pourtant célèbre (surtout, à vrai dire, dans la version d'Ernest Chausson en 1886 ; celle de Charles Bordes est de 1883).

René Chalupt parle un peu de Camille Mauclair. Les opinions ignobles du vieillard dans les années 40 ne peuvent pas le concerner. Voyez en cliquant ici le billet qui parle de la mélodie (qui date de 1901) sur son poème Mes cheveux dorment sur mon front. Chalupt peut être sensible à cette image séductrice de la mort. Il note l'influence de Maeterlinck et signale avec justesse que Charles Bordes écrit "dans un style de complainte populaire".

C'est en poète et en musicien que René Chalupt régit aux mélodies sur des poèmes de Louis Payen, Jean Moréas et Francis Jammes.

Lui qui avait écrit en 1911 dans Midi au jardin :

Le soleil s'arrête étourdi,

Les frelons chavirent dans l'herbe ;

Il semble que tout s'exacerbe

Dans la chaleur de ce midi.

savait voir dans le poème Paysage majeur de Louis Payen un hymne au soleil ; la mélodie écrite par Charles Bordes au Mas Sant Genés à Montpellier, la dernière que nous connaissons (juin 1908), marque le besoin que son corps malade avait de la chaleur :

Mais je m'offre au soleil ardent car j'ai voulu

Qu'un lumineux baiser descendit dans mes veines.

René Chalupt admire (par. 14) le poème de Jean Moréas Sous vos longues chevelures, et écoute attentivement la mélodie faite par Charles Bordes sur ce poème. Il l'apprécie : "la musique n'est pas inégale au poème" et entend une allusion/hommage à Chausson (que Charles Bordes connaissait).

Enfin, René Chalupt parle en plusieurs endroits (par. 13, 16 et 17) des poèmes de Francis Jammes qui ont inspiré quatre mélodies à Charles Bordes. Après avoir évoqué le Pays Basque (Bordes n'était-il pas un "Basque d'élection"  ?), il ne pouvait pas éviter de souligner la religiosité qui rapproche poète et musicien. C'est un peu trop attendu. D'ailleurs, la "vraie" conversion de Jammes viendra plus tard. Sur le poème "Du courage, mon âme éclate de douleur…", René Chalupt voit surtout la souffrance physique : Charles Bordes était "meurtri dans sa propre chair" (par. 17). Le poème, pourtant, parle de l'âme, et c'est un trouble plus profond que Francis Jammes et Charles Bordes expriment. Mais si on peut trouver ici l'approche de René Chalupt réductrice, ce n'est pas le cas quand il juge de la valeur musicale de ces mélodies, "qui comptent parmi les plus étonnantes réussites" (par. 13). Ce bon connaisseur de la musique (rappelons ici que nombre de ses poèmes ont été mis en musique par des compositeurs comme Roussel, George Auric, Eric Satie, Darius Milhaud, etc. excusez du peu) voit, en Charles Bordes, l'égal, quelquefois le précurseur de Debussy. Il dit, à propos de ces quatre mélodies que c'est "du Pelléas avant la lettre". Nous retrouverons plus tard la même attitude admirative dans la thèse de Bernard Molla, notamment sur la mélodie La poussière des tamis (op. cit. Tome II, p. 465, note 65). A propos de cette mélodie (c'est celle que chante Philippe Pistole dans le CD publié par l'Association Francis Jammes), René Chalupt ajoute que le piano est "agile et enjoué" et que la mélodie "demande d'ailleurs à l'exécutant une véritable virtuosité". Il montre que Charles Bordes a écrit une œuvre musicale complète pour la voix et pour l'instrument. Une analyse de la mélodie Dansons la gigue aurait permis de dire la même chose.

 

En écrivant sur les mélodies de Charles Bordes, René Chalupt ne s'est pas livré à des recherches. Il a considéré (sans toutefois le dire nettement) le recueil de 1914, Dix-neuf oeuvres vocales, et dit spontanément ce qu'il en pensait. Il a parlé en poète et en mélomane. Son opinion est précieuse et donne à Charles Bordes la place qu'il mérite, égal des grands. Nous n'oublions pas que Paul Dukas plaçait Les Trois Vagues, l'opéra inachevé de Charles Bordes, au niveau de Carmen. René Chalupt fait souvent référence à Debussy. Par exemple, parlant de Paysage vert, d'après Verlaine, il dit que la mélodie de Charles Bordes "égale presque" celle de Debussy, "par  l'acuité de son impressionnisme, l'égrènement de ses carillons et l'audace de ses trouvailles sonores."

Ces mélodies sont peu chantées, presque pas enregistrées, mais elles existent. Charles Bordes est un compositeur.

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6 juin 2012 3 06 /06 /juin /2012 23:16

C’est par ces mots, dans une lettre non datée, transcrite par Bernard Molla dans sa thèse (Tome III, p.23), que Charles Bordes désigne la Caisse des Dépôts et Consignations.

Caisse des dépôts, b Il y gagne 50 francs par mois, et survit, d’août 1883 à juillet 1887. En 1883, il a 20 ans, sa mère meurt le 26 août.

