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3 juin 2021 4 03 /06 /juin /2021 09:21

Charles Bordes est né à Vouvray le 12 mai 1863 à la Bellangerie. Son père, Frédéric Bordes était Maire de la commune jusqu'en 1870. Il est mort en 1875. La famille fut ruinée par le phylloxéra et la propriété vendue en 1879. La mère de Charles Bordes était musicienne. Sous le nom de Marie de Vouvray, elle avait écrit et publié des romances (Les vœux du cœur, La chanson du battoir, L'heure des rêveries, etc.) chantées dans les salons vers 1830. Elle a influencé profondément son fils Charles et plus tard lui a fait découvrir l'Allemagne. Elle mourut en 1883. Après des études chez les Dominicains d'Arcueil, Charles Bordes devint élève au Conservatoire où il étudia  le piano avec Marmontel. Il était aussi l'élève de César Franck et faisait partie de la "bande à Franck"  : Pierre de Bréville, Emmanuel Chabrier, Ernest Chausson, Vincent d'Indy, Henri Duparc, Albéric Magnard, André Messager, Guy Ropartz, Charles Tournemire, Louis Vierne, etc. tout ce qui comptait dans le milieu musical. Ils étaient très marqués par Wagner, faisaient le pèlerinage de Bayreuth, tout en défendant la musique française (avec, par exemple, la S.N.M., Société Nationale de Musique, dont la devise était "Ars gallica" ).  Tout de suite Charles Bordes écrit des mélodies sur des poèmes reflétant son époque et son âme tourmentée (par exemple sa mélodie sur le sonnet Recueillement de Baudelaire date de l'été 1884).
Pour survivre, dès 1883, il travaille à la Caisse des Dépôts et Consignations. Il continue tant bien que mal ses études musicales ; il organise de son mieux des soirées musicales très courues, chez lui, rue de la Rochefoucauld dans la "Nouvelle Athènes", avec son frère Lucien, violoncelliste, et sa future belle-sœur Marie-Léontine Pène, pianiste.
Il assiste à une conférence de Gaston Paris au Cercle Saint Simon, au printemps 1885 ; il en gardera l’amour de la musique basque. En 1887 il est engagé comme Maître de chapelle et organiste à St Saturnin de Nogent-sur-Marne puis en 1890 à St Gervais, l'église des Couperin, à Paris. Il est guidé par son ami, l'avocat mélomane Paul Poujaud, éminence grise de la musique française et lettré.

 Charles Bordes crée en 1892, indépendamment de l'église, les "Chanteurs de St Gervais" avec lesquels il fait toute sa vie des tournées dites "de propagande" à travers le pays. L'été 1889 et le suivant, il est missionné par le Ministère de l'Instruction Publique pour une collecte ethnomusicologique au Pays Basque. Des conférences, la publication de Cent chansons populaires basques dans les Archives de la tradition basque (1890), Douze Noëls populaires basques (1894), Kantika espiritualak (1897) et plus tard Douze chansons amoureuses du pays basque français (1910) en résultent. Dans ce dernier recueil se trouve Choriñoak kaiolan, hymne à la liberté, entendu chez Gaston Paris et dont le thème se retrouve dans plusieurs œuvres composées par Charles Bordes dont la Suite basque et la Rapsodie basque.
Très intéressé par le plain-chant, il avait de fécondes relations avec Dom Pothier et Dom Mocquereau de l'Abbaye de Solesmes, centre du grégorien. Sur le Monument de l'église de Vouvray, le sculpteur (Médéric Bruno) a représenté trois enfants du Chœur de St Gervais chantant les neumes qu'on peut lire sur l'antiphonaire. Charles Bordes s'attachait à faire revivre la musique sacrée et profane du Moyen âge, de la Renaissance et au-delà : Palestrina, Vittoria, Allegri, Roland de Lassus, Clément Jannequin, Guillaume Costeley, sans oublier Monteverdi. Les concerts de l'église St Gervais eurent un grand succès auprès des Parisiens ; en particulier la Semaine Sainte de 1892. La fabrique de St Gervais jugeait ce renouveau de la musique liturgique exigeant mais loin de la musique à la mode. Le conseil de fabrique "remercia" Charles Bordes en mai 1902. Il continua cependant ses tournées avec les Chanteurs de St Gervais.

 

 

 


[Ce billet, la première partie de "Présence de Charles Bordes",  est principalement constitué par le début d'une notice non publiée écrite en mars 2020. Le tout est constitué de trois parties : 1/3, 2/3 et 3/3.
Les illustrations sont (dans l'ordre) : 
1. le portrait de Charles Bordes,Tribune de Saint Gervais, numéro spécial In Memoriam, décembre 1909 ; 
2. Paul Poujaud et Charles Bordes, à Solesmes en juillet 1897. Paul Poujaud a 42 ans, Charles Bordes 34. Je remercie Dom Hala de l’autorisation de montrer cette photo. 
3. Charles Bordes dirigeant "Les chanteurs de St Gervais", thèse de Bernard Molla, Tome I, p.22 (voir aussi Musica n°24, septembre 1904). 
La bibliographie, discographie, etc. sera avec le 3/3 de "Présence de Charles Bordes".]

 

 

BC

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27 décembre 2020 7 27 /12 /décembre /2020 10:02

François-Paul Alibert dans son Charles Bordes à Maguelonne dit qu’il y avait au Mas Sant Genès des "photographies de tableaux représentant des anges chanteurs" . Il y avait probablement ceux de Van Eyck, du Rétable de Gand :

Un livre (édité par Armand Colin), que Charles Bordes connaissait, montre sur sa couverture les anges chanteurs de Lucca della Robbia sur la cantoria dans la cathédrale de Florence de Santa Maria del Fiore.

C’est dans ce livre que Marc Legrand a publié sa chanson Noël. J’en ai parlé dans ce blog il y a quelques années. Mon billet qui portait le titre de 
la chanson/mélodie, et analysait surtout le poème de Marc Legrand, en  particulier les idées exprimées autour de la charité.

Voici le texte avec la musique de Charles Bordes :

Aujourd’hui, je voudrais ajouter le commentaire musical de Rémi Cassaigne. Vous le trouverez utile.

Il s’agit d’un chant de noël pour voix égales (enfantines) à capella. La mélodie est à l’unisson, sauf pour le refrain (Noël!/Sonnez, cloches/ Dans le ciel!), où le choeur se divise pour des effets de réponses rythmiques et de battements à l’imitation des cloches.
La mélodie du couplet est accompagnée d’annotations soigneuses(pédagogiques?) précisant en abondance accents, liaisons, respirations, ralentis et silences. La prosodie est très majoritairement syllabique (pas de mélismes), avec souvent des croches répétées (c’est le débit "à la française", qu’on observe chez Fauré, Debussy, etc) : cela va dans le sens d’une intelligibilité du texte privilégiée par rapport au pur plaisir de la mélodie. La ligne est cependant joliment dessinée : une attaque qui trace tout l'ambitus (mi-mi) puis un travail plus resserré autour de la corde dominante (si), note sur laquelle s’achève le couplet, en demi-cadence ouverte. 

Une curiosité du traitement musical du poème est le tuilage du refrain (Noël, etc.) avec le dernier vers de chaque couplet (Le froid fait craquer…/ Combien sont sans soulier…/ Combien sont sans jouets…/ Enfants ouvrez les mains…) . C’est aussi l’endroit où la ligne mélodique s’infléchit brusquement vers le mineur (couleur donnée par le ré bécarre - accompagné d’un soufflet d’intensité, très "harmonium 1900" dans l’esthétique - qui corne en fausse relation contre le ré dièze de la mesure d’avant : expressivité et économie de moyens). Ce traitement colle au sens dans tous les couplets, ce qui mérite d’être souligné - souvent, les chansons strophiques marchent bien pour la première strophe, sur laquelle elles sont composées, puis c’est au petit bonheur. Ici ce n’est pas le cas, ce qui suggère peut-être une collaboration entre compositeur et poète. En tout cas, le passage dramatique/émouvant arrive chaque fois au même endroit de la strophe.

Nous avons commencé ce billet avec une évocation du Mas Sant Genès, la maison de Charles Bordes à Montpellier. Pour terminer, voici quelques carreaux de la céramique de Raoul Bussy (1905) qui indiquent la Schola que le compositeur avait créée.

Les chanteurs sont comme ces  "petits moineaux" que Charles Bordes avait emmenés à Solesmes en juin 1899. La chanson/mélodie Noël ! était aussi pour eux.

