La fraîcheur tiède de l'air sentait la pluie prochaine ; des branches tendres retombaient ; on entendait roucouler une tourterelle invisible. Je crois bien n'avoir jamais connu qualité plus légère ni plus tranquille de bonheur.
François-Paul Alibert, Charles Bordes à Maguelonne, 1926, p. 59.
Le blog se termine avec ce 90ème billet.
Une lettre, envoyée aux lecteurs, a dit pourquoi.
Tous les mois, un billet "anti-pub" viendra sur ce blog. Il aura toujours un rapport, quelquefois mystérieux, avec Charles Bordes. Ainsi les anciens billets pourront être lus, si on le veut, en cliquant une catégorie (par exemple, mélodies) ou en tapant un mot (par exemple, Proust) dans la case "recherche".
L'image traditionnelle de Charles Bordes est celle d'un homme qui par son énergie a su rétablir la musique liturgique en France, allant sans arrêt de l'avant. (En vérité, ni le plain-chant, ni Palestrina, n'étaient oubliés au moment de la création des Chanteurs de Saint Gervais, mais ce n'est pas notre sujet.)
Ce sont des études musicales enlevées où l'intuition remplaçait l'effort (c'est ce que dit Bréville), la joie de vivre dans le milieu artistique de la Nouvelle Athènes (voir les billets "Rue de La Rochefoucauld" du 13 février 2013 et "1884" du 5 septembre 2013), la "bonne musique" avec les Chanteurs de Saint Gervais dans l'église Saint Gervais et en tournée "de propagande", sans oublier Saint Julien des Ménétriers au cœur de L'Exposition Universelle de 1900.
Il y a cette photo (Musica, n°71, août 1908, p. 119) d'un Charles Bordes souriant, dirigeant ses choristes avec calme et sérénité.
Il y a l'épanouissement du pédagogue avec la Schola, d'abord petite mais débordante, puis, dès 1900, dans ces nobles locaux de style baroque.
Déjà, certaines choses doivent être corrigées de cette image idyllique. Par exemple, le bon sens et le réalisme n'étaient jamais oubliés par Charles Bordes. Les actions entreprises – Chanteurs de Saint Gervais, Schola Cantorum – étaient cautionnées par Paul Poujaud, juriste et ami, qui conseillait déjà la Société Nationale et Vincent d'Indy à titre personnel. Ainsi, les Chanteurs de Saint Gervais ont un statut indépendant. Ils pourront continuer d'exister quand Charles Bordes sera "salement" renvoyé de sa fonction comme Maître de Chapelle de l'église Saint Gervais. Comme on l'a vu dans le précédent billet, Vincent d'Indy insiste sur l'appartement, la pension, etc. dont jouit Charles Bordes. Tout en faisant la part de la rancœur de Vincent d'Indy, il demeure que Charles Bordes n'est pas ce Saint François, ce "poverello" que voyait Louis Chauvet et les autres hagiographes.
Citons, pour terminer ce point, l'affaire de la locomotive. Il en a été question dans ce blog (billet "15 rue Stanislas, un pur hasard" du 10 avril 2013) mais nous nous sommes trompés. Voyant la locomotive pendant de la façade de la Gare Montparnasse après le fameux accident, Charles Bordes aurait détourné ses pas et trouvé par "un pur hasard" le local à louer de la rue Stanislas où il allait installer la 1ère Schola. C'est ce que nous dit Castéra. Il fait une erreur sur la date de l'accident ; il le situe en mars 1896 et non en octobre 1895, pour que cela coïncide avec les dates de l'ouverture de la Schola. Or ce n'est pas par "un pur hasard" que Charles Bordes est allé rue Stanislas. On peut supposer que l'ouverture de la Schola en ce lieu avait été mûrement réfléchie. Il connaissait l'abbé Ernest Hello qui s'occupait du Patronage de Nazareth (propriétaire des lieux) pour avoir composé "Le drapeau de Mazagran", ce "chant de promenade pour les patronages", dont les paroles étaient écrites par son neveu, l'abbé Henri Hello. Ce texte n'a pas encore été retrouvé, mais nous savons que la mélodie a été publiée en 1895.
Avec la Schola, les tournées des Chanteurs de Saint Gervais, le souffle manque parfois. Charles Bordes est écrasé par le travail, c'est un point fréquemment souligné. Bernard Molla cite des extraits de lettres particulièrement révélateurs : "Pardonnez-moi mon silence, je suis absolument accablé de besogne." (8 février 1895) ou encore "Je quitte la Schola où je vis double, pour arriver ici où l'on vit triple. Je suis absolument sur les dents. (10 août 1897) ; parfois, la fatigue physique et le stress virent au problème psychologique.
Il y a des pauses, des moments d'apaisement comme ce sourire du chef de chœur heureux, ou, jeune homme, quand il chante sur les chemins allemands, tel Jean-Christophe, ou rêve au Prince Impérial (voir ses lettres à Jules Chappée).
Il emmène amis et élèves à l'Abbaye de Solesmes et se plonge dans l'étude des antiphonaires avec le Père Mocquereau. On le voit sur la photo, devant les précieuses partitions (Zodiaque, n° 155, janvier 1988). Il y a aussi les étés, souvent studieux, dans les Pyrénées, au Pays Basque ou dans le Roussillon.
