Oui, c'est 1884. Nous sommes bien au 19e siècle… Ce n'est pas tout à fait au hasard du calendrier que nous prenons cette année.
C'est l'année où Charles Bordes a atteint sa majorité, 21 ans le 12 mai. Sa mère est morte le 26 août 1883. Il s'est peu exprimé sur ce deuil. Nous avons ses lettres à Jules Chappée où la douleur est pudiquement tue (Sois sage…) et où il donne le change en parlant à son camarade des promenades en forêt de Fontainebleau. Nous parlerons plus loin du sonnet de Baudelaire qui décrit cette attitude.
Il a pris un travail alimentaire à la Caisse des Dépôts et s'est installé rue de La Rochefoucauld, dans cette Nouvelle Athènes qui avait connu la gloire sous le romantisme. Un peu plus bas dans la rue vit Gustave Moreau ; il peint ces libellules vers 1884.
Régulièrement, tout au bas de la rue de La Rochefoucauld, Charles Bordes va écouter Guilmant sur l'orgue Cavaillé-Coll de la Trinité. Il étudie au Conservatoire, alors situé un peu plus loin au sud-est, dans le Faubourg Montmartre.
Elève de Marmontel et de César Franck, il commence à écrire de la musique.
A la rentrée de 1883 il montre à son condisciple Pierre de Bréville sa mélodie Avril sur le poème Vieil Air d'Aimé Mauduit.
Peut-être est-ce sa première mélodie. "Quelques jours plus tard" dit Bréville, (discours de Vouvray, 17 juin 1923), "il m'en montrait une autre."
Dans la partothèque du Centre International de la Mélodie Française (le CIMF), nous trouvons cinq mélodies écrites en 1883. Charles Bordes
choisit le grand poète, Hugo, avec la mélodie Pleine mer. Il n'utilise que les six premiers vers du poème. Déjà apparaît la fascination pour la mer, infini à conquérir (vers 5 et 6) :
L'œil ne voit que des flots dans l'abîme entassés
Rouler sous les vagues profondes.
On la retrouvera dans l'opéra inachevé Les trois vagues, mais aussi dans le Madrigal à la musique sur le poème de Shakespeare traduit par Maurice Bouchor qui célèbre la victoire de l'art sur les vagues.
Il écrit la mélodie Soirée d'hiver sur un poème de François Coppée. C'est peut-être un salut respectueux à l'incontournable écrivain, élu à l'Académie Française en 1884. Mais il y a dans "la mort d'un oiseau" (vers 2) une mélancolie amère qui dominera toute l'année 1884 et au-delà.
Cette tristesse se retrouve dans Amour évanoui sur le poème de Bouchor (vers 15 et 16):
Le temps des lilas et le temps des roses
Avec notre amour est mort à jamais.
Les poèmes de Verlaine mis en mélodie en 1884 illustrent aussi cette tristesse, des Soleils couchants (vers 12 et 13, avec ce cauchemar) :
Fantômes vermeils,
Défilent sans trêves
à la Promenade matinale où le "bonheur adorable" (vers 12) est peut-être trouvé, mais dans la douleur, puisque c'est (vers 17 et 18) "l'âme / Que son âme depuis toujours pleure et réclame."
La même année, c'est un échec total que Charles Bordes dit avec Verlaine dans le Colloque sentimental (vers 14) :
L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.
Ecoutez la mélodie chantée en 1931 par Germaine Corney, sur Deezer, n° 14, en cliquant ici (accompagnement orchestral).
On ne saurait séparer ce pessimisme radical de celui que le sonnet de Baudelaire, Recueillement, mis en musique pendant l'été de 1884, exprime. Nous en avons parlé ici l'année dernière.
Charles Bordes avait des raisons personnelles de choisir ce texte. Son tempérament, son sentiment de doute le portait vers cette mélancolie qui ne le quitte pas. Plus tard, en mars 1897, dans une lettre à Guy Ropartz, il écrit : "Vraiment le Bon Dieu n'est pas toujours très juste. On ne peut être parfaitement heureux, il faut toujours payer son tribut. Pour ma part j'en sais quelque chose car j'ai des moments de tristesse profonde." Et il conclut : "Pauvre névrosé que je suis !"
Charles Bordes connaît bien un autre "névrosé" qui a lutté – en vain – pour écrire lui aussi une mélodie sur Recueillement. Nous avons parlé ici de l'effacement de Charles Bordes devant Duparc. Sa mélodie entre dans le non-être, dans le secret total. Le numéro d'opus que Charles Bordes lui attribue (le 6) sera barré, oublié (?) et attribué à une autre œuvre (c'est la Suite basque, publiée par Bornemann en 1887).
La mélodie Recueillement est dédiée à Paul Poujaud. Nous ne savons pas quand il le rencontre. Peut-être voit-il ce mélomane à la SNM. Paul Poujaud est né en 1856 ; il a donc sept ans de plus que Charles Bordes. Tous deux sont visiblement d'accord pour que cette mélodie reste secrète. Charles Bordes lui dédie par la suite les quatre mélodies de Paysages tristes.
On a vu, avec la mélodie sur les Soleils couchants de 1884, qu'il n'y a pas de description de la nature, mais la présentation d'un état d'âme. Le poème de Verlaine, avec ses répétitions, comme dans un pantoum, exprime bien le côté obsessif, l'angoisse même.
Ces Paysages tristes, dont il fait partie, seront créés par la SNM en février 1887. Le poète y écrit et répète (Promenade sentimentale, vers 5) :
…j'errais tout seul, promenant ma plaie…
Pour Verlaine, mais aussi pour Charles Bordes, "…c'est la nuit…" (L'heure du berger, vers 12). Quel écho du Recueillement baudelairien !
Charles Bordes a tout à fait sa place dans ce courant symboliste. En 1884, Huysmans publie A rebours où il parle longuement de Gustave Moreau, mais aussi d'Odilon Redon. Nous avons commencé ce billet avec une aquarelle de Gustave Moreau. Odilon Redon, nous l'avons déjà évoqué dans ce blog. Terminons ce billet sur Charles Bordes, musicien symboliste partageant le climat esthétique de l'époque, par cette illustration de la nouvelle (traduite par Baudelaire) de Poe La barrique d'amontillado, quelquefois nommée La folie, dessinée au fusain par Redon en 1883.