 
 

 

BC

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25 avril 2020 6 25 /04 /avril /2020 15:13

La mélodie de Charles Bordes La Ronde des Prisonniers, écrite en 1900, publiée séparément en 1902 par l’Édition Mutuelle et plus tard dans le recueil Dix-neuf œuvres vocales, Paris, Rouart, Lerolle & Cie, 1914, établi par Pierre de Bréville, est écrite à partir du poème Autre de Paul Verlaine.
Ce poème a été écrit à la prison de Mons en 1874. Le manuscrit porte l’indication : « Br. Juillet-73 (préau des prévenus) ». Cela renvoie à l’expérience vécue (d’où la parenthèse), avant le jugement (8 août 1873) et donc avant Mons. Il était destiné à un recueil de textes sur cette expérience : Cellulairement. Ce recueil n’a pas vu le jour à l’époque (aujourd’hui, on le trouve en Poésie/Gallimard depuis 2013). Le manuscrit, probablement de la main de Verlaine, avait d’abord été vendu par Verlaine à Félix Bouchor (le frère du poète Maurice Bouchor) et est devenu propriété de l’État (cf Journal Officiel du 2 février 2005) ; en mars 2013, il se trouvait au « Musée des Lettres et des Manuscrits ». Ce musée privé a disparu en 2015 pour des raisons judiciaires. Le manuscrit a été « démembré », selon l’expression d’Arnaud Bernadet (Verlaine, Romances sans paroles, Flammarion, Paris, 2012, p. 237). Les poèmes qui le composent ont été placés par Verlaine dans d’autres recueils. Le poème Autre (sans l’épigraphe « Panem et circences ! ») paru dans la revue Lutèce (numéro du 4-11 octobre 1885) ; est dans Parallèlement en 1889. Une mélodie, intitulée Les bons compagnons a été écrite sur ce poème par Gustave Charpentier en octobre 1894.
Le texte de la mélodie apparaît sur internet. Il est souvent illustré par le tableau de Van Gogh représentant une ronde des prisonniers. On peut le voir au Musée Pouchkine à Moscou et en cliquant ici
Le peintre avait été inspiré par la gravure de Gustave Doré illustrant le livre London, a pilgrimage de Blanchard Jerrold en 1872. C’est la prison de Newgate. Verlaine connaissait le livre mais le poème parle d’une autre prison, à Bruxelles. Chez Gustave Doré deux des prisonniers, sur le devant, expriment comme un défi agressif envers la Société. Il y a chez Verlaine,    nous le verrons, un refus de l’ordre, mais il est sournois et ironique. Voici quand même un détail de cette gravure de Gustave Doré : 

et voici le texte dont nous allons parler, le poème de Verlaine composé de 5 strophes de 8 vers chacune.

La cour se fleurit de souci
     Comme le front
     De tous ceux-ci
     Qui vont en rond
En flageolant sur leur fémur
     Débilité
     Le long du mur
     Fou de clarté.

Tournez, Samsons sans Dalila,
     Sans Philistin,
     Tournez bien la
     Meule au destin.
Vaincu risible de la loi,
     Mouds tour à tour
     Ton cœur, ta foi
     Et ton amour !

Ils vont ! et leurs pauvres souliers
     Font un bruit sec,
     Humiliés,
     La pipe au bec.
Pas un mot ou bien le cachot,
     Pas un soupir.
     Il fait si chaud
     Qu'on croit mourir.

J'en suis de ce cirque effaré,
     Soumis d'ailleurs
     Et préparé
     À tous malheurs.
Et pourquoi si j'ai contristé
     Ton vœu têtu,
     Société,
     Me choierais-tu ?

Allons, frères, bons vieux voleurs,
     Doux vagabonds,
     Filous en fleurs,
     Mes chers, mes bons,
Fumons philosophiquement,
     Promenons-nous
     Paisiblement :
     Rien faire est doux.

Ce poème a été l’objet de maints commentaires. La mélodie de Charles Bordes a été minutieusement étudiée par Jean-François Rouchon dans sa thèse (Les mélodies de Charles Bordes (1883-1909) Histoire et analyse, thèse : Musique – recherche et pratique, Université Jean Monnet de Saint Etienne, CNSMD de Lyon, mai 2016), notamment p. 220 et suivantes. Ce billet utilise ses remarques. Je ne connais que la réduction pour piano, dans le recueil de Pierre de Bréville et le CD Timpani (François-René Duchâble au piano). 
Avant Autre, dans le recueil Cellulairement, nous trouvons le poème Impression fausse. Écrit le 11 juillet 1873, il est noté comme « Entrée en prison » ; on voit apparaître « les bons prisonniers » (6) qui dorment (7) ; Verlaine précise « on ronfle ferme à côté ! ». Daté également de juillet 73, le tableau est poursuivi par le préau des prévenus. Dans la deuxième strophe l’indication « Samsons sans Dalila » (9) marque l’élément sexuel dans la défaite de ces hommes. La loi a pris la place de la femme. Dans le cas de Verlaine, c’est d’un homme, qui a causé sa perte. Certes Verlaine a tiré sur Rimbaud le 10 juillet 1873, mais Rimbaud a retiré sa plainte. Cependant Verlaine est condamné (le 8 août) a 2 ans de prison. Officiellement pour avoir tiré sur Rimbaud mais en réalité pour homosexualité (ce n’est pas dit, mais il y a le rapport médical du 16 juillet, cité dans Romances sans paroles (op. cit.) p. 218). On connaissait aussi la sympathie de Verlaine pour les idées communardes ; le juge, belge, n’aimait pas. 
La marche qui a des velléités de liberté est exprimée par la strophe de 8 vers et sa répétition ; 8/3/3/3/8/3/3/3. La loi du mouvement s’impose. Ici, je voudrais souligner combien la mélodie de Charles Bordes insiste sur cet aspect, piano et voix rendant bien la lassitude, l'accablement de ces hommes. (Je l’ai noté dans ce blog dans le billet « Un CD » du 22 octobre 2012.)  L’implication personnelle de Paul Verlaine, envoyé au dépôt,  varie et évolue. Il est d’abord extérieur et regarde le spectacle : « ceux-ci/qui vont en rond » (3-4) il parle de ces gens à la 3e personne. Puis il s’adresse aux prisonniers, en les vouvoyant d’abord  : « tournez bien » (11) et en les tutoyant : « mouds » (14). Il est devenu l’un d’eux, et peut-être se parle-t-il à lui-même : « Ton cœur, ta foi /Et ton amour ! » (15-16). Dans la dernière strophe, c’est nous : « frères » (33), « fumons » (37).
La cause de l’incarcération, la société qui gagne, est présente en filigrane. Le premier vers contient un jeu de mots (facile) sur le mot souci. Il y a un aspect descriptif du poème ; dans Mes Prisons, Verlaine nous dit que la cour de promenade de la prison des Petits-Carmes était « ornée » au milieu d’un « petit jardin » tout en la fleur jaune nommée souci  ; l’inquiétude que le mot exprime aussi est le symbole de la culpabilité « de tous ceux-ci… » (3). La force physique de ces hommes n’est plus, il sont  « flageolant sur leur fémur ». La « débilité » (6) fait que les prisonniers soient devenus des êtres « risibles » (13), « humiliés » (19). La société, représentée par « la loi » (13) a écrasé leur individualité, ce qu’exprime l’image développée de « la/meule » (11-12).
En résumé, le poème nous présente une scène de la vie de prison avec la ronde comme activité principale. D’où cette forme répétitive, de la première strophe : « qui vont en rond » (4) à la dernière : « promenons-nous » (38). Cela amène souvent des plaintes (strophes 1,2 et 3), mais aussi de l’humour, jusqu’à la résignation de « philosophiquement » (37) de la dernière strophe. Est-ce une sérénité authentique ? On peut s’interroger. Il y a une scène réelle (strophes 1, 3, 5) et aussi une scène mentale (strophes 2, 4). On est prévenu très tôt : « mur / fou de clarté » (7-8). Cette clarté, c’est bien sûr la lumière physique, à l’extérieur comme à l’intérieur. Cependant, l’intérieur, c’est l’intérieur de la prison, il n’y a que le mur qui est éclairé.. Et c’est aussi la prise de conscience soudaine, comme un éclair : « fou », la lucidité : « clarté » : ce que j’ai fait, pourquoi je paye. C’est là que culmine cette vision avec « destin » (12) dans la 2ème strophe.
L’image centrale, exprimée par les mots et les sons, c’est, évidemment, la ronde/le rond. On la trouve dans la forme du poème et aussi dans les mots : « rond » (4), « tournez » (9, 11), « meule » (12) , « cirque » (25). Les mots et les images sont renforcés par répétition des sonorités, rimes, assonances et allitérations : on (2,4) ou (9,10,14, 16), t/r (6,7,8). 
Le mot cirque dans la strophe 4 a une importance particulière ; il renvoie à l’exergue, « panem et circenses » (abandonné par la suite). Comme dans le cirque, il y a les joueurs et les spectateurs : c’est ce que veut la société, nommée vers 31. Comme dans un cirque, on manie le fouet. S’il s’agit d’animaux, ils sont effrayés, qui est le doublet d’effaré (25) ; d’ailleurs, ce mot vient, nous dit Littré, du provençal esferar qui signifie effrayer, soit effarer. Le coup de fouet nous l’avons dans le poème, strophe 3 ; c’est un ordre claquant, qu’il ne s’agit pas de discuter : « Pas un mot, ou bien le cachot. » (21). Charles Bordes va dans le sens de la critique verlainienne de la dureté : il demande de chanter ce passage « rude et saccadé ». C’est à juste titre que Jean-François Rouchon parle de « ce vers menaçant » (op. cit. p. 222) et ajoute qu’il « est repris… au cours de l’interlude entre les deux dernières strophes », ce qui montre la présence de l’ordre social.
La société est intellectuellement limitée. Paul Verlaine dit ironiquement « ton vœux têtu » (30) : la société s’obstine. Plus loin dans Cellulairement, le poète utilise le même mot. À propos des Belges (c’est le poème VIII dans les Vieux coppées) il parle de « ce huis-clos têtu » (9). L’oisiveté devient, dit le même poème, un « dur loisir » (1). La prison « offre » aussi des cellules au « silence doux et blanc » (3). Verlaine explicite ce que l’ironie de l’Autre laisse entendre : « J’ai pu du moins réfléchir, et saisir, …/ Les raisons qui fuyaient » (2, 4). La société réprime ; Verlaine « saisit » qu’il est contre la société. C’est sa conclusion. La résignation des prisonniers à l’ordre social conventionnel, est leur réponse, le temps de leur confinement. La société croit punir, mais dans le cirque les fauves font le dos rond. 
Nous trouvons dans le poème le participe passé « contristé » (29). Ce mot surprend et contribue à l’ironie du poème, mais renvoie au mot contrition avec son caractère religieux. On ne peut éviter de penser au rôle des prêtres et à la conversion, plus ou moins sincère de certains, dont Paul Verlaine. Plusieurs textes de Cellulairement évoquent cette conversion. On les retrouve dans Sagesse (1881). Ce n’est pas le sujet du poème Autre et ce dressage est ce que souligne Charles Bordes. Nous suivons Jean-François Rouchon dans sa conclusion : « Par ses choix de mise en musique, Bordes semble en effet beaucoup plus marqué par la tragédie vécue par Verlaine en détention, que sa conversion au catholicisme épisode important qui donna lieu à de nombreux poèmes, dont certains furent joints à Sagesse. La Ronde des prisonniers semble ainsi par ses accents critiques et sa thématique sociale, constituer une œuvre assez singulière dans le corpus mélodique. » (op. cit. p. 222). Certes le thème des prisonniers soumis à l’ordre n’est pas neuf. Ainsi Victor Hugo dans Melancholia (dans Les Contemplations, vers 1840) en montrant le juré riche qui condamne le pauvre, dit que la société met en prison ses victimes. Paul Verlaine aussi, avec la forme de la ronde dans Autre et son efficace ironie. 