Après la vente (1879) de la Bellangerie, dévaluée par le phylloxéra, s'il reste un peu d'argent, globalement la famille est ruinée. C’est ce que note Georges Pioch dans sa notice nécrologique (Musica, janvier 1910), mais il ne mesure pas la frustration de Charles Bordes sur le plan musical : "Il avait été riche ; la pauvreté où son existence se résigna dès sa vingtième année lui fut légère et sans amertume.  Dans la lettre que nous citons, on voit bien que Charles Bordes n’était pas très heureux à la Caisse des Dépôts et Consignations. Il se décrit : "je n'ai pour toute sublimité que le bureau dans lequel je suis accroupi de 10 heures à 4 heures à la caisse de dépôt et réception, 1er bureau vieillesse…" Il écrit "la Caisse m'a déjà pris tout mon temps en Septembre, alors que pressé par mon concours Rossini, j'aurais dû m'y adonner complètement" ; et il ajoute "et la divine musique passe après".

Si ce n'est pas de l'amertume…

La musique, enfin, arrive le 10 juillet 1887 quand Charles Bordes accepte la place vacante de maître de chapelle et d'organiste à l'église de Nogent-sur-Marne. (Source, Bernard Molla, op. cit., Tome II, p.481.)

La CDC est toujours là, rue de Lille.

Caisse des dépôts et consignations, photo W

 

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29 mai 2012 2 29 /05 /mai /2012 16:32

Rapsodie-basque--couverture--BNF.JPG

Les 88 pages de la Rapsodie basque de Charles Bordes sont depuis peu consultables sur Gallica. (On peut cliquer ici.)

Il s'agit de l'opus 9, écrit en 1888. L'œuvre est dédiée à Emmanuel Chabrier. Gallica propose l'édition de 1921, chez Rouart Lerolle et Cie. C'était une année faste pour l'œuvre de Charles Bordes, puisqu'elle a vu aussi la publication chez J. Hamelle des Quatorze mélodies dans l'édition revue par Pierre de Bréville.

Dans ce blog on a parlé de la Suite basque (opus 6, 1886) ; voir le billet du 3 août 2011.

En épigraphe, on trouve la phrase bien connue de Schumann : "Ecoutez attentivement la chanson populaire, c'est la source inépuisable des plus belles mélodies." Charles Bordes souligne son inspiration, et nous n'oublions pas son travail de collectage dans la Soule,

Soule--paysage.jpgcomme plus tard, depuis Montpellier, son intérêt pour la chanson traditionnelle languedocienne.

On trouvera dans la thèse de Bernard Molla, Tome II, pp. 378-387, une analyse détaillée de la Rapsodie basque. Nous y renvoyons nos lecteurs. L'œuvre, pour piano et orchestre, a été créée le 27 avril 1889 à la salle Pleyel avec au piano Marie-Léontine Bordes-Pène, la belle-sœur de Charles Bordes. Plus tard, vers 1904, elle sera jouée par Blanche Selva qui avait à peine vingt ans.

Il en existe un enregistrement, dirigé par José Luis Estellés.

Rapsodie basque, CD MusikeneC'est un premier enregistrement mondial. Il a été fait au siège de l'Orkestra Sinfonikoa de Musikene à Donostia-San Sebastián entre les mois de novembre et décembre 2007. Félix Ardanaz est au piano. (On peut facilement commander le CD sur le site de Musikene.)

Pour l'orthographe, vous avez le choix ; c'est rhapsodie qu'on trouve le plus souvent.

Bernard Molla cite (p. 379) un texte de Georges Servières paru dans le bulletin de la Société Internationale de Musique en décembre 1909 (pp. 992-3). Nous en reprenons une phrase. C'est par nécessité intérieure que le compositeur écrit, et la liberté passe en premier : "il écrit moins pour réaliser des combinaisons sonores que pour exprimer un sentiment intime."

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19 mai 2012 6 19 /05 /mai /2012 22:25

Charles Bordes a écrit seize, peut-être dix-sept, mélodies sur des poèmes de Verlaine.

Sept d'entre elles sont dans le CD "Verlaine et ses musiciens" publié par l'INA dans la série Mémoire vive.

CD-Verlaine.jpgNous venons de nous rendre compte qu'elles peuvent être écoutées intégralement sur Deezer. Dans le billet sur Spleen mis en ligne le 30 avril, il y a un presque ironique qui n'a pas lieu d'être. En effet, le CD peut être écouté en entier. D'un clic, ici, vous êtes sur le CD, chez Deezer, et vous pouvez choisir ce que vous voulez écouter.

Les poèmes de Verlaine sont mis en musique par Debussy, Fauré, Honegger, Tournemire, Varèse, et bien sûr Charles Bordes.

Une mélodie, O triste, triste était mon âme, est interprétée par Suzanne Danco avec Roger Boutry au piano (enregistrement à Vichy en 1955), les six autres : Spleen, Sur un vieil air, Epithalame, O mes morts tristement nombreux, Paysage vert et Dansons la gigue sont interprétées par Jean-Paul Fouchécourt avec Olivier Greif au piano (enregistrement à Paris en 1996).

Ce CD peut être facilement acheté, pour la modique somme de 12,09 euros chez Abeille Musique (publicité gratuite), mais les lecteurs du blog trouveront peut-être le "tuyau" utile et pratique.

