Le travail de Charles Bordes autour de la musique liturgique, notamment l'activité des Chanteurs de St Gervais, le rôle de la Schola Cantorum, son intérêt pour le chant grégorien, etc. ne doit pas faire oublier tout ce qu'il a fait pour le chant populaire, ses missions d'ethno-musicologie au Pays Basque en1889 et 1890, au début de sa carrière musicale, ou la création de la revue Les chansons de France, en 1907, deux ans avant sa mort.
Le point de départ de cet intérêt est probablement la conférence de Gaston Paris au printemps de 1885 au Cercle Saint Simon. Charles Bordes, alors étudiant au Conservatoire de Musique y assista. La conférence était illustrée par des œuvres interprétées dans leur langue originelle. Celle qui le marqua profondément fut la chanson basque Choriñoak kaiolan. Plus tard, il l’inclut, harmonisée, dans le recueil Douze chansons amoureuses du Pays Basque français (publié chez Rouart, Lerolle en 1910). Même si ces chansons glorifient un amour profane, cet amour est d’essence spirituelle, proche de l’agapé (ἀγάπη) de la Première épitre de Saint Paul aux Corinthiens, chapitre 13. C’est-à-dire que Charles Bordes n’y voyait pas de contradiction avec l’amour que le plain-chant exprimait. Dans son esprit, il y a continuité entre la musique populaire et la musique savante. En outre, Choriñoak kaiolan est d’abord un hymne à la liberté. La liberté de l’oiseau, certes, mais c’est une métaphore pour dire l’artiste créateur. Voici les paroles, dans leur transcription par le Docteur Jean-Félix Larrieu :
1. L'oiseau, dans la cage, Chante tout attristé : Tandis qu'il y a de quoi manger, de quoi boire, Parce que, parce que La liberté est si belle.
2. Oiseau du dehors, Jette un regard à la cage : Si cela t'est possible, Garde-t-en bien, Parce que, parce que, parce que ? La liberté est si belle.
3. Hier au soir j'ai rêvé Avoir vu ma bien-aimée, La voir et ne pouvoir lui parler. N'est-ce pas bien grand' peine ? Ah ! désespoir ! Je désirerais bien mourir.
On écoutera l’interprétation qu’en donne Antton Valverde avec les paroles originales en euskara https://www.youtube.com/watch?v=1Bj59Z-W9ik
1. Choriñoak kaiolan, Tristerik du khantatzen: Dialarik han zer jan, Zeren, zeren, Libertatia zouñen eder den!
2. Kanpoko choria, So.giok kaiolari: Ahal balin bahadi, Harterik begir.adi, Libertatia zouñen eder den!
3. Barda amets egin dit Maitia ikhousirik: Ikhous eta ezin mintza, Ala ezina! Desiratzen nuke hiltzia...
Le thème en sera repris par Charles Bordes dans sa Suite basque (opus 6) en 1887, puis dans sa Rapsodie basque (opus 9) en 1889. Par bien des aspects, c’est dans une cage que Charles Bordes vivait et travaillait, notamment la rigidité du cadre ecclésiastique. C’est ainsi que la Schola, par exemple, a été quelquefois décrite ("a hotbed of bigoted Catholicism, anti-Semitism, and extreme nationalism" écrit Andrew Thomson). Ne parlons pas ici de l’évasion « spatiale » que représentaient les constantes tournées des Chanteurs de Saint Gervais. Dans les mélodies écrites après le 6 juin 1894 (date de création de la Schola Cantorum), l’enfermement est loin et les cris exprimant certes la douleur mais aussi la liberté, sont nombreux (Verlaine, Jammes, Mauclair).