Charles Bordes y voit l’écho de sa condition et adopte ce poème pour sa mélodie La ronde des prisonniers. A la même époque (1900) que la composition de cette mélodie, il y a la célèbre photo des fondateurs de la Schola Cantorum. Cette photo nous montre le conservatisme triomphant en la personne de Vincent d’Indy. (Voir mes billets « Rue Saint Jacques » et 
« Charles Bordes et Vincent d'Indy, zones d'ombre » du 22 avril 2013 et du 24 novembre 2013, dans ce blog. Doux et apparemment soumis (comme les prisonniers du poème), il y a Charles Bordes avec ses partitions. Pour lui, seule compte la musique. La Schola Cantorum, pour certains, incarne cette société de l’ordre. Par exemple Andrew Thomson (dans son article sur Nature et évolution de la pensée antisémite chez d’Indy, dans le livre de Manuela Schwartz Vincent d’Indy et son temps, Mardaga, Bruxelles, 2006) cite ce point de vue contemporain, (p. 166) « a hotbed of bigoted Catholicism, anti-semitism and extreme nationalism » (= un foyer de catholicisme fanatique, d’antisémitisme et de nationalisme extrême). Ainsi, nombreux sont parmi les « piliers » de la Schola Cantorum sont ceux qui sont antidreyfusards, souvent souscripteurs du « monument Henry ». 
Charles Bordes n’en fait pas partie. Certes il implore les grands bourgeois, mélomanes et conservateurs, pour qu’ils donnent un peu de leur argent à la Schola Cantorum. Mais il est à côté : c’est la musique qu’il sert. À travers elle, il nous dit aussi comme dans La ronde des prisonniers et comme « l’oiseau dans sa cage » de Choriñoak kaiolan, (la cage, autre prison) qu’il sert la liberté.

 

 

[Les illustrations de ce billet sont toutes des « détails ». On trouvera le début du poème Autre dans le manuscrit de Cellulairement, un détail de la gravure de Gustave Doré pour le livre de Blanchard Jerrold, et un détail de l’estampe de Christine Bassaler « L’oiseau de la liberté », 2013, collection particulière. Les lecteurs savent qu’en cliquant sur les mots en gris et soulignés, on obtient un complément d’information.]  

BC

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30 novembre 2019 6 30 /11 /novembre /2019 19:06

Un livre retient notre attention : Charles Bordes à Maguelonne de François-Paul Alibert, Au pigeonnier (Saint Julien en Vivarais), 1926. Il est illustré par Jos. Jullien.

Les gravures n'ont pas directement rapport avec Charles Bordes et peu avec l'église de Maguelone dont j'ai mis la photo pour ouvrir ce billet. François-Paul Alibert avait une grande admiration pour la maison d'édition ("Une édition du Pigeonnier est une chose rare entre toutes […] on la hume, on s’en délecte par les yeux, par le toucher, presque pourrait-on dire par les cinq sens, en attendant que l’esprit s’en enchante", 1927). Quant à Jos. Jullien, il en a dessiné le logo :

Nous voyons, p. 43, une petite gravure d'une maison qui pourrait être le Mas Sant Genès.

Sur la même page, François-Paul Alibert écrit : "Oui, j'aime que ce soit là que Charles Bordes ait vécu son automne." Plus loin (p. 57), il dit : "le petit mas".

Le frontispice du livre montre la porte d'entrée de l'église de Maguelone dont le graveur donne une interprétation mystique avec ces trois femmes en prière devant la porte fermée.

La gravure représentant des choristes (p. 23) est évidemment un hommage aux Chanteurs de Saint Gervais.

J'ai, ailleurs dans ce blog, analysé cette image et ses rapports avec Theunissen et Bruno.