La mélodie O triste, triste était mon âme se trouve aussi dans le CD également publié par l'INA, Suzanne Danco en concert (même enregistrement) ; on peut l'acheter ou le télécharger en MP3.

CD, Suzanne Danco en concertPour compléter ce billet, quelques mots sur les autres enregistrements des mélodies de Charles Bordes sur des poèmes de Verlaine. Un billet  en parle déjà, nous le rectifions et le complétons.

Susan Bickley, dans le CD

CD, Verlaine, Susan BickleyVoices, volume 2,  Half close your eyes: The Verlaine song-book, enregistré en 2002 avec Ian Burnside au piano, chante le Colloque sentimental (il n'est pas dans le CD de l'INA). On ne le trouve plus dans le commerce, il faut aller dans une discothèque (anglaise de préférence, car il s'agit d'enregistrements d'émissions sur la BBC, Radio 3) ou en écouter un extrait (minimal) chez CD Universe.

En 2003, le CD Promenade sentimentale est paru chez Ambitus.

CD-Verlaine--Mariette-Lentz.JPGLa Luxembourgeoise Mariette Lentz, accompagnée au piano par Paulo Alvarez, chante des mélodies de divers compositeurs sur des poèmes de Verlaine. Le poème dont Charles Bordes a fait une mélodie donne son titre à l'album. Il y a aussi la mélodie Le son du cor. Ces deux mélodies, Promenade sentimentale et Le son du cor ne sont pas dans les autres enregistrements. Le CD est en vente en Allemagne chez Ambitus Records.

Pour terminer, une rareté.  Le baryton Charles Panzéra a enregistré deux mélodies de Charles Bordes sur des disques La voix de son maître – France, le premier, la mélodie Sur un vieil air en 1926, le second, la mélodie Promenade matinale en 1932. Ce poème n'est pas dans les enregistrements précédemment mentionnés (cela fait donc, pour le moment, dix mélodies enregistrées sur les seize connues). Nous n'avons pas écouté ces disques anciens ; les archives de Radio France les détiennent peut-être, mais ces enregistrements n'ont pas été utilisés pour le centenaire de la mort de Charles Bordes en 2009. Curieusement, et ce n'est peut-être qu'une coïncidence, c'est en 1932 qu'est paru dans La Revue Musicale l'article si important de René Chalupt sur les mélodies de Charles Bordes (nous en reparlerons bientôt).

 

C'est parfois difficile, bonne écoute quand même !

 

 

 

[Les images des CD ne sont que des images. Inutile de cliquer dessus. En revanche les mots soulignés sont des hyperliens ; d'un clic ils vous donneront des informations utiles.]

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30 avril 2012 1 30 /04 /avril /2012 20:28

La mélodie de Charles Bordes sur le poème Spleen de Paul Verlaine, fut naguère chantée par Jean-Paul Fouchécourt (Olivier Greif au piano) dans le CD Verlaine et ses musiciens, réf. IMV020, INA 1996. On peut l'entendre gratuitement, presque en entier, sur Abeille Musique, en cliquant ici. Ce blog avait mentionné le CD dans le billet "Écouter Verlaine" du 24 juillet 2011. À la rentrée, Timpani Records propose un CD sur les mélodies de Charles Bordes écrites sur des poèmes de Verlaine . Un extrait en est donné depuis le début du mois d'avril, et c'est précisément la mélodie Spleen, interprétée par Sophie Marin-Degor (soprano) avec François-René Duchâble au piano.
On ne pouvait rêver meilleur choix car le poème de Verlaine est vraiment central dans l'œuvre du Pauvre Lélian. Voici quelques remarques sur le texte et sur la mélodie. On le trouve dans la section Aquarelles de Romances sans Paroles (1874). Gallica nous présente cette édition. Il y en a beaucoup d'autres. Récemment (2003), l'éditeur Honoré Champion en a publié une édition critique par Steve Murphy. On y voit notamment pour la première fois une reproduction photographique du manuscrit (p. 134 pour Spleen). Plus modestement, la Bibliothèque Municipale de Vouvray a publié en 2010 Les mots sous la musique. Charles Bordes et ses poètes où se trouve le poème et de brèves notes.
Voici le texte :

Les roses étaient toutes rouges
Et les lierres étaient tout noirs.

Chère, pour peu que tu te bouges,
Renaissent tous mes désespoirs.

Le ciel était trop bleu, trop tendre,
La mer trop verte et l'air trop doux;

Je crains toujours, -ce qu'est d'attendre !-
Quelque fuite atroce de vous.

Du houx à la feuille vernie
Et du luisant buis je suis las,

Et de la campagne infinie
Et de tout, fors de vous, hélas !

