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18 mars 2013 1 18 /03 /mars /2013 08:28

On conçoit aisément que Charles Bordes cherchait à s'éloigner de la Caisse des Dépôts et Consignations, " cette rosse de caisse" qui l'empêchait de faire de la musique (voir Bernard Molla, thèse,Tome III, p.23). C'était seulement un gagne-pain. Il "se morfondait en des travaux de chiffres" selon l'expression de Georges Servières dans sa notice nécrologique (SIM, déc. 1909, p. 988).

Il fallait à Charles Bordes un métier qui corresponde à ses goûts et à ses aptitudes. Le 10 juillet 1887,  il obtient l'emploi d'organiste et maître de chapelle à l'église de Nogent-sur-Marne, Saint Saturnin (ici sur une carte postale ancienne, vers 1900). Il a 24 ans.

Nogent-sur -Marne, église St Saturnin, vers 1900Il y restera près de trois ans, de juillet 1887 à mars 1890. Bernard Molla (Tome II, p. 481) souligne "l'incertitude de l'avenir". L'organiste précédent à St Saturnin ne donnait pas satisfaction et avait été remercié par le Conseil de Fabrique en octobre 1886.

C'est le premier emploi de Charles Bordes directement lié à ce qu'il mettait au-dessus de tout, la musique. (Sur ce sujet, voyez le premier billet de ce blog "Madrigal à la musique", mélodie sur un poème de Shakespeare traduit par Maurice Bouchor.)

Nogen-sur-Marne, vers 1870, GéoportailD'après la Carte d'Etat Major rehaussée à l'aquarelle, 1820-1866 (sur Géoportail), voici Nogent-sur-Marne, à l'Est du bois de Vincennes, avec la ligne de chemin de fer et la gare. Depuis Paris, on y va aisément par la ligne de la Bastille. Sur une carte postale de l'époque, on voit la gare que Charles Bordes connaissait.

Nogent-sur-Marne, la gare bCharles Bordes ne peut être associé au canotage ou aux guinguettes (encore que par la suite, Yvette Guilbert, qui avait chanté Fleur de berge, participera aux Chansons de France, sous le patronage de la Schola Cantorum), mais il a bénéficié de la facilité de se rendre à Nogent par le chemin de fer, lié au développement des loisirs de masse dans la deuxième moitié du 19e siècle.

 

Dans l'église St Saturnin, il est le deuxième à utiliser l'orgue, installé en 1883 par les frères Stoltz.

Nogent-sur-Marne--St-Saturnin-W.jpg

Il est composé de 9 jeux sur 2 claviers de 56 notes et d'un pédalier de 30 notes.

Nogent-sur-Marne, St Saturnin, orgue aLa photo le montre aujourd'hui. On verra plusieurs autres photos sur le blog de Michèle Gabriel. Il a été "relevé" plusieurs fois, notamment par Cavaillé Coll en 1901.

De la tribune de l'orgue, voici la vue que l'on peut avoir de la nef.

Nogent-sur-Marne, St Saturnin, l'église depuis l'orgueCet emploi oriente Charles Bordes vers la musique liturgique où il donnera toute sa mesure ensuite, à St Gervais (à partir de mars 1890) et à la Schola Cantorum (à partir de juin 1894).

 

Parlant de la période de Nogent, Octave Seré note (Musiciens français d'aujourd'hui, 1915, p.37), "Ces fonctions nouvelles lui permirent de s'abandonner avec une ardeur plus vive à son goût pour la musique et la composition."

La musique populaire (basque en particulier), la musique de la Renaissance et du Baroque, resteront des sources d'inspiration. Et il continuera à composer des mélodies sur la poésie de son temps. Son activité musicale "profane" a continué. En voici quelques signes, de manière non exhaustive.

 

Deux de ses mélodies (sur des poèmes de Verlaine) y ont été composées, comme l'indique le recueil de 1914 réalisé par Pierre de Bréville : Epithalame en 1888 et La bonne chanson en 1889. La première est dédiée à Alfred Ernst, spécialiste de Berlioz et surtout de Wagner et qui écrivait dans Le Ménestrel et La Vie Contemporaine. Il est clair que Charles Bordes tenait à se faire connaître dans le monde musical. Quatre ans plus tard, Charles Bordes demanda à Alfred Ernst de convier de sa part Paul Verlaine (comme Ernst, il était rédacteur à La revue wagnérienne) à assister à la Semaine Sainte de St Gervais où il entendrait "de la bonne musique". Nous avons expliqué ici pourquoi il est peu probable que Charles Bordes et Paul Verlaine se soient rencontrés.