Le voyage à Maguelone (un n ou deux, au choix) donne son titre au livre et en constitue une part importante, mais il n'en représente pas la totalité. Sur le voyage lui-même, il y a peu de détails concrets. On ne peut que faire des hypothèses. François-Paul Alibert, Charles Bordes et des amis sont allés en chemin de fer de Montpellier à Sète. Puis en bateau, sous le soleil méditerranéen, par l'étang de Thau à Mèze où ils ont passé la nuit. Le voyage a continué le lendemain de Mèze à Maguelone, par un long parcours en calèche, en passant près des ruines de l'église funéraire avant d'arriver à la Cathédrale de Maguelone. Tous étaient frappés par son caractère grandiose au milieu de la désolation de lieux déserts et marécageux. Le groupe a visité le monument puis est monté sur la terrasse d'où la vue s'étendait jusqu'à Aigues-Mortes et où poussait un azérolier. Charles Bordes mange, pour la première fois de sa vie, ses fruits acides. Un lent retour en voiture vers Montpellier passe par Palavas : "Les roues, les pas des chevaux s'étouffaient dans le sable. De hauts tamaris se rejoignaient au-dessus de nos têtes..." (p. 56)

Le livre offre un portrait de Charles Bordes, soit directement, au cours des derniers jours de sa vie, soit indirectement à travers ce qui lui tenait à cœur, Montpellier et surtout la musique. Le début du livre reprend un article nécrologique qu'Alibert avait fait paraître dans la revue L'Occident (n° 99, février 1910), texte intitulé "A propos de Charles Bordes". Le livre est dédié à Victor Gastilleur (mort en 1925, le livre est de 1926). Natif de Carcassonne, c'est par lui que François-Paul Alibert avait connu Charles Bordes. Avec Déodat de Séverac, Victor Gastilleur avait écrit une Ode à la Cité. Cette cantate a été créée le 24 juillet 1909 sous la direction de Charles Bordes. Gastilleur est l'auteur d'un article "Sur le tombeau de Charles Bordes" paru dans la NRF (n° 11, décembre 1909, pp. 416-8). François-Paul Alibert est l'auteur d'un poème (probablement intitulé Méditerranée) pour Déodat de Séverac en 1904 ; Déodat de Séverac voulait faire un grand poème symphonique, presqu'achevé en 1906. Joseph Canteloube n'en a pas retrouvé le manuscrit en 1921 (toujours pas retrouvé).

François-Paul Alibert était donc proche du monde musical et en particulier de Charles Bordes. Poète, il était sensible au raffinement de l'être même de Charles Bordes. Comment ne pas être ému par cette vision de Charles Bordes au piano : "de sa seule main valide et comme par effleurement…" (p. 18) ? Il perçoit (p. 15) cet "amour du sensible" en nous montrant dans le même passage : "De la tête, il marquait le rhythme sonore, et tout en battant de la main une imperceptible mesure, il faisait rouler ses doigts l'un contre l'autre, avec une pure volupté, comme s'il eût éprouvé la musique par l'épiderme, à l'égal d'une chose vivante, d'une chose tangible.".

 

Alibert avait fait un voyage dans la vallée de l'Aude en juillet 1908 avec Victor Gastilleur, Eugène Rouart et André Gide. Il a longtemps correspondu avec ce dernier (cf André Gide, Correspondance avec François-Paul Alibert, Claude Martin éditeur, Presses Universitaires de Lyon, 1982) ; dans sa préface (p. XX), Claude Martin dit qu'il n'y a pas eu de relation homosexuelle entre eux mais une attirance partagée pour les adolescents. Quatre mois plus tard, Gide fit à Rouart et Alibert une lecture des premiers chapitres de Corydon, publiés anonymement en 1910 (le livre étant finalement publié sous son nom en 1924).

On notera la curieuse ironie de Paul Poujaud, l'ami de Charles Bordes, qui dans sa correspondance avec Paul Dukas, parlant du "Pasteur Gide" ou du"Pasteur Corydon", révèle une vaine jalousie devant celui qui avait osé, lui, faire son coming out, comme on dirait aujourd'hui. Par la suite, Paul-François Alibert a été l'auteur de "romans homosexuels" d'un grand intérêt littéraire (1931 puis 2002).

 

En 1912, Alibert publie Le Buisson ardent, recueil de poèmes. Le Thème Ludovisien, écrit à Montpellier en décembre 1907, est "en souvenir de Charles Bordes" ; dans sa conclusion, cette ode fait l'éloge de la musique dont la force, dit-il, apporte

 

Le secret de construire, et pour l'éternité.

 

 

 

 

 

[La photo de l'église (ou Cathédrale) est une CPA (carte postale ancienne) datant du début du XXe siècle : c'est ce qu'a vu Charles Bordes. Plusieurs billets du blog "Autour de Charles Bordes" ont cité des passages du livre de François-Paul Alibert. Voyez "Anges…",  "Et Charles Bordes souriait" qui cite longuement la dernière page du livre, ou récemment "La dernière mélodie", etc. Les photos de gravures proviennent du livre (collection privée). A la fin, le portrait de François-Paul Alibert, par Émile Laboureur, est le frontispice du livre Odes, NRF, 1922, consultable chez archive.org (exemplaire de l'Université d'Ottawa).]

 

 

BC

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21 novembre 2019 4 21 /11 /novembre /2019 16:00

En 1908, Charles Bordes écrit une mélodie sur le sonnet de Louis Payen, Paysage majeur. Lisons-le encore :

L'heure brûle, Midi s'est couché dans les champs. 
L'orgueil de chaque vie à sa splendeur s'enchaîne, 
Le soleil, du haut des cieux éblouissants, 
Pose son glaive d'or sur le coeur de la plaine. 

Un peu d'ombre s'assied au coeur des arbres roux, 
Une chaude torpeur donne à la solitude 
Le mol apaisement d'un silence plus doux 
Où la terre alanguit encor sa lassitude. 

Mais je m'offre au soleil ardent car j'ai voulu 
Qu'un lumineux baiser descendit dans mes veines. 
Et j'élève mon coeur, ce coeur irrésolu 

Qu'attriste son bonheur et que charme sa peine, 
Pour que le vaste ciel ennivré de clarté 
Lui verse lentement sa force de l'Été.

Un billet de ce blog, le 30 juin 2011, a parlé du poète. 
Dans la conclusion, j'évoquais la complexité du sentiment religieux chez lui. Il exprime cette sensibilité dans le premier tercet puis le vers 12 dit la contradiction à laquelle il parvient. Malgré son nom (sur lequel il faudrait épiloguer puisque son nom véritable est Albert Liénard), le poète n'est pas un paganiste mais un chrétien tourmenté.
Charles Bordes lui aussi et pouvait l'accepter. Ce n'était pas un incroyant tel qu'il apparaît dans cette lettre outrancière de Joseph Ryelandt que cite Dom Hala dans son livre (Patrick Hala, Solesmes et les musiciens, Vol. I, Éditions de Solesmes, 2017, pp. 331-332). Il y a là simplement le comportement d'un homme libre que Ryelandt ne comprend pas, un homme libre se dispensant du conformisme de la pratique religieuse. Plus profondément, Charles Bordes éprouve des doutes, et le dit à ceux qui lui sont proches. Dans ce blog, un billet, ("Ça a l'air de marcher comme ça…") du 8 décembre 2013 les décrit; ce sont des doutes fondamentaux sur les pouvoirs du Tout-Puissant et non seulement un état dépressif.

La mélodie Paysage majeur a été publiée par l'Édition Mutuelle ; le logo 

de cette maison d'édition, créée par Charles Bordes et dont Jean-François Rouchon parle longuement dans sa thèse (Jean-François Rouchon, Les Mélodies de Charles Bordes (1883-1909)  Histoire et analyse, Thèse, Université Jean Monnet de Saint Etienne, CNSMD de Lyon, 2016), figure fièrement sur la couverture des mélodies et est répété sur la première page de la mélodie.

 Ces documents viennent de Gallica. La partition est datée Juin 1908 au Mas Sant Genès. La 4e page de couverture porte la liste des œuvres de

 Charles Bordes publiées par l'Édition Mutuelle. Leur prix est indiqué. Elles sont, nous dit la couverture "en dépôt à la Schola Cantorum…" On y voit la mention de Green. C'est, vous le savez, "la mélodie introuvable" selon 

l'expression de Ruth L. White (Verlaine  et les musiciens, Paris, Minard, 1992, p. 259). Pourtant son existence semble avérée (it's so tantalizing diraient nos voisins d'outre-Manche) ; la mélodie, dont le manuscrit doit exister, ressortira un jour.
Charles Bordes connaissait certainement le poème de Verlaine. Il avait une affinité avec ce texte. Non avec les allusions à l'amour hétérosexuel (la bonne tempête) mais avec le thème principal, qui est l'abandon. Curieusement, il y a plus d'une proximité entre Green et Paysage majeur. Nous ne pensons pas que c'est une simple coïncidence. La lassitude, voire l'épuisement causés par l'amour correspondent à la faiblesse du corps (et nous pensons à la maladie de Charles Bordes). Dans les deux cas le cœur est frappé. Il faut un remède : le repos (Green), la chaleur (Paysage majeur). Les fleurs, les feuilles semblent impossibles avec le soleil du Midi qui les grillerait. Mais dans les deux cas, c'est abandon qu'il y a (laissez rouler dans Green, je m'offre dans Paysage Majeur).