Plusieurs mots anglais sont utilisés dans les titres des Romances sans paroles, en particulier dans Aquarelles. Le mot spleen est certes anglais, mais il fait partie du vocabulaire culturel du 19e siècle, en France particulièrement. Verlaine savait bien que Baudelaire l'avait employé plusieurs fois pour évoquer les sentiments de tristesse, ennui, souffrance. Dans une lettre il dit avoir trouvé dans un dictionnaire que spleen signifie rate. On passera sur cet humour pour noter que ce connaisseur de Shakespeare avait entendu parler de la théorie des humeurs depuis le rêve de suicide d'Hamlet jusqu'au "Semper Dowland,  semper dolens" en musique. Cette mélancolie est aussi dans le poème que nous considérons. Le mal est de tous, de chacun. Au 19e siècle, avec Hugo qui écrivait "Ah ! Insensé, qui crois que je ne suis pas toi !", on sait bien que si le point de départ est particulier, c'est notre ressenti à tous qui s'exprime dans le poème. C'est aussi la langue de tous les jours que Verlaine sait employer. Ainsi la conjonction de coordination et (v. 2, 10, 11, 12), réitérée, marque l'impuissance à décrire et fait écho à l'adverbe trop également quatre fois employé (v. 5 et 6). La tournure "pour peu que tu te bouges" (v. 3), indépendamment de la forme pronominale où le pronom te a surtout un rôle prosodique, "n'est en usage que dans le style familier" nous dit le Dictionnaire de Féraud à la fin du 18e siècle. En ce qui concerne l'expression "ce qu'est d'attendre" (v. 7), si Verlaine emploie volontairement une tournure réduite au lieu de ce que c'est que d'attendre, là aussi c'est la langue quotidienne que nous entendons.
En revanche, le mot fors à la fin (v. 12) surprend par sa recherche. C'est un choix délibéré, d'autres monosyllabes étaient possibles pour aboutir à un octosyllabe. Cet archaïsme a de riches connotations ; l'effet troubadouresque nous renvoie à la séparation : l'amour implique l'inaccessibilité. L'être aimé est physiquement absent ; nous pensons à "l'amour lointain" de Jaufré Rudel (amor de lonh). Cet amour est impossible (nous nous souvenons que, selon la tradition, Jaufré Rudel ne rencontre enfin Hodierne de Tripoli que pour mourir.) C'est douloureux (atroce, v. 8), toujours, mais profond, plus que tout (v. 12). Avec Spleen, Verlaine s'inscrit dans cette lignée.

Le poème présente comme une description clinique de la dépression. L'inquiétude est forte : mes désespoirs (v. 4) ; elle est permanente, s'il y a accalmie, elle est trompeuse : renaissent (v. 4). Le temps ne compte pas ; le poème va du passé (v.1) au présent (v. 7) : c'est un présent éternel, la sagesse des nations : ce qu'est d'attendre, nous le dit. C'est comme ça : je suis las (v. 10). L'adverbe toujours (v. 7) nous dit que le bonheur n'existe pas. Le monde est "trop". Nous sommes loin du réel, c'est comme un album colorié (v. 1 et 2, 5 et 6) ; nous nous souvenons du titre, Aquarelles, ce sont des taches de couleur. Le paysage est minimum : quelques plantes, le  ciel, la mer. Faut-il souligner le langage des plantes, allant de la passion exprimée par les roses (v. 1) à l'attachement inaltérable du lierre (v. 2) ? Steve Murphy souligne en passant le symbolisme funéraire du buis (v. 10). Les teintes vives (v. 1, 2, 5 et 6), brillantes (v. 9 et 10), les nuances aussi : trop tendre (v. 5) sont repoussées. Même la nuance fait mal ; tout est insupportable. C'est un rejet total ; celui qui parle touche le fond. Comme souvent chez Verlaine, c'est un paysage mental.  Ce sont pourtant les "Aquarelles" précédées par les "Paysages belges". Ici, c'est l'Angleterre, "la campagne infinie" (v. 11). Rien de vraiment descriptif, précis, localisé. Nous sommes devant l'expression spatiale de la dépression.
On parlera d'acédie, bien que l'élément religieux soit absent du poème ; la mélancolie a conduit à un vide total avec cependant le sursaut inutile de la fin. D'abord il y a la fatigue. Le psychiatre dirait qu'elle est caractéristique de la dépression généralisée. Elle se voit à l'accumulation marquée par et (v. 10, 11 et 12) et par l'aveu : "je suis las" (v. 10) "de tout" (v. 12).
Le poème se termine par un cri : "hélas !" (v. 12), précédé par une virgule qui l'isole et lui donne son poids. C'est une révolte, exprimée avec un mot qui appartient à tous, car il est d'une grande banalité lexicale. Les sentiments de Verlaine sont inchangés ; cet amour est la seule chose pour laquelle il vit, mais il n'y a pas de réalité à cet amour. Reste-t-il quelque chose ? Cet "hélas !" en est la négation.