En 1887, il écrit peut-être une mélodie sur le poème Green de Paul Verlaine, mais elle n'a pas été retrouvée pour le moment (c'est " la mélodie introuvable" de Ruth L. White).

En 1888, Charles Bordes commence à travailler à la mélodie sur le poème

Le son du cor s'afflige vers les bois, où il imagine des "rimes musicales" pour rendre "la musique avant toute chose" de Verlaine. C'est seulement en 1896, huit ans plus tard, que cette mélodie sera achevée.

En 1890, avant de quitter Nogent-sur-Marne, Charles Bordes écrit ce chef-d'œuvre qu'est cette mélodie sur Dansons la gigue! (créée le 21 avril 1890).

 

Plusieurs œuvres instrumentales ont été composées pendant la période de Nogent-sur-Marne, notamment la Suite basque en 1887 (audition à la S.N.M. le 21 janvier 1888), et la Rapsodie basque en 1888-89 (audition à la S.N.M. le  27 avril 1889).

Charles Bordes avait été bouleversé en entendant la chanson basque Choriñoak kaiolan en 1885 (voir dans ce blog en cliquant ici).

Le thème en apparaît dans les deux pièces mentionnées. La musique basque apparaît aussi dans son écriture en 1888 de l'ouverture pour le drame Errege Jan (Le Roi Jean).

En 1889 le Ministère de l'Instruction publique et des Beaux-arts lui confie une mission de collectage au Pays Basque, mission qui sera renouvelée en 1890.

 

Parlant de la période de Nogent-sur-Marne, Georges Servières, cité plus haut, dit de Charles Bordes "ce petit maître de chapelle inconnu". Nous voyons que cette expression doit être plus que nuancée. Pendant cette période de Nogent-sur-Marne, Charles Bordes a montré qu'il avait l'étoffe d'un grand compositeur.

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13 février 2013 3 13 /02 /février /2013 16:25

Un des premiers domiciles de Charles Bordes à Paris était rue de La Rochefoucauld. Depuis l'automne 1883, il y occupait un appartement en entresol avec son frère Lucien. Pour le moment, il n'est pas possible de dire avec exactitude à quel numéro.

On y faisait beaucoup de musique. Charles Bordes et son frère (violoncelliste à l'Opéra de Paris) recevaient leurs amis. César Franck passait, et les autres, d'Indy, Fauré, Chausson, etc. Il y avait aussi Marie-Léontine Pène, 1er prix de piano au Conservatoire en 1872, qui épousera Lucien. Le témoignage de Gustave Samazeuilh, dans son article sur Eugène Ysaÿe (Courrier Musical, 1er juin 1931), décrit ce "joli temps pour l'Art et les artistes" : "on commençait à quatre heures du soir pour finir à deux heures du matin. On ne s'interrompait que pour aller dîner joyeusement en bande à La truie qui file ou dans un débit-restaurant de la rue de La Bruyère."

Aux Archives de Paris, j'ai suivi studieusement les calepins du cadastre pour 1884. Pour chaque immeuble, il y a de nombreux locataires, mais ils n'y sont pas tous et le nom de Charles Bordes n'apparaît pas. Au n° 60, vingt ans plus tôt, un appartement d'entresol était occupé par Damké, défini comme "artiste musicien" ; il était proche de Charles Lamoureux. Les entresols étant peu nombreux rue de La Rochefoucauld (trois ou quatre), c'est peut-être là que vivait Charles Bordes.

Dans une lettre à Jules Chappée du 23 novembre 1883, citée par Bernard Molla dans sa thèse (Tome III, p. 26),  il décrit son agacement, car il voudrait plutôt composer : "…flûte, ce sont des colis venant de Belgique qui viennent m'assaillir et aide de tapissier j'ai passé la journée entière à pendre des assiettes et des tableaux." Il évoque ensuite la possibilité d'un mariage, dans une vision traditionnelle du couple où ce n'est pas lui qui aurait à s'occuper de ces basses tâches matérielles : "J'ai un fol désir de me marier jeune pour que ma compagne me décharge de tout cela." Dans une lettre non datée mais postérieure, adressée au même ami, Charles Bordes montre un peu sa vie quotidienne, d'une grande simplicité, dans un logement de taille modeste : "Si je n'avais pas eu mon frère et ma belle-sœur chez moi, je t'aurais demandé de venir partager mon huis, quelques jours. Ma concierge y fait la popote pas trop mal et on y est bien couché." (B. Molla, thèse, Tome III, p. 23)