Revenons au texte du sonnet. L'emploi par Louis Payen de la métrique régulière et de la forme classique du sonnet donne à ce poème un ton rassurant : c'est comme un remède. Charles Bordes pouvait y voir la réponse, la solution à ses problèmes, notamment de santé. Dans l'assertion (L'heure brûle, vers 1), la voix est ferme, c'est LA survie, il n'y a qu'une solution (Pour que lui verse…, vers 12 et 14). Il est difficile de ne pas avoir ce regard rétrospectif. Charles Bordes n'a que 45 ans mais c'est la fin. Voyez son visage dans la photo chez Déodat de Séverac en septembre 1906. 

Charles Bordes ressent l'usure de sa vie ; ce poème répond à un besoin. Il pouvait accepter ce poème qui  décrivait l'imperfection de son être, ce cœur irrésolu, (vers 11), avec l'oxymore paradoxal du vers suivant. C'est un choix délibéré ; l'emploi de la 1ère personne dans le premier tercet montre cette volonté : je m'offre (9), j'ai voulu (9), j'élève (11). C'est le paysage majeur : l'infirme a franchi la limite de la faiblesse : c'est un choix du moment d'équilibre : Midi (1). Et pourtant, à la fin du sonnet, nous atteignons le délire, une ivresse finale : ennivré (13). C'est possible par l'abandon de la 1ère personne et le passage au démonstratif : mon cœur devient ce cœur (11) et cet éloignement est souligné par l'emploi de la 3ème personne : son bonheursa peine… (12) lui verse (14). Cette distance du je au il signifie une soumission : c'est ainsi, il n'y a rien à faire d'autre. Lorsque le poème exprime le mouvement, c'est par des verbes disant l'immobilité croissante : pose (4), s'assied (5), alanguit (8), s'est couché (11). Les substantifs expriment aussi cette évolution : torpeur (6), apaisement (7), lassitude (8) ; chaque phrase décrivant vers quoi tend l'univers :
Le mol apaisement d'un silence plus doux  (11).
On a pu voir chez Louis Payen (né dans le Gard, bon connaisseur du midi),  la description d'une campagne familière. Cela fait-il, comme le dit René Chalupt (dans son article A propos des mélodies de Charles Bordes dans La revue musicale, juillet 1932) de Charles Bordes "un compositeur paysagiste", limitant ainsi la portée de la mélodie ? Comme chez d'autres, c'est l'état d'âme qui est d'abord décrit.
Certes, Jean-François Rouchon dans sa thèse montre que l'orchestration de la mélodie Paysage Majeur sert la description : "le vaste paysage décrit par le poète, l'espace naturel et la puissance solaire qu'il évoque trouvent une transposition convaincante dans l'ampleur de la version orchestrale." (op. cit. p. 332). Rouchon date de juin 1908 une première version pour voix et piano et de février 1909 la version orchestrale, laquelle vient enrichir la version définitive pour voix et piano (op. cit. p. 333). La mélodie achevée sera créée à Paris le 19 février 1910 (op. cit. p. 378) ; Charles Bordes est mort le 7 novembre 1909.
L'image de la brûlure, donc de la destruction (ou, si on veut, d'un renouveau douloureux), par laquelle commence le sonnet, se retrouve ailleurs chez Payen, notamment dans un poème de 1913 que cite Rouchon (op. cit. p. 334). Cependant, au centre de ce Paysage Majeur, il y a "ce cœur irrésolu" (vers 11) ; la mélodie reste un paysage psychologique. Le contraste est saisissant entre la force du "soleil ardent" (9) et le "lumineux baiser" (10) humblement demandé. 
Autour de la mélodie, pratiquement à la même époque, il y a ce voyage que raconte François-Paul Alibert dans son livre Charles Bordes à Maguelonne, publié en 1926. L'abbaye a été atteinte par l'étang de Thau puis, sans doute les étangs qui le prolongent au nord-est, comme l'étang de Vic. Il n'y a nulle échappatoire au soleil. Les pierres de l'abbaye sont constamment chauffées ; le bâtiment religieux se dresse de toute sa force.

On ne peut éviter de penser que Charles Bordes a vu là comme une métaphore du sonnet. Alibert dit que c'est "un sublime paysage spirituel" (op. cit. p. 50). 
Ce blog a déjà évoqué Maguelonne et reviendra sur Jean-François Alibert. Le poète/témoin nous dit les dernières semaines de Charles Bordes. Il voit son feu intérieur : "son visage rayonnait d'une chaleur de joie qui en faisait un miroir ardent" (op. cit. p. 31). Le soleil, peut-être, la musique, certainement.

 

BC

 

 

[Rappel : Un clic sur les mots soulignés (et souvent en gris) les fait devenir rouge et ouvre un autre site internet, complémentaire. BC]

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28 août 2019 3 28 /08 /août /2019 16:37

[Le texte qui suit est d’André Jorrand. Sur cet auteur on lira la fiche Wikipédia ainsi que la notice dans Musica et Memoria
André Jorrand a intitulé son texte : Évocation. Il m’a été donné par Simon-Pierre Perret
.
J’ai pensé qu’il fallait le rendre public. Pour le moment, aucune datation précise n’est possible (vers 1990 ?). 

C’est un témoignage sur Paul Poujaud, ici, sur la photo, en 1900, chez les Rouard, tel que nous le montre Patrick Hala dans son  livre Solesmes et les musiciens, Vol I, (Éditions de Solesmes, 2017).


Bien des choses sont à dire sur ce personnage exceptionnel. BC]

     
     J’ai connu Paul Poujaud entre 1930 et 1935 alors qu’enfant, j’allais régulièrement lui rendre visite, avec mes parents, à Guéret où il s’était retiré depuis 1929 dans la maison de sa sœur Sophie, épouse de Louis Jorrand, qui hébergeait sa fille Jeanne, son fils le docteur Paul Jorrand, sa femme et leurs trois enfants. La grande maison bourgeoise sise 38, rue du Prat, dotée d’une cuisinière et d’un chauffeur, fournissait à Paul Poujaud un cadre familial confortable et chaleureux où il était entouré d’une grande affection respectueuse.
     
     Il passait la plupart de son temps dans sa chambre du 2e étage, pourvue d’un Pleyel droit et d’une bibliothèque. C’est là qu’il déchiffrait les partitions, lisait et rédigeait ses précieuses lettres, seul héritage qu’il nous ait laissé. Il n’en descendait que pour partager le repas familial et pour se rendre, vers 18 heures, au club qui réunissait professions libérales, avoués, avocats, notaires de Guéret, pour des causeries amicales avant l’heure du dîner. Petite anecdote d’un bien-vivre perdu !
     
     Il est du privilège de l’enfance de savoir capter l’image exacte d’une personnalité pour pouvoir faire revivre, à l’âge des évocations et des réminiscences nostalgiques, l’originalité d’un homme hors du commun.
     
     Je le revois, homme bien charpenté avec une barbe fournie, le regard idéaliste à l’expression bienveillante car ce grand solitaire, ombrageux de son indépendance, était un humaniste sociable, ouvert à tous ses semblables. Mes parents, bons mélomanes, étaient subjugués par le charme de sa conversation. C’était, en effet, un causeur exquis qu’on n’avait garde d’interrompre. Il suffisait d’avoir une écoute appliquée pour que l’attention fût comblée. Je l’entends encore évoquer familièrement Bayreuth : « Un jour que Cosima nous servait le thé… ». Wagnérien passionné qu’était mon père, je le sentais fasciné par ces propos ressuscitant un personnage pour lui mythique, attendant la suite d’un récit légendaire.
     
     Comment peut-on expliquer qu’un homme aussi simple dans son aménité délicieuse et sa modestie jusqu’à l’effacement, puisse aujourd’hui réapparaître avec un prestige qu’il serait, tout le premier à ne pas comprendre alors qu’il n’eut jamais le moindre souci d’une postérité quelconque et que sa vie privée ne recèle pas une seule aventure sentimentale. « Il était marié uniquement avec la musique » me dira sa nièce. Paul Poujaud nous donne l’exemple d’un célibataire total, parfaitement équilibré dans sa condition, riche d’une vie intérieure intense, nourrie de méditations, de lectures, de musique et surtout des relations les plus justement célèbres de son époque. 
     
