On conçoit aisément que Charles Bordes cherchait à s'éloigner de la Caisse des Dépôts et Consignations, " cette rosse de caisse" qui l'empêchait de faire de la musique (voir Bernard Molla, thèse,Tome III, p.23). C'était seulement un gagne-pain. Il "se morfondait en des travaux de chiffres" selon l'expression de Georges Servières dans sa notice nécrologique (SIM, déc. 1909, p. 988).
Il fallait à Charles Bordes un métier qui corresponde à ses goûts et à ses aptitudes. Le 10 juillet 1887, il obtient l'emploi d'organiste et maître de chapelle à l'église de Nogent-sur-Marne, Saint Saturnin (ici sur une carte postale ancienne, vers 1900). Il a 24 ans.
Il y restera près de trois ans, de juillet 1887 à mars 1890. Bernard Molla (Tome II, p. 481) souligne "l'incertitude de l'avenir". L'organiste précédent à St Saturnin ne donnait pas satisfaction et avait été remercié par le Conseil de Fabrique en octobre 1886.
C'est le premier emploi de Charles Bordes directement lié à ce qu'il mettait au-dessus de tout, la musique. (Sur ce sujet, voyez le premier billet de ce blog "Madrigal à la musique", mélodie sur un poème de Shakespeare traduit par Maurice Bouchor.)
D'après la Carte d'Etat Major rehaussée à l'aquarelle, 1820-1866 (sur Géoportail), voici Nogent-sur-Marne, à l'Est du bois de Vincennes, avec la ligne de chemin de fer et la gare. Depuis Paris, on y va aisément par la ligne de la Bastille. Sur une carte postale de l'époque, on voit la gare que Charles Bordes connaissait.
Charles Bordes ne peut être associé au canotage ou aux guinguettes (encore que par la suite, Yvette Guilbert, qui avait chanté Fleur de berge, participera aux Chansons de France, sous le patronage de la Schola Cantorum), mais il a bénéficié de la facilité de se rendre à Nogent par le chemin de fer, lié au développement des loisirs de masse dans la deuxième moitié du 19e siècle.
Dans l'église St Saturnin, il est le deuxième à utiliser l'orgue, installé en 1883 par les frères Stoltz.
Il est composé de 9 jeux sur 2 claviers de 56 notes et d'un pédalier de 30 notes.
La photo le montre aujourd'hui. On verra plusieurs autres photos sur le blog de Michèle Gabriel. Il a été "relevé" plusieurs fois, notamment par Cavaillé Coll en 1901.
De la tribune de l'orgue, voici la vue que l'on peut avoir de la nef.
Cet emploi oriente Charles Bordes vers la musique liturgique où il donnera toute sa mesure ensuite, à St Gervais (à partir de mars 1890) et à la Schola Cantorum (à partir de juin 1894).
Parlant de la période de Nogent, Octave Seré note (Musiciens français d'aujourd'hui, 1915, p.37), "Ces fonctions nouvelles lui permirent de s'abandonner avec une ardeur plus vive à son goût pour la musique et la composition."
La musique populaire (basque en particulier), la musique de la Renaissance et du Baroque, resteront des sources d'inspiration. Et il continuera à composer des mélodies sur la poésie de son temps. Son activité musicale "profane" a continué. En voici quelques signes, de manière non exhaustive.
Deux de ses mélodies (sur des poèmes de Verlaine) y ont été composées, comme l'indique le recueil de 1914 réalisé par Pierre de Bréville : Epithalame en 1888 et La bonne chanson en 1889. La première est dédiée à Alfred Ernst, spécialiste de Berlioz et surtout de Wagner et qui écrivait dans Le Ménestrel et La Vie Contemporaine. Il est clair que Charles Bordes tenait à se faire connaître dans le monde musical. Quatre ans plus tard, Charles Bordes demanda à Alfred Ernst de convier de sa part Paul Verlaine (comme Ernst, il était rédacteur à La revue wagnérienne) à assister à la Semaine Sainte de St Gervais où il entendrait "de la bonne musique". Nous avons expliqué ici pourquoi il est peu probable que Charles Bordes et Paul Verlaine se soient rencontrés.
En 1887, il écrit peut-être une mélodie sur le poème Green de Paul Verlaine, mais elle n'a pas été retrouvée pour le moment (c'est " la mélodie introuvable" de Ruth L. White).
En 1888, Charles Bordes commence à travailler à la mélodie sur le poème
Le son du cor s'afflige vers les bois, où il imagine des "rimes musicales" pour rendre "la musique avant toute chose" de Verlaine. C'est seulement en 1896, huit ans plus tard, que cette mélodie sera achevée.
En 1890, avant de quitter Nogent-sur-Marne, Charles Bordes écrit ce chef-d'œuvre qu'est cette mélodie sur Dansons la gigue! (créée le 21 avril 1890).
Plusieurs œuvres instrumentales ont été composées pendant la période de Nogent-sur-Marne, notamment la Suite basque en 1887 (audition à la S.N.M. le 21 janvier 1888), et la Rapsodie basque en 1888-89 (audition à la S.N.M. le 27 avril 1889).
Charles Bordes avait été bouleversé en entendant la chanson basque Choriñoak kaiolan en 1885 (voir dans ce blog en cliquant ici).
Le thème en apparaît dans les deux pièces mentionnées. La musique basque apparaît aussi dans son écriture en 1888 de l'ouverture pour le drame Errege Jan (Le Roi Jean).
En 1889 le Ministère de l'Instruction publique et des Beaux-arts lui confie une mission de collectage au Pays Basque, mission qui sera renouvelée en 1890.
Parlant de la période de Nogent-sur-Marne, Georges Servières, cité plus haut, dit de Charles Bordes "ce petit maître de chapelle inconnu". Nous voyons que cette expression doit être plus que nuancée. Pendant cette période de Nogent-sur-Marne, Charles Bordes a montré qu'il avait l'étoffe d'un grand compositeur.