Cette vision d'équilibre, nous l'avons aussi à travers les lettres. Mais la correspondance de Charles Bordes que nous connaissons grâce à l'apport inappréciable de Bernard Molla, reste incomplète. Et il y a des faits troublants.
L'été 1883, sa mère meurt à Fontainebleau et il écrit à son ami Jules Chappée de venir se promener en forêt : il veut nier l'inéluctable fait. L'année suivante, l'été encore, malade, il choisit d'écrire une mélodie sur le poème de Baudelaire Recueillement. C'est cela qui emplit le calme de Millas. Le premier vers du sonnet : "Sois sage, ô ma douleur…" a été comme une révélation. C'est précisément ce que fait Charles Bordes devant ce deuil. Il le cache. Il l'intériorise. Le poème a probablement d'autres attraits pour lui mais celui-ci vient en tête. Il est satisfait de son travail qu'il dédie à Paul Poujaud pour aussitôt l'oblitérer, sans doute par respect pour Duparc (voir notre billet du 10 décembre 2012). Jusqu'à la néantisation car l'opus 6, attribué à cette mélodie, disparaît et deviendra en 1887 celui de la Suite Basque.
Cette joie de vivre, d'apprendre et de créer n'est pas pure ; le christianisme qui l'imprègne totalement doit s'accommoder de l'existence du mal et du péché, et il sait déjà ce qu'il écrira plus tard, que "le Bon Dieu n'est pas toujours très juste" (lettre du 1er mars 1897).
Nous avons mentionné ses "voyages de propagande" avec les Chanteurs de Saint Gervais. Bernard Molla parle du "démon du voyage" ; plus de 200 villes ont été "évangélisées" ou "conquises". Sa thèse en parle longuement et publie d'éloquents tableaux (Tome I, chapitre V, pp. 176-219) ; nous sommes impressionnés par la carte de France montrant les villes visitées (p. 219). Charles Bordes jongle avec les horaires des chemins de fer que par nécessité il connaît par cœur. Il y a aussi chez lui un goût, un besoin psychologique, de quadriller l'espace. Nous sommes frappés par une lettre écrite à Jules Chappée (donc des années avant les fameuses tournées) où il esquisse pour son ami un voyage à travers la France, l'Allemagne et l'Espagne. Lui-même parcourra ces pays et aussi la Suisse, la Belgique, l'Italie (cf Bernard Molla, thèse, Tome I, pp. 162-175). C'est une mise en ordre du chaos en proposant des points et des lignes et en entraînant les autres. Suivent-ils ? On ne sait pas pour Jules Chappée. On doute. Pour les autres, ça va mieux, les choristes suivent. Bréville, dans le discours de Vouvray, raconte l'histoire du vin de kola pour les hommes et pour les femmes, "bien fatigués" (Les Tablettes de la Schola, juin 1923).
Le voyage continue. "Ça a l'air de marcher comme ça…" (lettre à Guy Ropartz, 1er mars 1897). Quand le réel résiste, Charles Bordes courbe l'échine. On connaît la frustration exprimée contre la Caisse des Dépôts et Consignations (cette rosse de Caisse) qui l'empêche de faire de la musique… pour 50 francs par mois ! Son frère Lucien s'est éloigné vers Rouen avec son violoncelle, après 1890, sa femme Léontine Bordes-Pène atteinte de sclérose en plaques ne se produit plus en soliste et donne des leçons de piano en ce Rouen qu'elle ne quitte plus. Avec son frère Lambert (qui porte orgueilleusement le prénom du grand-père Bonjean ; il est né en 1857), ça ne va pas. Il y a des griefs, qu'on imagine à caractère financier. Il meurt âgé de 40 ans en mars 1897. Charles Bordes écrit "sa mort prématurée m'a fort affecté" (lettre du 26 mars 1897). Il est lui aussi enterré à Vouvray, dans le caveau familial.
Cette Touraine de l'enfance est marquée par les deuils, son père Frédéric en 1875 (Charles Bordes avait 12 ans) ; la vieille servante Jeannette (voir dans le blog le billet "Tombe" du 3 septembre 2011) en 1880 ; sa mère, on l'a vu, en 1883 (à Fontainebleau, mais enterrée à Vouvray ; le curé Charles Mauduit qui l'avait baptisé, mort en 1886.
Une des dernières mélodies composées par Charles Bordes sera sur le poème de Verlaine :
Ô mes morts tristement nombreux
La foi y est vive mais non triomphante.
