L'image traditionnelle de Charles Bordes est celle d'un homme qui par son énergie a su rétablir la musique liturgique en France, allant sans arrêt de l'avant. (En vérité, ni le plain-chant, ni Palestrina, n'étaient oubliés au moment de la création des Chanteurs de Saint Gervais, mais ce n'est pas notre sujet.)
Ce sont des études musicales enlevées où l'intuition remplaçait l'effort (c'est ce que dit Bréville), la joie de vivre dans le milieu artistique de la Nouvelle Athènes (voir les billets "Rue de La Rochefoucauld" du 13 février 2013 et "1884" du 5 septembre 2013), la "bonne musique" avec les Chanteurs de Saint Gervais dans l'église Saint Gervais et en tournée "de propagande", sans oublier Saint Julien des Ménétriers au cœur de L'Exposition Universelle de 1900.
Il y a cette photo (Musica, n°71, août 1908, p. 119) d'un Charles Bordes souriant, dirigeant ses choristes avec calme et sérénité.
Il y a l'épanouissement du pédagogue avec la Schola, d'abord petite mais débordante, puis, dès 1900, dans ces nobles locaux de style baroque.
Déjà, certaines choses doivent être corrigées de cette image idyllique. Par exemple, le bon sens et le réalisme n'étaient jamais oubliés par Charles Bordes. Les actions entreprises – Chanteurs de Saint Gervais, Schola Cantorum – étaient cautionnées par Paul Poujaud, juriste et ami, qui conseillait déjà la Société Nationale et Vincent d'Indy à titre personnel. Ainsi, les Chanteurs de Saint Gervais ont un statut indépendant. Ils pourront continuer d'exister quand Charles Bordes sera "salement" renvoyé de sa fonction comme Maître de Chapelle de l'église Saint Gervais. Comme on l'a vu dans le précédent billet, Vincent d'Indy insiste sur l'appartement, la pension, etc. dont jouit Charles Bordes. Tout en faisant la part de la rancœur de Vincent d'Indy, il demeure que Charles Bordes n'est pas ce Saint François, ce "poverello" que voyait Louis Chauvet et les autres hagiographes.
Citons, pour terminer ce point, l'affaire de la locomotive. Il en a été question dans ce blog (billet "15 rue Stanislas, un pur hasard" du 10 avril 2013) mais nous nous sommes trompés. Voyant la locomotive pendant de la façade de la Gare Montparnasse après le fameux accident, Charles Bordes aurait détourné ses pas et trouvé par "un pur hasard" le local à louer de la rue Stanislas où il allait installer la 1ère Schola. C'est ce que nous dit Castéra. Il fait une erreur sur la date de l'accident ; il le situe en mars 1896 et non en octobre 1895, pour que cela coïncide avec les dates de l'ouverture de la Schola. Or ce n'est pas par "un pur hasard" que Charles Bordes est allé rue Stanislas. On peut supposer que l'ouverture de la Schola en ce lieu avait été mûrement réfléchie. Il connaissait l'abbé Ernest Hello qui s'occupait du Patronage de Nazareth (propriétaire des lieux) pour avoir composé "Le drapeau de Mazagran", ce "chant de promenade pour les patronages", dont les paroles étaient écrites par son neveu, l'abbé Henri Hello. Ce texte n'a pas encore été retrouvé, mais nous savons que la mélodie a été publiée en 1895.
Avec la Schola, les tournées des Chanteurs de Saint Gervais, le souffle manque parfois. Charles Bordes est écrasé par le travail, c'est un point fréquemment souligné. Bernard Molla cite des extraits de lettres particulièrement révélateurs : "Pardonnez-moi mon silence, je suis absolument accablé de besogne." (8 février 1895) ou encore "Je quitte la Schola où je vis double, pour arriver ici où l'on vit triple. Je suis absolument sur les dents. (10 août 1897) ; parfois, la fatigue physique et le stress virent au problème psychologique.
Il y a des pauses, des moments d'apaisement comme ce sourire du chef de chœur heureux, ou, jeune homme, quand il chante sur les chemins allemands, tel Jean-Christophe, ou rêve au Prince Impérial (voir ses lettres à Jules Chappée).
Il emmène amis et élèves à l'Abbaye de Solesmes et se plonge dans l'étude des antiphonaires avec le Père Mocquereau. On le voit sur la photo, devant les précieuses partitions (Zodiaque, n° 155, janvier 1988). Il y a aussi les étés, souvent studieux, dans les Pyrénées, au Pays Basque ou dans le Roussillon.
