La "famille vraiment vivante" écoute l'âme "incarnée dans une voix". D'emblée, Proust parle d'une "assemblée des parents et des amis". Nous sommes dans un salon ou dans une salle de concert, réunis pour une même activité, écouter des mélodies. C'est une assemblée, terme religieux, et aussitôt Proust parle de l'invisible messe et de la communion des auditeurs. Extérieurement les rites ne sont pas les mêmes que ceux du rituel religieux ; quelque chose se déroule pendant un temps donné, comme la messe, invisible peut-être, mais où un messager apporte cette communion au groupe divers qui éprouve transport ou terreur. L'unité n'est pas dans la messe qui montre telle ou telle facette du dogme, mais dans le même rêve, dans l'univers poétique de la mélodie :
Qu'importe si je sais que c'est mensonge et leurre.
Charles Bordes écrit sur le poème de Jean Moréas et en donne la conclusion. Nous acceptons, peut-être sommes-nous ailleurs, loin du réel : un souffle incline les têtes.
Nous avons évoqué plus haut la pensée de Camille Mauclair, auteur de La religion de la musique. Proust parle lui-aussi de l'effet religieux de la musique en général, indépendamment du texte de la mélodie : "moi-même enfin, écoutant dans la musique la plus vaste et la plus universelle beauté de la vie et de la mort, de la mer et du ciel…" C'est "l'état de ferveur qui nous possède" dit Camille Mauclair (op. cit., p. 283). Pour lui, la musique prie, "même si elle n'est pas le commentaire précis d'un texte liturgique." Les mots de la mélodie parlent de la joie, de la nostalgie, de l'espoir, etc. Proust ne mentionne pas directement cette variété de sentiments qui est offerte, mais il décrit la variété des réactions, selon la variété des auditeurs. Comme dans une église lors d'un service religieux, au concert les participants se soumettent à une expérience commune ; pour cela c'est "une famille", mais les gens ne se connaissent pas, ou peu (quelques amis, des têtes connues). Le texte de Proust énumère leur diversité : le vieillard, l'enfant, l'amoureux, le penseur, l'homme d'action, la femme infidèle, le musicien. Ce dernier, qui éprouve, dit Proust, "un plaisir technique", reçoit inconsciemment des "émotions significatives" que la "beauté musicale… dérobe à ses propres yeux". Même dans ce cas, la mélodie a un contenu spirituel ou religieux. Concernant cet effet de la mélodie, l'exemple de la femme infidèle est tout à fait troublant. Sa faute a une "céleste origine", elle est "pardonnée, infinisée", et vient de "l'insatisfaction d'un cœur que les joies habituelles n'avaient pas apaisé". Ce cœur, "en cherchant le mystère", a été comblé par la musique. Rien n'est plus profane, quoique dit très pudiquement, et c'est cependant au cœur du mystère spirituel apporté par la mélodie.
Une mélodie de Charles Bordes comme Mes cheveux dorment sur mon front sur un poème de Camille Mauclair, mèle habilement une vision de l'amour, probablement homosexuel :
Leur moissonneur fut mon amant.
[…] mes cheveux blonds,
Pour lui seul dorment sur mon front !
avec l'idée d'une résurrection où on entend l'Evangile selon Saint Jean (12) : "si le grain de blé mis en terre ne meurt pas, il demeure stérile. Mais s'il meurt, il donne beaucoup d'épis."
Dans la terre ils germeront
Quand mon âme sera défaite,
Ils germeront dans la mort
N'y a-t-il pas un amour "infinisé" ?
Tout comme la liturgie suit les périodes de la vie (naissance, mariage, enterrement) et les rythmes annuels (Epiphanie, Carême, Semaine Sainte, Noël, etc.), la mélodie s'adresse à un groupe, formé d'individus libres, et lui aussi soumis à un rituel. Proust dit que nous sommes différents, il décrit "la diversité des attitudes" mais souligne "l'unité véritable des âmes" dans "l'état de ferveur" cher à Mauclair. La force de la voix du chanteur est qu'elle s'adresse à chacun de nous, "à moi-même, enfin". Loin du décorum, du rituel figé, le chanteur me parle directement.
(à suivre)