De même, le poème de la dernière mélodie (Paysage majeur, de Louis Payen, 1908 pour la mélodie) exprime le doute :
Et j'élève mon coeur, ce coeur irrésolu
Qu'attriste son bonheur et que charme sa peine
On pense à ces dernières années vécues par Charles Bordes. Bien avant l'attaque d'hémiplégie de décembre 1903, il a eu souvent des problèmes de santé (physiques, certes, mais avec un retentissement sur le moral, par leur fréquence même). Cela va de banales intoxications alimentaires, sans doute liées aux repas pris à la hâte et à la nourriture des restaurants, aux "jambes phlébitiques" en passant par l'érysipèle facial de juin 1897 (Bernard Molla, thèse, Tome III, p. 147). Après la crise de 1903, Charles Bordes se réfugie à Montpellier pour que le soleil le réchauffe comme dans le poème de Louis Payen. Il vit au Mas Sant Genès et son activité musicale continue, défi à la déchéance par la création d'une Schola, la composition de mélodies, la diversification vers le baroque, etc. C'est une image mélancolique, triste et joyeuse à la fois, que nous donne François-Paul Alibert dans sa chronique nécrologique de L'occident (février 1910) qu'il reprend dans Charles Bordes à Maguelonne (1926). Entouré d'images d'anges, il joue Monteverdi de sa seule main valide. Il sauve la musique du passé, y compris dans ses racines populaires. C'est le sujet du Congrès de Montpellier en 1906. La Schola Cantorum publie à partir de 1907 la revue Les chansons de France. Une édition se prépare des Douze Chansons amoureuses du Pays Basque français (le livre paraîtra en 1910).
Et la création musicale ? L'opéra Les Trois Vagues dont Charles Bordes avait joué une version pour piano à Bruxelles est interrompu. Charles Bordes ne veut, ne peut plus conclure. Il sait. Cet opéra inachevé, c'est un échec. S'occuper d'autre chose est plus facile. Déjà, le 4 décembre 1896, il écrit, depuis la rue Stanislas : "Hélas mon ouverture ! Des rêves, et pourtant je le chéris mon cher drame." On peut facilement imaginer le poids que cela prend dans la dépression existentielle de Charles Bordes.
Certains diront : "Quoi de plus normal que cette fin déprimée ?" N'oublions pas que Charles Bordes était jeune. Il n'avait que 46 ans quand il est mort. La tristesse est partout dans sa vie. Il suffit de regarder rapidement les titres et les sujets de ses mélodies : séparations, échecs, lamentations. C'est le reflet d'une conscience tourmentée.
Lisons ce passage de la lettre adressée à Guy Ropartz qui vivait "l'affreuse tourmente" de la maladie de ses "pauvres bébés" ; Charles Bordes se confie : "Quelles épreuves ! Vraiment le Bon Dieu n'est pas toujours très juste. On ne peut être parfaitement heureux, il faut toujours payer son tribut. Pour ma part j'en sais quelque chose car j'ai des moments de tristesse profonde. Ça a l'air de marcher comme ça, mais l'avenir peut être gros de nuages. Je ne voudrais pas finir comme Chabrier mais il y a des moments où je me vois gaga. Que je vous envie votre magnifique équilibre, votre santé, votre force morale. Pauvre névrosé que je suis !" (lettre du 1er mars 1897).
Le doute du croyant n'est pas exceptionnel. Mais il y a là le début d'une prise de conscience de l'injustice divine. On entend presque l'argument d'Epictète : "Comment Dieu, tout puissant par définition, peut-il être impuissant devant le mal et laisser faire ?" Sans faire un athée du franciscain qu'est Charles Bordes, ce doute qu'il exprime touche à quelque chose de fondamental. En outre, alors qu'on peut supposer que c'est Ropartz qui souffre dans la lettre citée ci-dessus, il est remarquable de voir Charles Bordes s'apitoyer sur lui-même. Cette révolte se retrouve chez le compositeur dans plusieurs mélodies, ainsi le cri :
Du courage ? Mon âme éclate de douleur
nous le lisons dans le poème de Francis Jammes, certes, mais Charles Bordes le fait sien. Nous sommes en 1901 quand il écrit cette mélodie, ce n'est plus"Sois sage ô ma douleur"de 1884, mais c'est la même névrose.
Charles Bordes, homme d'action déprimé. Au-delà de l'oxymore, nous voyons un cyclothymique, passant de l'optimisme au pessimisme. La dépression existait depuis longtemps. L'image d'Epinal d'un Charles Bordes doué pour l'action et la réussite ne correspond pas à la réalité.
Depuis le début septembre, on peut écouter le 2e CD de mélodies de Charles Bordes, publié par Timpani Records.
Nous l'avons signalé dans ce blog (billet "C'était à Tours", 16 septembre 2013), mais nous voulons y revenir.
Nous souhaitons que cet enregistrement soit un encouragement à chanter ces mélodies, celles-ci ou les autres, dans le 1er CD (Verlaine) et celles qui ont été négligées ou restent à découvrir.