Cette vision d'équilibre, nous l'avons aussi à travers les lettres. Mais la correspondance de Charles Bordes que nous connaissons grâce à l'apport inappréciable de Bernard Molla, reste incomplète. Et il y a des faits troublants.
L'été 1883, sa mère meurt à Fontainebleau et il écrit à son ami Jules Chappée de venir se promener en forêt : il veut nier l'inéluctable fait. L'année suivante, l'été encore, malade, il choisit d'écrire une mélodie sur le poème de Baudelaire Recueillement. C'est cela qui emplit le calme de Millas. Le premier vers du sonnet : "Sois sage, ô ma douleur…" a été comme une révélation. C'est précisément ce que fait Charles Bordes devant ce deuil. Il le cache. Il l'intériorise. Le poème a probablement d'autres attraits pour lui mais celui-ci vient en tête. Il est satisfait de son travail qu'il dédie à Paul Poujaud pour aussitôt l'oblitérer, sans doute par respect pour Duparc (voir notre billet du 10 décembre 2012). Jusqu'à la néantisation car l'opus 6, attribué à cette mélodie, disparaît et deviendra en 1887 celui de la Suite Basque.
Cette joie de vivre, d'apprendre et de créer n'est pas pure ; le christianisme qui l'imprègne totalement doit s'accommoder de l'existence du mal et du péché, et il sait déjà ce qu'il écrira plus tard, que "le Bon Dieu n'est pas toujours très juste" (lettre du 1er mars 1897).
Nous avons mentionné ses "voyages de propagande" avec les Chanteurs de Saint Gervais. Bernard Molla parle du "démon du voyage" ; plus de 200 villes ont été "évangélisées" ou "conquises". Sa thèse en parle longuement et publie d'éloquents tableaux (Tome I, chapitre V, pp. 176-219) ; nous sommes impressionnés par la carte de France montrant les villes visitées (p. 219). Charles Bordes jongle avec les horaires des chemins de fer que par nécessité il connaît par cœur. Il y a aussi chez lui un goût, un besoin psychologique, de quadriller l'espace. Nous sommes frappés par une lettre écrite à Jules Chappée (donc des années avant les fameuses tournées) où il esquisse pour son ami un voyage à travers la France, l'Allemagne et l'Espagne. Lui-même parcourra ces pays et aussi la Suisse, la Belgique, l'Italie (cf Bernard Molla, thèse, Tome I, pp. 162-175). C'est une mise en ordre du chaos en proposant des points et des lignes et en entraînant les autres. Suivent-ils ? On ne sait pas pour Jules Chappée. On doute. Pour les autres, ça va mieux, les choristes suivent. Bréville, dans le discours de Vouvray, raconte l'histoire du vin de kola pour les hommes et pour les femmes, "bien fatigués" (Les Tablettes de la Schola, juin 1923).
Le voyage continue. "Ça a l'air de marcher comme ça…" (lettre à Guy Ropartz, 1er mars 1897). Quand le réel résiste, Charles Bordes courbe l'échine. On connaît la frustration exprimée contre la Caisse des Dépôts et Consignations (cette rosse de Caisse) qui l'empêche de faire de la musique… pour 50 francs par mois ! Son frère Lucien s'est éloigné vers Rouen avec son violoncelle, après 1890, sa femme Léontine Bordes-Pène atteinte de sclérose en plaques ne se produit plus en soliste et donne des leçons de piano en ce Rouen qu'elle ne quitte plus. Avec son frère Lambert (qui porte orgueilleusement le prénom du grand-père Bonjean ; il est né en 1857), ça ne va pas. Il y a des griefs, qu'on imagine à caractère financier. Il meurt âgé de 40 ans en mars 1897. Charles Bordes écrit "sa mort prématurée m'a fort affecté" (lettre du 26 mars 1897). Il est lui aussi enterré à Vouvray, dans le caveau familial.
Cette Touraine de l'enfance est marquée par les deuils, son père Frédéric en 1875 (Charles Bordes avait 12 ans) ; la vieille servante Jeannette (voir dans le blog le billet "Tombe" du 3 septembre 2011) en 1880 ; sa mère, on l'a vu, en 1883 (à Fontainebleau, mais enterrée à Vouvray ; le curé Charles Mauduit qui l'avait baptisé, mort en 1886.
Une des dernières mélodies composées par Charles Bordes sera sur le poème de Verlaine :
Ô mes morts tristement nombreux
La foi y est vive mais non triomphante.