L'inspiration vient de la vie. La remarque est banale. Dans les analyses du poème Spleen, la question souvent sous-entendue est "À qui Verlaine s'adresse-t-il ?". La plupart des commentateurs disent "à une femme", "à sa femme", Mathilde Mauté, avec laquelle, surtout après l'arrivée d'Arthur Rimbaud, les relations étaient difficiles, et aboutiront au divorce. C'est avec lui qu'il est à Londres quand ce poème est écrit, probablement en 1872, et c'est à elle – semble-t-il – qu'il dit "Chère" (v.3). Ailleurs, il l'évoque "si jeune". En lisant dans Aquarelles, le poème Child Wife, au titre dickensien, nous nous souvenons que Mathilde n'avait que 16 ans quand Paul Verlaine s'est fiancé avec elle. Il souhaite la "récupérer" d'où les poèmes d'amour à elle adressée, comme Green. Dans Spleen, il la tutoie d'abord (au début, par exemple v. 3) puis la vouvoie (ensuite, par exemple v. 8 et v. 12). C'est comme un passage de l'intimité à la solennité.
Cependant il faut garder à l'esprit la complexité de la situation de Verlaine. Dans l'édition Garnier (1986) qu'il fait des Œuvres poétiques de Verlaine, Jacques Robichez remarque que dans Spleen le poète parle surtout de son amant Arthur Rimbaud. En d'autres termes, quand Verlaine dit elle il faut comprendre il : "il est  très possible que Verlaine transpose au féminin les sentiments que lui inspire Rimbaud." Le vers 8 : "Quelque fuite atroce de vous" ne se comprend pas s'il est question de Mathilde, nous dit Robichez. Dans la mesure où les détails "pittoresques" se rattachent à quelque réalité, le vers 6 : "La mer trop verte et l'air trop doux" par exemple, évoque un décor que Verlaine et Rimbaud ont en commun dans leurs souvenirs, mais non Verlaine et Mathilde. L'attente (v. 7) décrit un moment où "Rimbaud s'est absenté quelques heures. Verlaine s'inquiète et se croit déjà abandonné." Plus tard (2010), dans sa tragédie Les damnés, William Cliff fera dire à Verlaine, s'adressant à Rimbaud :
je suis là à t'attendre t'attendre j'exècre
attendre ces heures qui me semblent des siècles
Les lettres de Verlaine sur ce sujet sont passionnantes. Le 26 décembre 1872, il écrit à son ami Edmond Lepelletier : "Rimbaud (…) n'est plus là. Vide affreux ! Le reste m'est égal." Devant cette lettre, si on place les mots "fuite atroce" (Spleen, v. 8), on trouve les mêmes sentiments, pour la même personne, exprimés à la même période. Il y a là une coïncidence remarquable. En plus Verlaine emprunte le mot atroce au vocabulaire rimbaldien. Il est dans Le Bateau ivre (1871) : "Toute lune est atroce…" (v. 90) ou dans une lettre de mai 1873 où Rimbaud parle ainsi de sa ville natale à Ernest Delahaye : "cet atroce Charlestown.", etc.
La même ambiguïté, elle = il, se retrouve dans d'autres textes, notamment Dansons la gigue et la mélodie de Charles Bordes la renforce. On trouvera notre étude dans ce blog.
Dans un dessin célèbre, le peintre Félix Régamey nous montre le couple dans une rue de Londres en 1872 :

Rimbaud---Verlaine-a-Londres-.jpg
Vernon Philip Underwood parle de leur relation dans son livre Verlaine et l'Angleterre (Nizet, 1956) : "Pourquoi ces deux bohèmes qui s'étaient donné la mission d'épater le bourgeois s'efforcent-ils tant pour nier le caractère de leur intimité ? C'est que leur pose n'exclut pas une honte bien bourgeoise ; ils n'ont pas dépouillé, en fin de compte, les inhibitions imposées par leur éducation catholique et, dans le cas de Rimbaud, puritaine." Leur homosexualité ne pouvait être que masquée. L'Angleterre n'était pas tendre pour ces relations, même "between consenting adults" ( = "entre adultes consentants"). Rimbaud était mineur. On trouvera dans Une saison en enfer quelques vignettes montrant ce "drôle de ménage" comme le dit Rimbaud.
D'une façon plus générale, on se souviendra, en rapport avec l'Angleterre, que dans le théâtre, jusqu'à la fin du 17e siècle, les rôles féminins étaient tenus par des hommes (le film Shakespeare in love donne une vision fausse, mais à laquelle on voudrait croire, de cet aspect des choses, tout en attirant notre attention sur l'ambiguïté sexuelle). Verlaine connaissait ce jeu de camouflage et pouvait bien le transposer en poésie.
Verlaine aurait voulu que les Romances sans paroles soient publiées avec une dédicace à Rimbaud. Il écrit dans une lettre à Lepelletier du 19 mai 1873 : "ces vers ont été faits, lui étant là, et m'ayant beaucoup poussé à les faire." Lepelletier refuse, une telle dédicace risquant de porter tort à Verlaine pour son divorce avec Mathilde. C'est dans ce contexte que le poème Spleen doit être lu.