     Il a été l’ami de tous les grands artistes de la musique, de la littérature et de la peinture. Il a vécu avec eux, par la conversation et la correspondance, une expérience d’approfondissement culturel que la chaleur des relations humaines, qu’on découvre dans les lettres, rendait encore plus exceptionnelle en cette époque bénie pour la musique qui va de 1890 à 1940 et au cours de laquelle presque tous les grands créateurs se connurent et s’estimèrent en des relations qui stimulèrent et fécondèrent leur inspiration. Très éclectique devant des langages différents, Paul Poujaud fut cependant réticent devant Stravinsky à qui il exprima courtoisement ses réserves sur l’aggressivité de son harmonie, ce qui lui valut une réponse percutante bien dans l’ironie de l’auteur du « Sacre » : 
     
Mon cher, ma femme est laide mais je l’adore. Alors par affection pour elle, je fais une musique qui lui correspond !

     Il est probable qu’un rire mutuel fut la conclusion de cette rapide escarmouche de salon.

    Lorsque Poujaud prit sa retraite à Guéret en 1929, l’une de ces providentielles maîtresses de maison de Paris qui savaient si bien recevoir, en les mettant à l’aise, tant d’esprits supérieurs qu’apparentait un même idéal artistique s’écria, désolée :

    « Que vont devenir mes dîners ? »

    C’est dire le rayonnement qu’y exerçait Paul Poujaud. Mais sa valeur ne se limitait pas à un dilletantisme raffiné. Il avait en effet, en plus, une telle sagacité de jugement que plusieurs compositeurs lui confièrent leurs plus récentes partitions pour recueillir des critiques toujours plus justes et constructives et qui firent de lui un collaborateur secret très écouté, discrètement associé à l’activité créatrice de son époque dont il fut, en quelque sorte, le catalyseur. Les lettres d’Albéric Magnard et d’Ernest Chausson en particulier, en témoignent.

    Tous les dimanches, Poujaud écrivait à sa mère pour lui raconter le courant de sa semaine partagée entre ses activités d’avocat à la cour d’appel de Paris et ses sorties toujours consacrées à la musique. Mais il voyageait aussi et d’Espagne où il visite les peintures de l’Escorial il lui notifie en deux mots son émerveillement : 

     « Je jouis ! »

    Le mot est lâché pour nous apprendre son aptitude aux vrais moments de bonheur. Je me le remémore exactement, écoutant dans le salon de la rue du Prat à Guéret le trio en si bémol pour piano, violon et violoncelle de Schubert, gravé alors en 78 tours par Cortot, Thibaud et Casals. Bien calé dans son fauteuil, tenant sa barbe de la main droite en un geste familier, les yeux fermés, il concentrait son attention pour une réceptivité totale de la musique qu’il considérait comme la plus haute et la plus bénéfique création de l’homme captant un message divin.

     Pourquoi un homme qui ne fut ni compositeur ni interprète, qui ne chercha jamais à construire la moindre postérité, qui n’a laissé ni mémoires, ni journal, ni même de simples cahiers de réflexions, a-t-il franchi le temps pour s’offrir « tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change » à la curiosité et à l’admiration fervente, plus de cinquante ans après sa mort, avec le seul bagage de son art épistolaire et des commentaires qu’il a suscités ?
     
     Sans aucun doute, à cause d’une présence rayonnante dont nous relevons maint écho dans la correspondance d’époque et dont il gratifiait nombre de ses amis par une affection sincère et profonde qu’il prodiguait avec un charme incomparable. Mais il faut souligner aussi, comme il est dit plus haut, son esprit pénétrant qui a stimulé, par ses conseils toute une génération d’artistes. Toutefois cet ensemble si harmonieux n’aurait peut-être pas suffi à donner à Paul Poujaud cette aura qui est venue jusqu’à nous. Il faut y ajouter cette image d’un homme accompli par une manière d’hédonisme spirituel qui lui a procuré ce si rare bonheur de vivre propagé par mimétisme autour de lui. On s’en convainc par les allusions qu’on relève sous la plume de Valéry lui dédicaçant ainsi un livre :
     
     « A Paul Poujaud, homme de plaisir, Paul Valéry, homme de peine. »
     
     Nul doute qu’un esprit aussi transcendant et aussi exigeant n’ait trouvé en Paul Poujaud un interlocuteur et un épistolier digne de lui. Mais on y a vu davantage : une vivante leçon de plénitude de vie enviée du poète que ses obligations quotidiennes d’écrivain ne rendaient pas heureux. Il nous dévoile ce spleen d’une quiétude contemplative et d’une organisation mentale dont il pressent le secret lorsqu’il lui écrit le 12 août 1930 :
     
« Que faites-vous, cher singulier (1) ? J’ai idée que vous écrives un traité, un manuel d’oraison, une propédeutique lyrique. Au fond l’humanité a besoin d’un bon livre de vie intérieure (comme ils disent), mais fort différent de ceux qu’on fait sous ce nom. J’espère que vous y travaillez. Du moins, songez-y. » 

     Par humilité, le conseil ne fut pas suivi. Mais il reste qu’on ne peut trouver meilleur hommage à celui qui incarnait une sagesse si salutaire à son époque et dont la nôtre a, plus que jamais, besoin.
     
     
André Jorrand

 

(1) le mot est significatif

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25 août 2019 7 25 /08 /août /2019 19:54

Dans une lettre à Paul Dukas du 20 septembre 1929, écrite depuis Guéret, Paul Poujaud évoque des vacances avec Charles Bordes passées au Pays Basque, dans les années 1890. (Paul Poujaud dit « il y a quarante ans ».) Charles Bordes apparaît fugitivement dans la correspondance de Paul Poujaud, souvent par des allusions douloureuses. Peu importe la nature réelle de la relation entre les deux hommes. Patrick Hala, dans son livre Solesmes et les musiciens, Vol. I (Editions de Solesmes, 2017) parle « d’amitié homosexuelle » (p. 332) mais n’y croit pas. Ailleurs, cependant (p. 50), il analyse dans un paragraphe très people, mais très cultivé, si les deux attitudes sont possibles, l’aspect ambigu de l’affectivité de Charles Bordes. Personnellement, je pense que leur liaison était une liaison. Pour ses étrennes de 1886, qu’offre Charles Bordes à Paul Poujaud ? 38 pages de mélodies recopiées et dédicacées (vente Brissonneau à Drouot, 4 novembre 2009). Ce sont des partitions. La musique est le lien entre les deux hommes. Dans une lettre de fin août/début septembre 1885, Charles Bordes écrit à Paul Poujaud : « tu me manques, toi et tes bons conseils, sévères parfois, mais toujours justes […] crois bien que tu me manques, j’aime tant à te montrer tout ce que je fais. » (Hala, p. 52) Comme dans Dansons la gigue (mélodie que Charles Bordes dédie à Paul Poujaud, 1890), quand Verlaine dit :
Je me souviens, je me souviens 
Des heures et des entretiens, 
Et c'est le meilleur de mes biens
.
Ce n’est pas, malgré la bienséance et les conventions, à Mathilde Mauté, sa femme, qu’il pense, c’est à son amant Rimbaud.

Ici, dans cette lettre, Paul Poujaud parle de ces vacances, du cadre d’abord,

vu dans cette carte d’état-major de 1866, rehaussée d’aquarelle, que nous offre l’IGN. Il décrit longuement « le charmant petit port » de St Jean de Luz et ses environs, Ciboure en particulier, « pays du grand Ravel » (il y est né en 1875 et aujourd’hui le quai porte son nom). Charles Bordes a séjourné plusieurs fois au même endroit, à Bordagain, avec Paul Poujaud, comme en août 1901 (Hala, p.302). Poujaud parle du « cascarot », utilisant le mot basque kaskarot, désignant un quartier habité par d’humbles personnes, descendants des Morisques expulsés d’Espagne au XVe siècle et probablement à l’origine du fandango (les musiciens y étaient sensibles). Avec Charles Bordes il avait loué « un petit chalet de pécheur », « sur la falaise de Bordagain ». Dans le quotidien, il parle de la nourriture : « la mère du pécheur Iturritza nous préparait des piperades savoureuses ». Nous savons la gourmandise de Charles Bordes dont attestent plusieurs lettres citées par Patrick Hala (pp. 261, 263, 293, 314 etc.). Le mot cascarot désigne aussi les humains, tant aimés de Poujaud et Bordes. Il y a la famille Iturritza, la « petite Jeannette » aux « doigts purs », et Jean le pécheur. Son nom évoque le personnage dans Les Trois Vagues ; Paul Poujaud est sensible à son physique, il apprécie « le beau Jean ». Le même attrait, Charles Bordes le voit en décrivant les garçons qui dansent à Tardets dans son dernier article, publié dans Musica (n° 86, novembre 1909) : «la grâce exquise de ce cercle de jeunes gens, beaux pour la plupart et souples comme des chats ».