De même, le poème de la dernière mélodie (Paysage majeur, de Louis Payen, 1908 pour la mélodie) exprime le doute :
Et j'élève mon coeur, ce coeur irrésolu
Qu'attriste son bonheur et que charme sa peine
On pense à ces dernières années vécues par Charles Bordes. Bien avant l'attaque d'hémiplégie de décembre 1903, il a eu souvent des problèmes de santé (physiques, certes, mais avec un retentissement sur le moral, par leur fréquence même). Cela va de banales intoxications alimentaires, sans doute liées aux repas pris à la hâte et à la nourriture des restaurants, aux "jambes phlébitiques" en passant par l'érysipèle facial de juin 1897 (Bernard Molla, thèse, Tome III, p. 147). Après la crise de 1903, Charles Bordes se réfugie à Montpellier pour que le soleil le réchauffe comme dans le poème de Louis Payen. Il vit au Mas Sant Genès et son activité musicale continue, défi à la déchéance par la création d'une Schola, la composition de mélodies, la diversification vers le baroque, etc. C'est une image mélancolique, triste et joyeuse à la fois, que nous donne François-Paul Alibert dans sa chronique nécrologique de L'occident (février 1910) qu'il reprend dans Charles Bordes à Maguelonne (1926). Entouré d'images d'anges, il joue Monteverdi de sa seule main valide. Il sauve la musique du passé, y compris dans ses racines populaires. C'est le sujet du Congrès de Montpellier en 1906. La Schola Cantorum publie à partir de 1907 la revue Les chansons de France. Une édition se prépare des Douze Chansons amoureuses du Pays Basque français (le livre paraîtra en 1910).
Et la création musicale ? L'opéra Les Trois Vagues dont Charles Bordes avait joué une version pour piano à Bruxelles est interrompu. Charles Bordes ne veut, ne peut plus conclure. Il sait. Cet opéra inachevé, c'est un échec. S'occuper d'autre chose est plus facile. Déjà, le 4 décembre 1896, il écrit, depuis la rue Stanislas : "Hélas mon ouverture ! Des rêves, et pourtant je le chéris mon cher drame." On peut facilement imaginer le poids que cela prend dans la dépression existentielle de Charles Bordes.
Certains diront : "Quoi de plus normal que cette fin déprimée ?" N'oublions pas que Charles Bordes était jeune. Il n'avait que 46 ans quand il est mort. La tristesse est partout dans sa vie. Il suffit de regarder rapidement les titres et les sujets de ses mélodies : séparations, échecs, lamentations. C'est le reflet d'une conscience tourmentée.
Lisons ce passage de la lettre adressée à Guy Ropartz qui vivait "l'affreuse tourmente" de la maladie de ses "pauvres bébés" ; Charles Bordes se confie : "Quelles épreuves ! Vraiment le Bon Dieu n'est pas toujours très juste. On ne peut être parfaitement heureux, il faut toujours payer son tribut. Pour ma part j'en sais quelque chose car j'ai des moments de tristesse profonde. Ça a l'air de marcher comme ça, mais l'avenir peut être gros de nuages. Je ne voudrais pas finir comme Chabrier mais il y a des moments où je me vois gaga. Que je vous envie votre magnifique équilibre, votre santé, votre force morale. Pauvre névrosé que je suis !" (lettre du 1er mars 1897).
Le doute du croyant n'est pas exceptionnel. Mais il y a là le début d'une prise de conscience de l'injustice divine. On entend presque l'argument d'Epictète : "Comment Dieu, tout puissant par définition, peut-il être impuissant devant le mal et laisser faire ?" Sans faire un athée du franciscain qu'est Charles Bordes, ce doute qu'il exprime touche à quelque chose de fondamental. En outre, alors qu'on peut supposer que c'est Ropartz qui souffre dans la lettre citée ci-dessus, il est remarquable de voir Charles Bordes s'apitoyer sur lui-même. Cette révolte se retrouve chez le compositeur dans plusieurs mélodies, ainsi le cri :
Du courage ? Mon âme éclate de douleur
nous le lisons dans le poème de Francis Jammes, certes, mais Charles Bordes le fait sien. Nous sommes en 1901 quand il écrit cette mélodie, ce n'est plus "Sois sage ô ma douleur" de 1884, mais c'est la même névrose.
Charles Bordes, homme d'action déprimé. Au-delà de l'oxymore, nous voyons un cyclothymique, passant de l'optimisme au pessimisme. La dépression existait depuis longtemps. L'image d'Epinal d'un Charles Bordes doué pour l'action et la réussite ne correspond pas à la réalité.