Charles Bordes écrit la mélodie en 1886. Elle est en mi majeur. A peu près au même moment Claude Debussy a écrit une mélodie, en fa mineur, sur le même poème. Il n'y a pas de dédicace, on ne sait pas quand elle a été jouée. Editée en 1902 chez Mergault, elle figure dans le recueil de 1914, Dix-neuf œuvres vocales, édité chez Rouart, Lerolle & Cie. On trouvera ces renseignements dans la partothèque du Centre International de la Mélodie Française.
L'édition de 1914 nous dit qu'elle peut être chantée par des "voix élevées". La tessiture indiquée par le CIMF est mi médium – sol # aigu. Il est donc normal d'entendre une soprano, ainsi  Sophie Marin-Degor dans le CD Timpani, comme le ténor Jean-Paul Fouchécourt dans le CD INA. Cette douleur, ce sentiment de vide devant un amour impossible, appartiennent à tous.
L'ambiguïté apparaît à des degrés divers. Ainsi, pour "Chère" (v. 3), la mesure 7 porte l'indication bref  mais on entend trop les deux syllabes, bien articulées, dans l'enregistrement Timpani.
La fatigue, la lassitude disent la dépression. C'est bien exprimé par le ton de Jean-Paul Fouchécourt et le tempo du début qui ne tient pas compte de l'indication "Pas trop lent" par laquelle commence la partition. On sent moins cette fatigue mais une tension permanente dans le CD Timpani. Un difficile crescendo puis aussitôt un decrescendo aux mesures 9 et 10 sur "tous mes déses/poirs", exprimant les fluctuations du vécu, est parfait dans le CD INA. A la mesure 27 un mezzoforte est demandé par Charles Bordes pour "je suis las" (v. 10). On le retrouve dans les deux enregistrements. A la mesure 29, pour "Et de tout…" (v. 12), une indication donnée en français par Charles Bordes dit "retardez". Elle annonce le cri final dont nous reparlerons plus loin. Elle n'est pas suivie par Jean-Paul Fouchécourt, mais bien par Sophie Marin-Degor. Quelques remarques sur des mots importants. Ainsi "trop"  repose trois fois sur une croche et la dernière fois "trop doux" (v. 6) sur une noire. Charles Bordes a voulu qu'il se détache sans que ce soit autrement indiqué et on l'entend bien ainsi dans les deux CD. Pour le mot "atroce" (v. 8), Charles Bordes n'a rien indiqué de particulier, mais on entend bien le mot rimbaldien dans le CD INA.
Pour terminer, quelques mots sur le cri final. Charles Bordes indique le crescendo, mesures 28, 29 et 30 (-pagne infinie Et de tout fors de vous, hé-), suivi par un fortissimo pour la mesure 31 sur la deuxième syllabe (-las). Ce cri (m. 31) éclate dans le CD INA où le crescendo est très sensible. Dans le CD Timpani, le sentiment de souffrance est intense dès la mesure 28. En plus, la deuxième syllabe du mot hélas est sur deux notes liées, une noire (la aigu) puis une ronde (sol #) ; le cri est à la fois dans la hauteur des notes et dans leur durée différente.
Ces quelques lignes ne sont pas une comparaison entre les deux enregistrements. Nous sommes heureux de leur existence. Le CD de l'INA, riche par ailleurs de mélodies verlainiennes écrites par d'autres compositeurs (Debussy, Fauré, Honegger, etc.), sonne fréquemment à nos oreilles, et l'interprétation de Charles Bordes par Jean-Paul Fouchécourt (mais aussi par Suzanne Danco) nous est familière. D'autres mélodies existent qui n'ont pas été enregistrées et ces découvertes seront les bienvenues. (Sans parler ici du 2e CD des mélodies annoncé par Timpani pour 2013 ; à part Francis Jammes nous n'avons rien entendu et on attend Moréas, Mauclair ou Payen.)

Bernard Molla, dans le chapitre sur "La musique verlainienne" de sa thèse  (Tome II, pp. 460-471) ne parle pas de Spleen. Mais il caractérise les mélodies comme "la partie la plus inspirée" de l'œuvre de Charles Bordes et attire notre attention sur la "sensibilité de ces pages".
Le poème Spleen, puis la mélodie qui l'utilise, montre la complexité d'une situation humaine et le tableau du mal de vivre.
C'est ce que nous avons essayé de montrer dans ce long billet.

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10 avril 2012 2 10 /04 /avril /2012 17:17

Peut-être avez-vous vu ce portrait de Charles Bordes, dans la Nouvelle République de mardi dernier ?

portrait--Gorvel--1924.jpg

Ici il est en entier, mais moins attrayant, car c'est une photocopie, d'où les rayures. Le document original est à la Bibliothèque Nationale. Il est bien fatigué : des centaines de gens l'ont compulsé. C'est La revue musicale du 1er août 1924 ; la copie (d'où provient notre photo) se trouve dans le fonds Charles Bordes de la Bibliothèque de Vouvray.

La gravure en taille-douce est l'œuvre de Georges Gorvel (1866-1938). Elle est parue en 1924, quinze ans après la mort de Charles Bordes, mais Gorvel n'avait que trois ans de moins et l'avait probablement vu et rencontré. Nous sommes loin du "notable" sculpté sur le monument de Vouvray

portrait--CB-sur-le-Monument--8845-JPG

ou de la caricature, récemment publiée par Jean-Marc Warszawksi (& x) dans Musicologie.org, provenant d'un recueil de Charles Constantin (album de 18 planches paru confidentiellement en 1903) et qui montre Charles Bordes, là aussi en "notable",

Schola-1903--Charles-Bordes.jpg

engoncé dans son pardessus tout noir, un chapeau noir très bourgeois, un gros visage à peine visible, les mains cachées.