La rue de La Rochefoucauld était bien située. C'était peut-être le "quartier St Georges" du 9e arrondissement, mais c'était surtout une rue de la Nouvelle Athènes, quartier parisien où habitaient, depuis l'époque romantique, acteurs et actrices, musiciens, écrivains, peintres. La population s'était diversifiée à la fin du siècle. Certes, il y avait Gustave Moreau au 14. Un peu par provocation, nous avons donné dans ce blog une

de ses œuvres "abstraites", et il y en a d'autres, comme cette étude :

Moreau--Gustave--etude-abstraite.jpg

Il y avait aussi (au 4 bis et au 6) le marchand d'art Sedelmeyer. Il avait exposé dans sa galerie puis vendu (cher) l'Angélus de Millet en 1889.

Angelus--Millet--c.jpg

On trouvait aussi dans cette rue le siège d'une aciérie et celui des Chemins de fer algériens de l'Ouest…

 

En 15 minutes, Charles Bordes pouvait descendre facilement au Conservatoire de Musique, rue Bergère. En chemin, en bas de la rue à droite, il y avait depuis 1867 la très curieuse église de la Trinité, ici sur une carte postale du début du 20e siècle :

Trinité

Charles Bordes l'a nécessairement fréquentée : l'orgue Cavaillé-Coll, installé en 1868, était tenu par Alexandre Guilmant suppléé par Fernand de la Tombelle.

Quelques années plus tard, Guilmant sera avec Vincent d'Indy et bien sûr Charles Bordes un des fondateurs de la Schola Cantorum. Quant à Fernand de la Tombelle, il est, lui aussi, à la Schola dès le début, et y enseigne l'harmonie.

Les curieux, les promeneurs peuvent remonter, puis descendre cette rue et scruter les façades.

rue-de-la-Rochefoucauld--IMG_0548.JPG 

Il existe plusieurs guides, et les fantômes sont nombreux dans cette rue de la Nouvelle Athènes (au n° 19, Delacroix rendant visite à sa maîtresse ; au n° 25, Volney, l'auteur des Ruines, et aussi les orphelins ; au n° 66, Hugo écrivant L'année terrible ; etc.). A l'angle de la rue ND de Lorette, il y avait un petit marché en 1884. Charles Bordes le connaissait certainement. Au même endroit, aujourd'hui, un grand commerce propose les fruits, les légumes, l'épicerie, etc. 

 

D'autres lieux de Paris étaient parcourus par Charles Bordes. Bientôt nous nous arrêterons avec lui près de l'orme, au bout de la rue François Miron, pour contempler une façade baroque.

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10 janvier 2013 4 10 /01 /janvier /2013 21:04

portrait--TSG--1909--numero-special--.JPG

[Cette semaine, le bulletin municipal vient d'être mis entre les mains des Vouvrillons qui le compulsent fébrilement pour tout savoir (ou presque) sur leur commune.

 

L-echo-vouvrillon-2013--couverture.JPG

Comme le montre la couverture, il y est beaucoup question du 20e anniversaire du jumelage entre Vouvray et le village allemand de Randersacker (à 120 km à l'ouest de Bayreuth), mais, pour ce premier numéro de 2013, le Rédacteur de ce blog a écrit quelques lignes pour présenter Charles Bordes à tous.

Les voici.

Elles n'apprendront rien à ceux qui fréquentent ce blog, mais elles forment un résumé qui peut être utile.

Vous connaissez aussi les photos ; le bulletin, compte-tenu de la place disponible les a disposées ici et là.

Le titre qui avait été choisi et que je garde pour ce billet n'est qu'un sous-titre dans le bulletin, où on lit en grosses lettres : "Un monument vouvrillon, une histoire".

Soit.

Mais c'est d'abord de Charles Bordes qu'il s'agit. Et de la musique.]


 

choristes,d, Musica 24

 

 

L'année 2013, ce seront les 150 ans de la naissance de Charles Bordes. C'est à la Bellangerie qu'il a vu le jour le 12 mai 1863. Son père, Frédéric Bordes, était le Maire de Vouvray. Il est mort en 1875. La propriété, dévaluée par le phylloxéra, a été vendue en 1879 et la famille est allé vivre à Paris. Après une scolarité à l'école Albert-le-Grand, chez les Dominicains d'Arcueil, Charles Bordes a étudié la musique auprès de Marmontel et de César Franck. Il était nourri par la musique. Sa mère, connue sous le nom de Marie de Vouvray, avait composé des romances souvent chantées dans les salons ; une d'elles s'intitulait "L'Heure des Rêveries", tout un programme ! Avec elle, il était allé en Allemagne. Comme toute une génération, il était marqué par la musique de Wagner, et plus tard, il fit à plusieurs reprises le voyage de Bayreuth.