Deux mots pour commencer sur le CD comme objet. Il est orné de la reproduction du tableau le plus célèbre de Joaquín Sorolla, Promenade au bord de la mer (Paseo a orillas del mar).L'original se trouve au Musée Sorolla à Madrid.Le lien avec Charles Bordes est peut-être qu'ils étaient contemporains (cela fait aussi 150 ans pour Sorolla) et que le tableau date de 1909, année de la mort de Charles Bordes. En dehors de cela, il n'y a aucun rapport avec les mélodies enregistrées. C'est moins choquant que l'image qui figurait sur le CD Verlaine (voir le billet "Un CD" du 22 octobre 2012), mais nous regrettons ce lieu commun qui fait des mélodies le domaine des femmes…
Nous savions que ce CD devait incorporer la mélodie inédite, Recueillement, sur le sonnet de Baudelaire. Les lecteurs de ce blog en ont entendu parler il y a un an (billet "Recueillement : une mélodie retrouvée", du 11 octobre 2012) ; un peu plus tard, j'ai proposé quelques hypothèses (billet : "La mélodie silencieuse : hypothèses", du 10 décembre 2012) sur cette mélodie gardée secrète par Charles Bordes, avec l'accord de Paul Poujaud qui en était le dédicataire. Pour l'avoir entendue en concert le 6 septembre, nous avions quelques appréhensions, Eric Huchet (ténor), chanteur d'opéra, ne résistant pas à faire des effets de bel canto. L'enregistrement est rassurant, bien articulé, souvent sobre. Le début de la mélodie, en particulier, exprime cette méditation soumise. Ensuite, la rhétorique du poème entraîne le chanteur. A l'enregistrement, le forte demandé par le compositeur pour le dernier vers et en particulier l'expression "la nuit qui marche", passe très bien. Le même interprète chante de façon très respectueuse et bien articulée la mélodie Avril, d'après le poème d'Aimé Mauduit, sans doute la première mélodie composée par Charles Bordes, où la troisième strophe du poème, vous vous souvenez, est "censurée". Nous avons aussi beaucoup aimé, par le même chanteur, la simplicité, le ton retenu d'Amour évanoui sur le célèbre poème de Maurice Bouchor (voyez le billet du 25 juillet 2011). Pour revenir à Recueillement, le manuscrit de la Médiathèque Hector Berlioz, ne donne pas la partie de piano de façon satisfaisante. Le pianiste, François-René Duchâble, l'a complétée avec efficacité et exprime ce calme.
Ce n'est pas notre intention de passer en revue toutes les mélodies. Nous avons parlé dans le blog de presque tous les poèmes. Le texte nous paraît essentiel et l'interprétation d'une mélodie est réussie lorsque nous comprenons de quoi il s'agit. Le duo, dans la mélodie L'Hiver, sur un texte de Maurice Bouchor, est assez réussi et les cris de plaisir de Sophie Marin Degor (soprano) sont justifiés. Plus loin, son interprétation de la mélodie Le rire, sur le poème de Léon Valade, est sobre et bien articulée. Bien que Charles Bordes ait écrit "Pas trop lent" (dès la première mesure), la mélodie gagne a être chantée calmement.
Peu importe si c'est un homme ou une femme qui chante. Les mélodies appartiennent à tous. Cependant, avec un texte complexe tel que celui de Camille Mauclair pour Mes cheveux dorment sur mon front… on attendait une voix masculine (on lit, dans le sommaire, "voix moyenne"), même (et surtout) si le texte dit au vers 7 "Leur moissonneur fut mon amant". Une ambiguïté semblable se trouve dans le poème autour du thème de la résurrection ; est-ce en Dieu (v. 17-20) ? Qui est ce "lui seul", Dieu ou le faucheur ? Pour cette mélodie écrite à Guéthary, au Pays Basque, Charles Bordes demande "avec un sentiment populaire un peu sauvage" (mesure 39) puis "même sentiment qu'au début mais plus mystérieux encore" (mesure 46). Ce sont des nuances subtiles, que l'on n'entend pas bien chez la soprano.
A la même époque (été 1901) et au même lieu (Guéthary) Charles Bordes écrivit quatre mélodies sur des poèmes de Francis Jammes, comme lui "Basque d'adoption" (voir le billet du 17 octobre 2011). La mélodie sur "La poussière des tamis…" a été enregistrée en 1992 par Philippe Pistole (ténor) ; elle est chantée ici par Sophie Marin Degor un peu rapidement. C'est en revanche avec une joie sans mélange que nous écoutons Du courage ? Mon âme éclate de douleur… chantée par Nicolas Cavalier (basse). Le ton est admirable, les effets sont demandés par le compositeur ("appassionato" à partir de la mesure 72), mais "doux et tranquille" quand il faut (mesure 23). Le piano conclut la mélodie (après la mesure 90) dans l'apaisement. Dans le poème de Francis Jammes, l'image des oiseaux prisonniers dans la cage (vers 14-16) ne pouvait qu'évoquer à Charles Bordes la chanson basque Choriñoak kaiolan qu'il aimait tant, et la souffrance causée par l'absence de liberté.
La partothèque du CIMF contient depuis longtemps deux mélodies de Charles Bordes qui sont omises dans le CD. Pourquoi ne pas avoir inclus le Noël sur un poème de Marc Legrand (voir ici le billet du 17 décembre 2012) ? C'est une chanson. Les mélodies ne sont-elles pas des chansons ?
Pourquoi surtout être passé à côté du Madrigal à la Musique, traduction par Maurice Bouchor d'un poème de Shakespeare ? Cette mélodie est dans le recueil des Œuvres vocales de Charles Bordes établi par Pierre de Bréville en 1914 (pp. 118-124). Il y avait quelques difficulté techniques, notamment il fallait un chœur à plusieurs voix et visiblement Timpani visait à l'économie. Quel contre-sens ! D'une part la mélodie exprime que la musique passe avant tout ; c'est ainsi que nous avions commencé notre blog (billet "Tu fais cela, musique…" du 3 février 2011). D'autre part, il y a dans ce poème la thématique de l'océan et des vagues vaincues.Shakespeare dit :
Euery thing that heard him play, Euen the Billowes of the Sea, Hung their heads, & then lay by.