Paul Poujaud parle de « la vue merveilleuse ». Depuis Bordagain, la vue est étendue sur le Pays Basque. La montagne à l’Est, vers La Rhune (Arrun en basque), la mer à l’Ouest, devant, avec le rivage, la Côte des Basques et les vagues. Plus tard, pendant la 2e Guerre mondiale, les Allemands y placeront un poste d’observation, élément vital de leur mur de l’Atlantique. Poujaud allait « quand la mer était douce » avec Jean « pécher la sardine, au soleil levant ». On retrouve cette vision, exprimée par Jean, dans le manuscrit des Trois Vagues, sous la plume de Charles Bordes, le 5 septembre 1899 : 

La mer est bien présente. A Bordagain, la vieille église, c’est ND de la Mer : 

Elle n’est pas toujours « douce ». Ses vagues peuvent être terribles et sont bien connues :

 Aujourd’hui les surfers du monde entier viennent s’affronter avec la vague Belharra qui peut atteindre jusqu’à 20 m de hauteur.

Bien visible depuis la corniche, elle se forme sur un haut-fond rocheux, Belharra-Perdun,  au large de la baie de Saint Jean de Luz. Mais voyez cette vidéo, vous l’avez mérité ! 
D’autres vagues gigantesques peuvent apparaître : on les appelle « vagues scélérates » (« rogue waves » en anglais). Trois vagues peuvent se succéder (surnommées « les trois sœurs ») ; sur ce sujet, on lira sur le site de l’Ifremer le compte-rendu d’un incident de 1963. 
De telles vagues ne pouvaient qu’engendrer des légendes. Dès 1889, l’idée vint à Charles Bordes d’écrire une œuvre sur le thème. L’opéra Les Trois Vagues naissait.

 En 1889, c’était sa première mission ethno-musicologique au Pays Basque. En 1890, c’était la deuxième mission de collectage. Inspirés par cet univers, il y avait la Suite Basque (1887), l’ouverture pour le drame basque Errege Jan (Le Roi Jean) en 1888, puis la Rapsodie Basque (1889). Et aussi, en toile de fond, la chanson entendue dans l’extase en 1885, Choriñoak kaiolan, à Paris d’abord puis dans les montagnes basques (elle figurera dans le livre de Charles Bordes Douze chansons amoureuses du Pays Basque français, publié après sa mort, en 1910). En 1891, Charles Bordes écrivait Euskal Herria, musique de fête pour accompagner une partie de paume.

A l’issue de cet été solaire de Bordagain, Vincent d’Indy, aristocrate latin, parle des « basquaiseries » de Charles Bordes (lettre à Paul Poujaud du 27 septembre 1889). Patrick Hala, très aimable, cite cette lettre (p. 68) et n’y voit qu’une « malice toute fraternelle ». Je pense différemment ; Vincent d’Indy marque sa suffisance et son mépris pour les Basques et pour Charles Bordes, alors au milieu de sa mission de collectage, imprégné par la culture basque, et commençant cet opéra qu’il n’a pas pu mener à terme, à mon avis freiné par une puissante inhibition. Un incident, bien connu, de janvier 1890 montre « ce gros animal de Bordes », comme dit d’Indy, oubliant à l’hôtel une partition du Maître. Ce n’était pas simplement causé par la « distraction » mais un acte manqué lié à une perturbation profonde. Vincent d’Indy ajoute dans sa lettre à Poujaud, toujours à propos de Charles Bordes : « Lui qui n’a que ça à faire et à penser » (Hala, p. 69). 

Charles Bordes revient, l’été, à Ciboure, et reprend le travail sur son opéra, quelquefois sous le regard de Paul Poujaud, quelquefois seul, mais il lui rend compte : « Oh que la maison paraît vide depuis que tu es parti […] Hier, je regrettais presque de n’être pas allé m’installer ailleurs quelque part pour rompre la chose ; maintenant je m’y fais un peu depuis que je me suis mis d’arrache-pied au travail. J’ai déjà assez avancé une scène fantastique mais je ne veux pas m’emballer et la faire d’un seul coup pour la bien penser. » (Lettre de fin septembre 1894, citée page 127 par P. Hala qui signale que le bas de la lettre a été amputé.) Le 24 septembre 1894, Charles Bordes écrit à Paul Dukas (Hala, pp. 125-6) :  « Je voulais vous écrire depuis longtemps, mais j’étais en pleines vagues et je n’ai pu toucher la rive pour cela. J’ai beaucoup travaillé, sinon bien travaillé. Poujaud était très content de moi. » Dukas pensait que l’opéra aurait pu être un chef-d’œuvre. Il écrit dans La Revue musicale (1er août 1924, p. 102) « …j'ai conservé de ces fiévreuses lectures l'impression la plus forte. Et, très nettement, chaque fois que j'écoutais le second acte des 'Trois vagues', j'eus la sensation que pour le tour nerveux et l'accent incisif, nous aurions là l'unique œuvre française que l'on peut mettre en regard de 'Carmen'. »

Longtemps après la mort de Charles Bordes, en décembre 1923, un comité sur l’opéra inachevé (dont Paul Dukas faisait partie) conclut « qu’il semble impossible d’en confier l’achèvement à une main étrangère, sans risquer d’en compromettre la portée et le caractère. » L’œuvre reste le reflet de ces vacances au Pays Basque, dans les années 1880 et 1890. Gustave Samazeuilh avait écouté une audition de l’opéra au piano. Il en dit le souvenir (La Revue Musicale, 1er août 1924, p. 108) : « Je vois encore celle qu’il voulut bien me donner, dans une maison du côteau de Bordagain, voisine de la ferme qui vit naître la majeure partie des ‘Trois Vagues’. C’était à la fin d’une de ces miraculeuses journées de septembre où la lumière incomparable que vous savez répand sur la ligne dentelée des montagnes et l’immensité glauque de la mer sa griserie chantante. Bordes était heureux de se sentir revivre dans ce pays qu’il aimait, dont il avait profondément senti le caractère si particulier, et que l’envahissement balnéaire n’avait pas encore défiguré. Il avait joué, chanté, mimé, improvisé parfois, ces trois actes avec un enthousiasme si spontané, une force d’expression si communicative, que la nuit trouva encore ses auditeurs réunis autour de lui, au piano.» On sent la mélancolie devant ce qui n’a pu devenir l’œuvre achevée.

Ces vacances révolues disent la tentation du néant ; voyez comme l’opéra l’exprime, par la voix de Maiten : 

Dans cette lettre de 1929 (à Paul Dukas, ne l’oublions pas), Paul Poujaud conclut, mélancolique : « Tout cela le temps l’a fermé avec beaucoup d’autres choses délicieuses, qui ne reviendront plus, ni pour moi, ni pour personne. » 


 

[Pour clore ce billet, quelques indications. Les cartes postales anciennes (illustrations 4 et 5) proviennent de collections privées. La carte d’Etat major (illustration 2), du Géoportail. La photo de la vague Belharra (illustration 6) du site « Saint Jean de Luz, Terre et côte basques ». Les extraits de la partition des Trois Vagues  proviennent de Gallica ; le manuscrit se trouve à la Bibliothèque de l’Opéra de Paris. La chanson Choriñoak kaiolan est interprétée par Anton Vallverde. Les illustrations du début et celle de la fin proviennent de la lettre de Paul Poujaud dont parle ce billet ; sa correspondance avec Paul Dukas se trouve à la Irving S. Gilmore Music Library de l’Université de Yale, aux Etats-Unis. J’utilise de nombreux extraits du livre de dom Hala ; les lettres de Charles Bordes à Paul Poujaud, nombreuses et longuement citées, sont une aide précieuse. Patrick Hala donne son interprétation. La mienne est quelquefois différente ; j’en assume la responsabilité.]