Ce n'est pas CB, surnommé "le pater" à la Schola, mais si peu "patron". Certes un chef, dirigeant infailliblement ses choristes,

portrait--Musica-24--CB-dirige.jpg

comme dans cette photo de juillet 1904. Avant tout habité par l'idéal de la musique.

C'est un homme jeune qui est mort en 1909. Charles Bordes avait 46 ans. Le portrait de Gorvel lui redonne cette jeunesse, une jeunesse intemporelle. Et aussi l'aspiration à un idéal.

La Revue Musicale, est parue entre les deux guerres. Tout en gardant la tradition en toile de fond, son but principal était d'encourager la modernité. Publiée par Gallimard, elle était dirigée par Henry Prunières. Son amitié avec Romain Rolland est un lien important avec la Schola Cantorum sur laquelle l'auteur de Jean-Christophe, qui la connaissait bien, avait une opinion ambivalente.

Un an après l'inauguration du monument de Vouvray, La Revue Musicale montrait plusieurs facettes de Charles Bordes, notamment une longue analyse de l'opéra inachevé Les Trois Vagues par Gustave Samazeuilh. La lecture nous en remplit de regrets ; une note, à la fin de l'article, signée par de grands noms de la musique, nous dit l'impossibilité de lui redonner vie. Dans sa conclusion, Samazeuilh dit : "La musique de Bordes était franche, directe et claire – comme son regard – pleine de rêve et de fantaisie – comme son esprit." C'est ce portrait rêvé que Georges Gorvel a si bien rendu : un habit neutre, des lignes hâchées obliques, et ce regard, direct et clair.

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28 mars 2012 3 28 /03 /mars /2012 17:19

Lorsqu'on lit les paroles des mélodies, on voit qu'il y a en général accord entre le musicien et le poète : les mots du texte, le musicien aurait voulu en être l'auteur, s'il avait pu les dire. Ils ont signifié quelque chose pour l'auteur, ils sont choisis par le musicien pour ce qu'ils signifient, même si c'est des années après avoir été écrits.

Dans le cas de Charles Bordes, compte-tenu du petit nombre de mélodies (moins de quarante), nous pensons qu'à part quelques passages obligés en raison de la célébrité du poète, ou parce qu'il faut sacrifier à la thématique conventionnelle, la mélodie exprime un accord très profond entre le musicien et le poète. Même dans le traitement du thème de l'amour, conventionnel s'il en est, il y a peu de mélodies qui marquent le bonheur. L'amertume affleure souvent et l'infléchissement vers l'échec est fréquent ; ce n'est pas "heure exquise, etc." mais la souffrance partout.

Deux mots sur le cas Verlaine. C'est sans doute le poète célèbre et Charles Bordes le reconnaissait pour tel ; une preuve en est son invitation pour qu'il vienne à l'église Saint Gervais écouter la Semaine sainte de 1892. Mais Charles Bordes est conscient du potentiel musical de Verlaine et il est un des premiers, sinon le premier, à l'utiliser. N'est-il pas l'auteur sur lequel il a écrit la moitié de ses mélodies ? (On relira Bernard Molla, op. cit., dans le tome II, pp. 460-471, "Charles Bordes et la musique verlainienne".)

Le texte de la mélodie exprime ce que ressent le musicien au niveau de l'intime, du personnel : l'impuissance de la foi devant la douleur (Francis Jammes), la vérité insoutenable des êtres (Dansons la gigue).

 

Le titre du recueil de Jean Moréas, Les Cantilènes, appelle la musique et lui donne sa part. Charles Bordes, le latiniste, avait immédiatement vu le mot à l'origine : cantare, et le fondateur de la Schola Cantorum ne pouvait qu'être sensible à l'importance du chant.

L'auteur, était un personnage parisien :

Moreas-par-Felix-Vallotton--Le-Livre-des-masques--vol.-I-.JPG

avec son haut de forme, on le voit dessiné par Vallotton dans Le livre des masques (1898) de Remy de Gourmont. Il a une quarantaine d'années. Pour en savoir plus sur ce Grec ancré dans la culture française, lisez la notice de Wikipédia ; si vous lisez l'article sévère de Jean-Luc Steinmetz dans le cadre des célébrations nationales en 2010, vous verrez ce portrait dessiné à l'encre noire par Picasso en 1905. Certains ont parlé de "sa voix cuivrée" (Retté), de cet accent levantin dont Steinmetz nous dit qu'il était "délibéré". Le français qu'il écrivait était impeccable.

Lisons le poème sur lequel la mélodie est écrite. Il provient, donc, du recueil Les Cantilènes (1886, section Funérailles, pp. 24-25).

 

Sous vos longues chevelures, petites fées,
Vous chantâtes sur mon sommeil bien doucement,
Sous vos longues chevelures, petites fées,
Dans la forêt du charme et de l'enchantement.

 

Dans la forêt du charme et des merveilleux rites,
Gnomes compatissants, pendant que je dormais,
De votre main, honnêtes gnomes, vous m'offrîtes
Un sceptre d'or, hélas ! pendant que je dormais.