On retrouve ce thème ailleurs dans les mélodies et dans l'opéra inachevé Les Trois Vagues.
Par ailleurs, à l'occasion de ce CD, quelque recherche pouvait être faite pour retrouver Le drapeau de Mazagran, "chanson de promenade pour les patronages" nous dit-on, et que j'ai moi-même cherchée en vain. Les paroles sont de l'abbé Henri Hello ; elle permettrait d'éclairer la création de la première Schola et le contexte idéologique de 1895. Nous attendrons. On peut penser que d'autres mélodies sont à découvrir.
Des impératifs commerciaux ont encouragé Timpani Records à consacrer le premier CD des mélodies de Charles Bordes à des poèmes de Verlaine. Nous pensons que cette séparation entre les poètes est un autre contre-sens. Pour Charles Bordes, les textes sont liés et peu importe leur auteur. Il les choisit parce qu'ils lui parlent. Tous.
Nous avons essayé de montrer ici, autour de l'année 1884 (billet du 5 septembre 2013) les "correspondances" entre les textes. D'autres cas pourraient être examinés. Ainsi les Madrigaux amers de Léon Valade (1885) annoncent les Paysages tristes de Verlaine (1886), en particulier la Promenade sentimentale. Et si on considère les deux dernières mélodies de Charles Bordes, Ô mes morts tristement nombreux (Paul Verlaine), écrite en 1903 et Paysage majeur (Louis Payen), en 1908, on ne peut les séparer. Il y a un lien évident, c'est la mort, présence de tous les instants chez Verlaine, en filigrane derrière cette rémission que doit apporter la chaleur du Midi chez Louis Payen. Cette marque de la mort, comme on peut la voir sur le visage de Charles Bordes, sur la photo prise en 1906 chez Déodat de Severac, présentée dans ce blog (billet du 8 février 2011).
Pour terminer, revenons brièvement à ce CD de mélodies. Au-delà des critiques, on peut les écouter avec plaisir et avec intérêt. En plus, nous disposons maintenant d'un utile outil de travail.
Il nous manque encore bien des éléments pour parler de façon complète de Charles Bordes. Une partie importante de sa correspondance a été publiée dans la thèse de Bernard Molla (c'est le précieux Tome III), mais il y a d'autres lettres. Nous ne savons rien, par exemple, des échanges épistolaires avec Paul Poujaud. Il y a bien des choses en commun entre Vincent d'Indy et Charles Bordes. La musique d'abord, bien sûr, pour laquelle ces enfants de César Franck avaient un grand amour. Vincent d'Indy avait quelques années de plus que Charles Bordes (douze ans), mais ils avaient les mêmes maîtres et les mêmes admirations. Plusieurs fois, séparément puis ensemble, ils avaient fait le pèlerinage de Bayreuth et vouaient à Wagner un culte profond, tout en étant tiraillés, comme bien des musiciens français de cette génération, entre l'Allemagne et la France (voir Wagnérisme et création en France, 1883-1889, de Cécile Leblanc, Honoré Champion, 2005).
Comme beaucoup d'autres, ils cherchaient (et trouvaient) dans le terroir des éléments d'inspiration. On pense à la Symphonie sur un chant montagnard (1886) de Vincent d'Indy ou à la Suite basque (1887) de Charles Bordes. On trouverait chez d'autres une inspiration semblable ainsi Guy Ropartz avec son Dimanche breton (1893), Joseph Canteloube et ses Chants d'Auvergne, et Fauré, Déodat de Séverac, Debussy, etc. Paul Poujaud, musicien secret, mais aussi conseiller juridique de Vincent d'Indy et ami de Charles Bordes, avait noté un chant de sa Creuse natale pour César Franck (voir l'article d'Amédée Gastoué en 1937, dans la Revue de Musicologie, Tome 18 n° 61-64, pp. 33-38).
Cette source d'inspiration nous entraîne aussitôt sur le terrain politique. Le culte de la région (qui avait son modèle en littérature chez Mistral) renvoyait à une France de droite, voulant maintenir les traditions du passé. Un exemple en est La Cansoun dis Avi ( = chanson des aïeux) publiée en 1906 sur le texte provençal de Mistral, qui a pour sous-titre : "Èr poupulàri, noutà per C. Bordes". Ce dernier connaît le domaine occitan. La Schola publiait, aussi en 1906, les Onze chansons du Languedoc qu'il avait notées, mais sa source essentielle, c'est le Pays Basque. C'est une culture autre, une langue autre, non latine, et cependant une musique où il retrouve le plain-chant et aussi (dans la danse par exemple) l'esthétique baroque. Sans qu'il l'exprime clairement, Charles Bordes est ailleurs. En France ? Non, en musique. Il faut ajouter que pour lui la vérité artistique se trouve dans le peuple. En exergue de sa Rapsodie basque, il cite cette phrase de Schumann (oui, Schumann : nous sommes bien en musique) : "Ecoutez attentivement la chanson populaire, c'est la source inépuisable des plus belles mélodies."