Après la mort de sa mère en août 1883, Charles Bordes a travaillé un temps à la Caisse des Dépôts, mais il a obtenu en 1887 l'emploi de Maître de Chapelle à Nogent-sur-Marne, puis en 1890 à Saint Gervais à Paris, la fameuse église des Couperin. Il s'est attaché à animer les Chœurs de St Gervais, et à rechercher dans le plain-chant grégorien et chez Palestrina l'authenticité de la musique liturgique. Sur le monument de Médéric Bruno à Vouvray, les chanteurs interprètent les neumes de l'antiphonaire ; les mots disent la souffrance : "Circumdederunt me gemitus mortis"  [Les douleurs de la mort m'ont environné] et la joie : "Laetare Ierusalem et conventum facite" [Réjouissez-vous avec Jérusalem, … vous tous qui l'aimez]. Le croyant y verra deux pôles essentiels. Le mélomane aussi y trouvera le fondement de la musique.

Parallèlement Charles Bordes s'intéressait au chant populaire, une mission de collectage de la musique basque lui étant confiée en 1889 et en 1890 par le Ministère de l'Instruction Publique. Il publiera divers recueils dont Les Archives de la tradition basque, ou Douze chansons amoureuses du Pays Basque français. Toute sa vie il sera marqué par le Pays Basque. Il y faisait de fréquents séjours. Il a écrit des œuvres inspirées par ce folklore : La rapsodie basque, La suite basque, Le Caprice pour piano, Les Fantaisies rythmiques. Et il a laissé un opéra, malheureusement inachevé, intitulé Les Trois Vagues, autour d'une légende basque, sur lequel il a travaillé jusqu'au bout. Paul Dukas nous dit (en 1924) que cet opéra aurait été un autre Carmen

Il ne faudrait pas le limiter à cette aire géographique ; la musique populaire, en général, l'intéresse. Ainsi les chansons du Languedoc ou la musique bretonne, pour laquelle il aide et encourage son ami le compositeur Guy Ropartz. En 1905, il crée la société "Les chansons de France" avec, entre autres, le concours d'Yvette Guilbert, et publie une revue trimestrielle qui va recueillir ces mélodies populaires.

Mais pourquoi Charles Bordes n'a-t-il pas produit une œuvre plus substantielle alors que c'était d'abord un compositeur, comme le reconnaît le monument de Vouvray, où le mot compositeur vient en premier ? La réponse, c'est que c'était d'abord un enseignant : former des chanteurs pour les chœurs de St Gervais, publier un périodique didactique, La Tribune de St Gervais, (qui continuera de paraître jusque dans les années 30). Et surtout, à partir de 1896, il y eut cette école de musique, la Schola Cantorum. Charles Bordes en est le créateur : il avait les idées. Il s'était adjoint Alexandre Guilmant et Vincent d'Indy qui prit les rênes de l'institution. La fonction de l'école, au début, était de raffermir la musique liturgique. Avec ses élèves, Charles Bordes est allé plusieurs fois à l'Abbaye de Solesmes pour étudier et pratiquer le grégorien. Son travail dans ce domaine a été salué par le motu proprio du Pape Pie X en juillet 1904. Sous l'égide de Vincent d'Indy, la Schola était étroitement catholique et nationaliste. Charles Bordes, lui, pensait d'abord, comme on l'a dit, à "Notre Dame la musique". La Schola existe toujours, 269 rue St Jacques à Paris, et, parallèle et rivale des autres institutions, elle a formé des générations de musiciens.

Il faut dire ici que le contexte religieux et politique a complètement changé depuis la fin du 19e siècle et le début du 20e ; c'est autrement qu'il faut entendre Charles Bordes, voire le redécouvrir. Aujourd'hui, ne voir que l'aspect religieux est réducteur et masque le créateur. En plus de la musique instrumentale et de l'opéra inachevé, très marqués par la musique basque, il y a aussi les mélodies raffinées sur la poésie symboliste. Charles Bordes s'est montré original et précurseur, puisqu'il a été le premier (avant Debussy) a écrire sur des poèmes de Baudelaire ou de Verlaine.

Il faut aussi dire son intérêt pour la musique de la Renaissance, la musique baroque (en 1900 !), de Monteverdi à Rameau, sans oublier Lulli, dont il avait toujours des partitions à portée de la main. Il avait transcrit Athys, et l'année de sa mort, il avait monté Castor et Pollux de Rameau à Montpellier.