En descendant la rue de La Rochefoucauld où il vivait dans les années 1883-84 (voir le billet biographique du 13 février 2013), Charles Bordes voyait l’Angélus de Millet exposé chez le marchand d’art Charles Sedelmeyer (sa galerie se trouvait dans le bas de la rue, sur la gauche, juste avant d’arriver à l’église de la Trinité). L’original est au Musée d’Orsay ; dans ce billet, nous en donnons une version diffusée à des milliers d’exemplaires, un chromo qui se trouvait dans maintes maisons en cette fin du 19e siècle. L’œuvre, souvent commentée, montre la profondeur de l’imprégnation religieuse, et cela nous renvoie au versant liturgique de l’activité de Charles Bordes. Ces notes de l’angélus égrenées depuis le clocher à l’horizon ne disent-elles pas la musique plus ample à laquelle se prête la nef de l’église, que ce soit St Gervais à Paris ou l’église d’un village campagnard ? Mais cet homme et cette femme en prière ne sont-ils pas d’abord des paysans ? C’est par eux que passe aussi le chant populaire. Ailleurs, Charles Bordes sait choisir un poème qui parle de la terre et de son pouvoir. Je pense ici au texte de Camille Mauclair, avec ses ambigüités autour du faucheur, du glaneur, de la mort, de l’amant :
Le beau faucheur s'en est allé,
S'en est allé le coeur en fête,
Vers d'autres moissons non faites.
Mes cheveux dorment sur mon front,
Dans la terre ils germeront
Quand mon âme sera défaite,
Ils germeront dans la mort :
Glaneur, va t'en, mes cheveux blonds,
Pour lui seul dorment sur mon front !
Sans aller jusqu’aux interprétations délirantes à la Salvador Dalí, la mort est aussi présente dans la peinture. Le contexte, c’est cela aussi. Dans la prière de l’angélus, il est dit à plusieurs reprises in hora mortis nostræ. Notre mort, mais sans doute celle de nos ancêtres. Et Charles Bordes n’oublie pas ce qu’ils ont transmis. En 1906, pour le « Congrès de Chant Populaire » de Montpellier, il harmonise la Cansoun dis Avi (Chanson des aïeux) pour lequel Mistral écrit des vers provençaux (publiée en 1912 dans Lis Oulivado). Mais, nous dit la partition, c’est un « èr poupulàri », « nouta pèr C. Bordes » (« air populaire », « noté par C. Bordes »). Mistral insiste sur la transmission d’un savoir :
Ounour à nòstis àvi
Tant sàvi, tant sàvi,
Ounour à nòstis àvi
Qu’avèn pas couneigu !
(Honneur à nos aïeux, Si savants, si savants, Honneur à nos aïeux Que nous n’avons pas connus !)
Charles Bordes avait déjà proclamé son attachement pour la musique populaire en mettant, en exergue de sa Rapsodie basque en 1889, la phrase de Schumann : "Ecoutez attentivement la chanson populaire, c'est la source inépuisable des plus belles mélodies."
Au XIXe siècle, Charles Bordes participe ainsi à cet intérêt pour la voix du peuple. Il y a de nombreux exemples de ce courant dans plusieurs pays européens, et aussi en France. Tout près de Charles Bordes, il y a ce que Paul Poujaud a transmis à César Franck pour Le Chant de la Creuse, pièce brève mais magistrale. La chanson d’origine (En venir de meissuna, c-à-d En revenant de moissonner) est peut-être leste, mais l’œuvre qui en résulte, destinée à l’orgue, montre qu’il n’y a pas de contradiction avec la spiritualité. On peut écouter ici l’interprétation de Pierre Astor à Firminy : https://www.youtube.com/watch?v=As5etED5aTk , ou celle de Johannes Schröder https://www.youtube.com/watch?v=lj2MnU06BFc . Dans son collectage au Pays Basque, Charles Bordes avait aussi noté des airs religieux, réunis sous le titre de Kantika espiritualak et, nous l’avons vu, dans les airs profanes, la spiritualité est essentielle.
Le « Congrès du Chant Populaire » de Montpellier (du 4 au 6 juin 1906) est donc un aboutissement logique. On a vu La Cansoun dis Avi ; Charles Bordes publie aussi, à cette occasion, les Onze chansons du Languedoc (au bureau d’édition de la Schola). Les noms et les métiers des chanteurs sont donnés, ainsi, Denis Alliès, cocher à Lacaune (Tarn), pour la première chanson ou, à la fin, Armandine Moulinier, fille d’auberge à Roquecézière (Aveyron) ; c’est la voix même du peuple. Cette proximité, elle se trouvait aussi dans les visites des Chanteurs de Saint Gervais à Barcelone (1902, 1906) où Charles Bordes travaillait avec l’Orfeo català de Lluís Millet et Amadeu Vives (sans oublier les relations de la Schola avec Felip Pedrell) pour illustrer la musique populaire sans aucune exclusion de la musique « savante ».
BC