Rapidement, deux mots sur l'arrière-plan politique des débuts de cette 3e République. Il y a eu la défaite de la France dans la guerre franco-prussienne, avec un regain de nationalisme (qui fera, comme on sait, des milions de morts au cours de la Première Guerre Mondiale). Il y a l'établissement de cette République contre une monarchie traditionaliste. Il y a l'Affaire où autour du cas Dreyfus on retrouve l'affrontement entre le nationalisme et les valeurs républicaines.
Charles Bordes est issu d'une classe de propriétaires ruraux ruinés (dans ce cas par le phylloxéra). Fils de "Marie de Vouvray", élève de Marmontel au Conservatoire, il va où l'on fait de la "bonne musique" : c'est César Franck, Saint Gervais, et aussi la Schola. Il reste neutre politiquement. Adolescent puis jeune homme, il avait montré une admiration et même un certain amour pour le Prince Impérial. Cela s'exprime dans ses lettres en particulier à son ami Jules Chappée (cf thèse de Bernard Molla, Tome III, pp. 33-44). Il écrit depuis Carlsruhe en mars 1881 : "devant moi le portrait du prince qui me fait bien l'effet d'un ami quand je le regarde" (p. 35). Or le Prince Impérial a été tué en 1879 au Zoulouland. Certes le parti bonapartiste a continué après lui, affaibli, et a accepté la République. Charles Bordes était peut-être bonapartiste (nous n'oublions pas que son père, Frédéric, avait été nommé Maire de Vouvray sous le Second Empire), mais c'est d'abord une personne qu'il aimait. On notera avec intérêt ce que Paul Verlaine (que Charles Bordes lisait) a écrit du Prince Impérial (dansSagesseXIII, publié en 1881) :
J'admire ton destin, j'adore, tout en larmes
Pour les pleurs de ta mère,
Dieu qui te fit mourir, beau prince, sous les armes,
Comme un héros d'Homère.
Il y a là un "culte de la personnalité", mais lorsqu'il écrit :
Prince mort en soldat à cause de la France,
Âme certes élue,
Fier jeune homme si pur tombé plein d'espérance,
Je t'aime et te salue !
Il y a aussi une vision politique vers l'avenir. Verlaine fait preuve d'une perception réaliste : si le Prince Impérial a accepté de se battre sous l'uniforme britannique, c'est pour que le futur empereur des français ait une image glorieuse. C'est ce qu'il dit avec "à cause de la France".
En ce qui concerne Vincent d'Indy, son milieu social penchait vers la monarchie. Après le Second Empire, un roi était possible avec le Comte de Chambord. On ne s'étendra pas ici sur l'aspect irréductible (le drapeau blanc et non le drapeau tricolore) du petit-fils de Charles X. Sa mort en exil (1883) a marqué la fin du légitimisme qui ne s'est pas rallié à la République (à la différence du bonapartisme). Vincent d'Indy, issu de la petite noblesse ardéchoise en partage les idées politiques, le nationalisme, l'autoritarisme, l'antisémitisme (il est membre de la "Ligue de la Patrie Française"). Ces opinions déteignent sur la musique. Il a lu et annoté l'essai de Wagner Das Judentum in der Musik(Le Judaïsme et la musique) ; il écrit La légende de Saint Christophe, son "drame antijuif" (les dindystes dédouanent Vincent d'Indy en disant curieusement qu'il n'est pas responsable de la mise en scène). Le billet qui lui est consacré dans le blog (14 mars 2012) reprend ces points en détail. On notera qu'il était membre fondateur de la Ligue de la patrie française. Le nom de son ami Pierre de Bréville (qui est aussi le camarade d'études de Charles Bordes dont, plus tard, en 1914 et 1921, il réunira et éditera les mélodies) figure parmi les souscripteurs du monument Henry, au cœur de l'Affaire.
Le rôle social et politique de la Schola Cantorum est ainsi résumé dans la phrase d'Andrew Thomson : "a hotbed of bigoted catholicism, anti-semitism, and extreme nationalism" (Vincent d'Indy and his world, Oxford University Press, 1996). Charles Bordes n'est pas en cause. Comme on lit dans La Tribune de Saint Gervais de février 1920, "ilétait consacré à Notre-Dame-la-Musique ".
En 1899, en Avignon, de vifs incidents opposent républicains anticléricaux et les participants des "Assises de musique religieuse et d’art" organisées par la Schola Cantorum. Vincent d'Indy exprime son opinion de droite. La tribune de Saint Gervais en octobre 1899, sous la plume de Jean de Muris, parlera des "menées socialo-maçonniques" des "sans-patrie d'Avignon". Pour Charles Bordes la musique passe d'abord ; son habit est peut-être déchiré, mais il se tait.
Il y a cette photo de 1900 qui montre les fondateurs de la Schola Cantorum, Alexandre Guilmant, Vincent d'Indy et Charles Bordes. Nous l'avons longuement analysée dans ce blog (billet "Rue Saint Jacques", 22 avril 2013). C'est Vincent d'Indy le conquérant, et on voit, sur la photo, qu'il se dresse contre Charles Bordes. Dans la vie, il prend les rênes de la Schola. Il exprime son point de vue, en particulier politique, dans le discours qu'il fait, le 2 novembre 1900, pour l'inauguration des locaux et la rentrée, "Une école de musique répondant aux besoins modernes" (voir La Tribune de Saint Gervais, n°11, novembre 1900, pp. 303-314).