 

J'ai su depuis ce temps que c'est mirage et leurre
Les sceptres d'or et les chansons dans la forêt ;
Pourtant, comme un enfant crédule, je les pleure,
Et je voudrais dormir encor dans la forêt.

 

Qu'importe si je sais que c'est mirage et leurre !

 

Aujourd'hui, nous sommes surpris par l'emploi du passé simple. Au 19e siècle, cela surprenait sans doute moins. Jean Moréas est soucieux d'employer une langue très correcte ; il est sensible à l'effet musical du passé simple. Par exemple, ailleurs dans Les Cantilènes (p. 12), ce temps lui fournit une rime interne :

Dans ce jardin nous nous aimâmes, sur mon âme !

Ce rite linguistique, quelque peu solennel, convient aux "merveilleux rites" que le poème veut créer, de même que l'antéposition de l'adjectif (v. 1, v. 3, v. 5, v. 7).

Le passé simple convient aussi au thème principal du poème, ce retour dans le  passé : "J'ai su depuis ce temps…" vu par un adulte : "comme un enfant crédule…". Nous sommes au lieu des contes enfantins : "la forêt du charme…", avec les créatures qui le peuplent : "petites fées…", "honnêtes gnomes…" et ses objets magiques : "les sceptres d'or…". La forêt est mentionnée un première fois v.4 et revient de façon envoûtante, v.5, v.10 et v.12. Cet univers des contes apparaît plus tôt dans la même section "Funérailles" (p. 9), indissociable du thème du sommeil et du rêve :

Et nous sommes au bois la Belle dont les sommes

Pour éternellement demeureront scellés

 

C'est par le sacrifice de la raison et de l'intellect (un peu comme en religion le credo quia absurdum que certains attribuent de façon apocryphe à Tertullien) que Jean Moréas choisit volontairement (si je sais) de trouver refuge dans le rêve :

Qu'importe si je sais que c'est mirage et leurre !

Cette foi dans le merveilleux justifie la poésie.

Jean Moréas est-il naïf ? C'est une image de Moréas que l'on trouve parfois. Robert Niklaus (Jean Moréas poète lyrique,  PUF, 1936) voit "une note plus mélancolique" : le rêve est recherché en toute connaissance de cause ; le poète sait que ce n'est qu'une illusion. Il y a la recherche d'une certitude, mais ce qui est trouvé n'a pas de substance. John Davis Butler (Jean Moréas. A critique of his poetry and philosophy, 1967) va dans le même sens et souligne le paradoxe. Comme le Rimbaud du Bateau ivre, Moréas veut lui aussi "emotional stability and philosophical certitude", mais il recherche lentement dans une sorte de ressassement laborieux (plodding). Ainsi, dans le poème que nous considérons, c'est dans la douleur (painfully) qu'il atteint une joie musicale évanescente.

Dans le très curieux chapitre 22 d'Eros de Paris (1932), Jules Romains nous montre Moréas à la Closerie des Lilas, percevant "l'affreux signal", cette "détresse illimitée". Nous sommes en 1908, la mort est proche ; Les cantilènes, c'était 22 ans plus tôt. Il y a toujours un désir d'oubli, une fuite : "on sait ça depuis l'enfance (…) pour exprimer une douleur que l'homme a toujours connue."

Cela passe par la musique des mots. On notera que le recueil Les Cantilènes est de la même année que le manifeste/synthèse de Jean Moréas sur le symbolisme (publié dans le Figaro du 18 septembre 1886). Certains reprochaient aux symbolistes français de privilégier la musique ; Max Nordau y voit une Dégénérescence (Entartung, 1892). Il cite les Cloches en la nuit (1889) de Retté, Les gammes (1887) de Stuart Merrill et les Romances sans parole (1874) de Verlaine qui demandait à la poésie, on le sait, "de la musique avant toute chose". Verlaine pensait aux sonorités que les mots produisent.

Les musiciens, imprégnés par le symbolisme, ont ajouté leurs notes aux mots. Charles Bordes avait 23 ans en 1886. Il partageait l'esthétique de son temps. Il est normal de trouver parmi ses mélodies ce poème de Jean Moréas (la mélodie date de mai 1901). Il a été utilisé par d'autres, en particulier Chausson en 1898, et Pierre de Bréville, si proche de Charles Bordes, en février 1904.

Moréas, on l'a vu, est souvent perçu comme un musicien : "mélodieuxmusical" (Niklaus) ; "un pianiste surprenant du vers français" (Laurent Tailhade). L'intellectuel, photographié  vers 1900, debout devant des livres,

Moreas--Hellenic-Literary-and-Historical-Archive.JPG

sait que toute cette science doit être oubliée un instant pour retrouver l'enfance. Dans le poème "Sous vos longues chevelures, petites fées…", la raison évacuée ainsi que toute démonstration, il reste l'effet musical de ces "berceuses voix", pour reprendre l'expression au début du recueil Les Cantilènes (pp. 10 et 11). La paix est suscitée : "sur mon sommeil bien doucement" (v. 2), l'enfance est retrouvée avec ses comptines  : "les chansons dans la forêt" (v. 10).

Les mots, dans leur agencement, font la musique du poème et conduisent, par la volonté du poète, à cette fuite vers l'enfance rêvée.

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