 

BC


 

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20 janvier 2019 7 20 /01 /janvier /2019 21:10

« Vous m’excuserez auprès du Père hôtelier de garder un peu de pain dans la huche pour les petits moineaux. »
C’est ce que Charles Bordes écrit à Dom Mocquereau, le 17 juin 1899, juste avant l’arrivée à Solesmes d’une trentaine de scholistes.
Cette photo qui montre Charles Bordes au milieu de quelques « petits moineaux » est, comme la photo sur le billet précédent, dans le livre de Patrick Hala Solesmes et les musiciens (vol.1, La Schola Cantorum), Éditions de Solesmes, 2017. Nous remercions le Père Hala de nous l’avoir communiquée.
Peut-être vous souvenez-vous d’un billet de 2010 intitulé « Pour qui chante-t-on ? ». La fin d’un article de Félicien Grétry (Musica, n°24, septembre 1904) était citée et disait : « dans un coin, à l'ombre d'un pilier complaisant, quelque petit paysan écoutait, la bouche entr'ouverte, les yeux pleins de joie, les rythmes allègres, les entrelacs lumineux des : Allons gay gay bergères de Costeley ou les grâces piquantes de Joli-jeu de Clément Jannequin. » On peut trouver insupportable le ton condescendant de l’article ; l’auteur écrit dans une revue « bourgeoise », mais il est bien conscient du problème que pose une musique « savante » par rapport à son public, en particulier populaire.   
Ici, avec cette photo, nous sommes loin des airs Renaissance mentionnés par Musica, mais dans une musique austère, encore plus « savante ». Des enfants, en toute simplicité, y consacrent leur vie.
La photo évoque aussi un autre aspect ; il s’agit du choix existentiel de Charles Bordes. Le nom de pater qui lui était souvent associé est ici pleinement illustré. Et il y a autre chose encore : le compositeur a sacrifié son œuvre (ses mélodies, ses pièces instrumentales, son opéra) à son travail d’enseignant. Il sert la musique ; c’est un créateur.

 

BC

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16 janvier 2019 3 16 /01 /janvier /2019 16:44

L’essentiel de cette photographie a été publié dans ce blog, le 25 février 2012, dans un billet sur le chant grégorien. Elle provenait du numéro 155 de la revue Zodiaque de janvier 1988, consacré à Déodat de Séverac. Celle-ci, plus complète, provient des archives de l’abbaye de Solesmes ; elle apparaît dans le livre de Patrick Hala, Solesmes et les musiciens (vol.1), dans le premier cahier de photos, p. 13, sous le numéro 29. Nous remercions ici Dom Hala de l’autorisation de la montrer à nouveau aux lecteurs de ce blog.

En juillet 1897, Charles Bordes conduisit à l’abbaye de Solesmes une douzaine d’élèves de la Schola Cantorum pour « faire du grégorien » (lettre à André Pirro du 14 juillet 1897, BNF). Parmi eux, son ami Paul Poujaud. 

Dans sa thèse, Bernard Molla parle du chant grégorien et des voyages, celui de 1897 et celui de 1899 (cf Tome 2, pp. 280-327 et Tome 3, pp. 187-284 et 270-284). Dans le livre de Patrick Hala, le voyage de 1897 et celui de 1899 sont analysés (pp. 190-5 et 250-8) avec d’abondantes citations de la correspondance, en particulier avec Dom Mocquereau.

Nous sommes dans la bibliothèque de Solesmes, pour l’atelier de paléographie musicale. La photo est peut-être prise par Carlos de Castéra. On voit, au premier plan à gauche, Déodat de Séverac. Debouts, nous regardant, de gauche à droite René de Castéra et Paul Poujaud, puis (assis) Charles Bordes ; debout à sa gauche, Léon Saint-Requier (dont la tête bouclée atteint l'étagère horizontale du rayonnage supérieur). Au centre, Dom Mocquereau montrant un passage sur un livre, puis Dom Delpech. Plus à droite les quatre autres personnes ne sont pas pour le moment déterminées, sauf Abel Decaux au premier plan.

BC
 

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15 septembre 2018 6 15 /09 /septembre /2018 10:50

L’article d’Amédée Gastoué : César Franck et Paul Poujaud à propos d'un thème de folklore, le Chant de la Creuse paru dans la Revue de Musicologie, Tome 18, n°62, 1937, (pp. 33-38),  étudie ce Chant de la Creuse inclus dans les œuvres posthumes de César Franck (dans L'organiste, pièces posthumes pour harmonium ou orgue à pédale pour l'office ordinaire.) On peut écouter la pièce pour orgue, très brève, ici dans une interprétation de Pierre Astor sur l'orgue ancien de Firminy, ou , jouée par Johannes Schröder à Rothenbach. C'est lent et poignant ; si un air folklorique est à l'origine, César Franck l'a considérablement modifié, par exemple en écrivant sa pièce en ré mineur.

 

L’article est accompagné de deux lettres de Paul Poujaud. Dans la première (datée du 28 octobre 1930) il évoque les circonstances où il a entendu cet air. C’était en octobre 1887 sur "la petite route qui monte" entre Glévic (c’est ce qu’écrit la Revue de Musicologie, avec un v) et Pierre Blanche. Il faut comprendre Glénic (avec un n, prononcer /gleni/ ) ; les lieux sont sur la carte topographique (voir sur Géoportail).

Un laboureur, tout en guidant le bœuf, chantait un air que Paul Poujaud trouvait très beau. Il le nota soigneusement. Ce sont ces notes qu’il envoya à César Franck. Au bout du sillon, il parla au laboureur, "un beau gars, bronzé comme un pâtre albin. (…) Il tenait la chanson de son grand-père, qui la chantait toujours en labourant. Elle n'avait pas de paroles." Poujaud (né en 1856) avait entendu la chanson dans son enfance. Il en donna quelques vers en "patois" de la Marche creusoise et proposa la traduction en français.

Dans sa deuxième lettre (du16 novembre 1930) Paul Poujaud explique que Charles Bordes est venu dans la Creuse, "deux ans après la mort de Franck…" (c’est-à-dire en 1892) et a "…cherché d'autres chants marchois. Mais il ne put recueillir que des noëls, des marches, des pastourelles sans grand caractère."  Il les a notés, comme il avait fait au Pays Basque (missions en 1889 et 1890).

On peut supposer que Paul Poujaud l’a conduit à Valette dans la commune de St Fiel (où il est mort en 1936). A Valette il y avait trois fermes qui avaient été achetées par le père de Paul Poujaud, Emile Poujaud, en 1826. Pour des raisons obscures de dot et d’héritage, le lieu appartenait à la famille Jorrand, mais Paul Poujaud avait la jouissance de la "Maison Jorrand". Ses lettres à Dukas (actuellement à Yale University) sont envoyées de Guéret (où Paul Poujaud vivait chez les Jorrand, 38 rue du Prat) et quelquefois de Valette. Le lieu était idéal pour le type d’enquête ethno-musicologique que menait Charles Bordes.

Forcément, Paul Poujaud a emmené son ami de l’autre côté de la rivière Creuse, là où il avait entendu un laboureur chanter ce Chant de la Creuse qui a inspiré César Franck. Le village de Glénic est sur une colline qui domine la rivière. Forcément Paul Poujaud y a conduit son ami.


Sur la place du village, il y a une petite église remarquable, fortifiée aux 14e et 15e siècles. Charles Bordes n'y a pas vu les fresques du 15e siècle, révélées en 1973, notamment celle d'Adam et Eve. Elle aurait parlé à ce pécheur, ce chrétien tourmenté. N'écrit-il pas à Guy Ropartz (voir dans ce blog le billet du 8 décembre 2013), en mars 1897 : " Vraiment le Bon Dieu n'est pas toujours très juste. On ne peut être parfaitement heureux, il faut toujours payer son tribut. Pour ma part j'en sais quelque chose car j'ai des moments de tristesse profonde. Ça a l'air de marcher comme ça, mais l'avenir peut être gros de nuages."
Il a pu contempler cette vision de l’univers sur la voûte de l’église.


Un peu plus de dix ans plus tard, en 1905, Charles Bordes est passé brièvement en Creuse, à Guéret, pour une audition des Chanteurs de Saint Gervais. (Voir Bernard Molla, tome 1, chapitre V : Voyages de propagande, p. 216 et p.219.)
Mais la vraie communion avec la Creuse, c'est en 1892. 


Paul Poujaud dit que les notes prises en Creuse par Charles Bordes sont avec ses notes sur la musique du Pays Basque. En 1931, il ne sait pas où sont ces notes.
Où sont-elles aujourd’hui ?

 

 

[La couverture de Musica, avril 1903, montre César Franck à l'orgue de Ste Clotilde, d'après le tableau de Jeanne Rongier (1885). Voir dans ce blog le billet Franckistes… du 15 novembre 2012.]

 

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