Pour ce qui est du fonctionnement de l'institution, la vision traditionnelle a retenu Charles Bordes en rêveur intuitif et Vincent d'Indy en réaliste. Cependant, dès le début, Charles Bordes s'occupe de recruter pour la Schola Cantorum des enfants qui chantent et ensuite de veiller sur leur situation matérielle (voir Dix ans d'action musicale de René de Castéra dans La Tribune de Saint Gervais, par exemple en mars 1901). On peut y voir une réponse anticipée à la critique du caractère élitiste de la Schola et des Chanteurs de Saint Gervais ; (voir à ce sujet le billet "Pour qui chante-t-on ?" du 23 octobre 2011, sur l'article dans Musica n°24 de septembre 1904). Tout en maintenant un contexte religieux, il insiste sur la neutralité de l'école où la musique doit être l'unique préoccupation. C'est une préoccupation soulignée déjà par les statuts des Chanteurs de Saint Gervais (1892) dont l'article 4 disait "Toutes discussions politiques ou religieuses sont rigoureusement interdites" (Tribune de Saint Gervais, mai 1900, p. 146).
La publication en 2001 chez Séguier du livre Ma vie. Correspondance et journal de jeunesse par Marie d'Indy apporte un éclairage intéressant sur Vincent d'Indy et ses contemporains. Les réactions des correspondants ne sont pas données, mais il est quelquefois possible de les imaginer, dans le silence de la lecture. Concernant Charles Bordes, Vincent d'Indy renvoie à une vision conventionnelle qu'il mêle à un point de vue critique. Dans une lettre nécrologique du 9 novembre 1909 il écrit à Jean de La Laurencie (son gendre) : "Malgré ses défauts, ce pauvre Bordes était un artiste sincère, pas arriviste et aimant l'Art vraiment." Sous l'éloge, le dénigrement pointe ; il ajoute : "ses étourderies et ses gaffes nous manqueront". On trouve ailleurs cette image de Bordes irréfléchi. Ainsi dans cette lettre à sa femme Isabelle, le 17 juillet 1900 : "Bordes a fait la boulette, ce qu'il a dans la tête, il ne l'a pas aux pieds ! Il a loué la rue St Jacques et signé le bail à lui tout seul…" Et plus tard, dans une lettre à Alexandre Guilmant du 28 janvier 1904, "le pauvre Bordes" est présenté pour responsable du "désordre de notre pauvre administration". Par ailleurs, cet impulsif est aussi un profiteur qui n'oublie pas de penser à lui-même. Vincent d'Indy poursuit sa lettre à Guilmant (qui est comme lui membre du triumvirat, on voit ici le machiavélisme) : "Bordes sera logé à l'Ecole et une pension lui sera faite […]. Il aura donc une situation à l'abri de tout et pourra, quand il en sera capable, reprendre ses concerts de province dont le bénéfice lui restera acquis personnellement." Et Vincent d'Indy termine ainsi une lettre du 8 mai 1905 à Henry Cochin (député du Nord, membre de l'Action libérale, parti de centre droit des catholiques ralliés à la République) : "4000 livres de rente à fournir à Bordes (compris : son traitement, logement, bureau d'édition, chauffage !!!) Pour gagner tout cela… Il n'y a que moi !"
Faut-il plaindre celui qui s'est fait construire le château des Faugs ?
Sur le plan musical, les ombres entre les deux personnages sont plus nettes.
Vincent d'Indy écrit à Paul Poujaud, le 27 septembre 1889 : "Combien de basquaiseries a-t-il composées, sous forme de musique d'orchestre et de chambre ?" Vincent d'Indy oublie-t-il la place qu'avait Paul Poujaud dans la vie de Charles Bordes ? Veut-il faire rire ? Cet humour tombe à plat et on y voit surtout du mépris, pour les Basques d'abord, pour Charles Bordes ensuite. Venant d'un musicien, c'est une remarque surprenante. A-t-il écouté la Suite basque ?
Dans une longue lettre (30 octobre 1895) à Charles Bordes, Vincent d'Indy parle de son opéra L'Étranger et essaie de prouver qu'il n'a rien à voir avec Les Trois Vagues, opéra sur lequel Charles Bordes travaille. La différence entre L'Étranger et le projet de Charles Bordes a été montrée (Natalie Morel-Borotra, L'opéra basque, 1894-1933), la conclusion étant qu'il n'y a pas copie, emprunt, etc. Dans sa lettre, Vincent d'Indy développe ses arguments : "Mon drame, je vous répète qu'il n'a rien de commun avec le vôtre, […] c'est simplement humain et ça finit dans l'océan." Il ajoute : "à l'encontre de vos trois vagues, chez moi, on ne voit pas la mer du tout, le temps de la pièce ou si vaguement." Cette lettre contient des expressions qui révèlent que Charles Bordes vivait très mal ce que faisait Vincent d'Indy. Vincent d'Indy écrit : "Ne vous mettez pas martel en tête…" On passera sur le ton familier (mais il s'agit d'un sujet grave, touchant à quelque chose d'essentiel pour Charles Bordes) pour voir l'effet de L'Étranger sur Charles Bordes. Plus loin, Vincent d'Indy écrit : "Vous voyez qu'il n'y a pas de quoi vous tourmenter…" Cette lettre révèle qu'en fait Charles Bordes se tourmentait. Dans la mesure où il n'y a pas de réponse, la réaction de Charles Bordes est en creux : il avait le sentiment d'un empiétement. Nous irons plus loin. Nous déplorons l'inachèvement de l'opéra Les Trois Vagues ; Charles Bordes était-il trop modeste, ne voulant pas être le Compositeur (nous savons que Paul Dukas plaçait Les Trois Vagues aussi haut que Carmen) ? Négligeait-il, comme on l'a dit, son œuvre propre en faveur de la pédagogie ? Peut-être. Mais le compositeur était visiblement inhibé devant ce travail, et Vincent d'Indy porte une grande responsabilité.
Devons-nous, après cela, insister sur certaines mesquineries, comme celle-ci, rapportée par Vincent d'Indy (lettre à sa femme du 19 avril 1902), où il se plaint de ne pas avoir reçu pour un concert un cahier de partitions que Charles Bordes devait lui faire parvenir ? Il écrit : "J'ai maudit Bordes et son manque de soin […] aussi lui ai-je écrit tout à l'heure une lettre salée… je lui donne ma démission (bien décidé à la reprendre par ses supplications)." Faut-il y voir, de la part de Charles Bordes, un acte manqué ? Peut-être est-ce donner trop de signification à un incident mineur, lié à la vie des musiciens ? Il révèle cependant un climat malsain entre ces deux personnages.
Le 18 novembre 1909, Vincent d'Indy dirige les Chanteurs de Saint Gervais au cours de la cérémonie dédiée à Charles Bordes, dans l'église Saint Gervais à Paris. Pour des raisons professionnelles, il n'a pas pu venir à Toulon ou Montpellier, il ne sera pas à Vouvray le 20 janvier pour l'enterrement, mais son gendre est là.
Dans La Tribune de Saint Gervais de décembre, pieux numéro d'hommage à Charles Bordes, Vincent d'Indy écrit une notice sur "La place de Bordes dans l'enseignement musical" (pp. 9-10). Il en profite pour critiquer la République qui "négligea d'attacher à la boutonnière de ce créateur d'une œuvre éminemment sociale et française, le ruban distinctif [qu'elle] prodigue actuellement à ses valets…" Vincent d'Indy contribue à la "légende dorée" de ce "fécond remueur d'idées". Il parle de "l'artiste si ému qui a écrit les Trois Vagues et ses dernières mélodies…"
Nous pouvons douter de la sincérité de ces éloges. Nous savons les zones d'ombre qui séparaient les deux hommes.
[J'ai pris cette photo le 20 avril 2013. On reconnaît l'escalier de la Schola.]
[C'est la couverture de La Tribune de Saint Gervais à partir de Janvier 1907. Elle rend hommage à Sainte Cécile, patronne des musiciens. On lira l'article dévôt écrit par Georges Romain pour introduire cette illustration.
Impossible de terminer ce billet sans dire un mot de Benjamin Britten, né le 22 Novembre 1913, il y a un siècle. Son Hymn to St Cecilia est composé en 1942 sur un poème de W. H. Auden. On peut l'écouter sur YouTube chanté par le chœur de King's College à Cambridge. Les trois parties du poème (I. In a garden… II. I cannot grow…III. O ear whose creatures…) sont données.]
[En ce jour des morts, voici la photo faite en octobre 2009 de la pierre disparue. Pour en savoir plus, lire le billet:"Tombe" du 3 septembre 2011. On y voit une autre photo de la pierre.]
Je me revois, le matin, assis à ses côtés, sous l'arbre pleureur qui nous faisait un abri. Il lisait des projets de drame et de ballet, racontait des paysages et des voyages. Son imagination débordait. D'un mot, d'un trait, d'une touche légère, il allait au fond des choses les plus cachées. Et tout d'un coup, quand l'enthousiasme de la beauté l'animait, ses yeux avaient quelque chose de fixe, de presque hagard, et son front, d'inspiré, qui faisait éclater toute son âme à son visage. La fraîcheur tiède de l'air sentait la pluie prochaine ; des branches tendres retombaient ; on entendait roucouler une tourterelle invisible. Je crois bien n'avoir jamais connu qualité plus légère ni plus tranquille de bonheur.
En lui faisant mes amitiés une dernière fois :
-Quand nous reverrons-nous ? lui demandai-je.
-Qui sait ? me répondit-il avec ce doux fatalisme qui n'était jamais absent de sa bonté.
Mais ce n'est que plus tard qu'on se rappelle combien certains accents sont prophétiques.
Et Charles Bordes souriait en me disant adieu.
A peine un mois après, nous apprenions sa fin subite.
[Ce texte est la fin de Charles Bordes à Maguelonne de François-Paul Alibert, publié en 1926. Il décrit une visite au Mas Saint Genès à Montpellier au début octobre 1909. Alibert l'a d'abord publié dans sa chronique nécrologique sur Charles Bordes dans L'occident, février 1910. Je remercie Bernard Molla de m'avoir conduit à Maguelonne.]