Si les contradictions sont la vie même, Charles Bordes en était pétri : grégorien, Palestrina, musique religieuse, folklore basque, mélodies exprimant l'âme de son époque, musique baroque…

D'une santé fragile et très tôt frappé par la maladie (attaque d'hémiplégie en 1904), il a cependant continué à faire de la musique, à laquelle, avant tout, il était voué. Avec ses choristes il va parcourir la France, et quand il est allé vivre à Montpellier, soit-disant pour le soleil et pour se reposer, il a continué à travailler.

Il est mort, épuisé, à Toulon, le 8 novembre 1909. Il avait 47 ans.

 

monument, chanteurs et antiphonaire, 9384.

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8 janvier 2013 2 08 /01 /janvier /2013 15:25

Quel peintre illustrera la merveilleuse histoire :

Le beau voyage, à pas de géant, vers la gloire,

De ce Poverello qui triompha chez nous !

Lorsque d'autres, brodant de lyriques mensonges,

En des Edens païens emprisonnaient leurs songes,

Il chantait, angélique, enthousiaste et doux.

 

Il chantait l'au-delà des demeures charnelles,

Et vous, dogmes sacrés, vérités éternelles,

Qui sur les seuils impurs rendez l'homme hésitant.

Il chantait l'idéal qui divinise l'âme ;

Il chantait ; et son verbe exprimait tant de flamme,

Que des chœurs, à sa voix, se levaient en chantant.

 

Il rêve, le pauvret, la conquête du monde.

Pour viatique il a, seule, une foi profonde,

Que ne troubla jamais le vin du doute amer.

Mais, jeune paladin, tes armes, tes ressources ?

- La rumeur des forêts, le friselis des sources,

L'infini lamento du vent et de la mer.

 

Les fiers écus sonnant au fond d'une escarcelle !

Tintant, joyeux et purs, comme une eau qui ruisselle,

Et jetant des reflets de magique gala !…

Poètes, troubadours, bardes, pêcheurs de lune,

Malgré leur rimes d'or, n'ont pas d'autre fortune.

Quel est le diamant comparable à cela ?

 

Chemine, pèlerin, sur les routes de France,

Veuf du métal maudit, mais riche d'espérance,

Grand, dans ta mission, comme sur un pavois !

Déjà, sous les arceaux muets des cathédrales,

Des verrières d'azur aux flores sculpturales,

On entend tressaillir les échos d'autrefois.

 

Va, chevalier errant ! le Maître, Dieu, t'appelle.

Dans le champ défriché, la moisson sera belle.

Disperse aux horizons le geste du semeur.

Hors des vélins jaunis des vieux antiphonaires,

Fais reluire au soleil les joyaux millénaires !

Réveille le passé sous tes doigts de charmeur.

 

Ah ! le bon ouvrier d'un labeur magnifique !

Prestigieux héraut, batailleur pacifique !

Servant passionné du Rythme essentiel !

Depuis plus de vingt ans sur la brèche, à la peine,

Repose-toi : ta gerbe est assemblée à peine.

Qu'importe ! il manque un chef aux orchestres du ciel.

 

Bordes, ta tombe est là, face au frais paysage

Dont tes regards d'enfant, clairs en ton fin visage,

Contemplaient la noblesse et la sérénité.

Si parfois notre effort vers les sommets chancelle,

Nous viendrons implorer ta sublime étincelle

Et prendre, en t'invoquant, des leçons de beauté. 

 

 

Louis Chollet

 

 

[Ce poème (8 strophes de 6 alexandrins) a été publié par Louis Chollet à Blois en 1921 dans le recueil La Terre Maternelle dont vous voyez la page de titre.

 

Louis-Chollet--La-Terre-Maternelle--page-de-titre.JPG

Chez le même éditeur, Louis Chollet publie Banderilles. Poèmes satiriques en 1925. Plus tard, en 1946, chez Arrault à Tours, il donnera son témoignage sur Les Heures Tragiques. Tours 1940 où la couverture montre de façon dramatique la façade de l'Hôtel Goüin sur un fond de flammes. Nous n'énumérerons pas toutes ses publications mais mentionnerons cependant un recueil poétique de 1907, Reflets sur la route (Les Heures indulgentes, Les Heures pensives, Une Voix dans la nuit), à Paris, chez Lemerre, l'éditeur des Parnassiens. Louis Chollet a été attaché à la maison Mame, puis, de 1933 à 1939, il était Secrétaire Général de l'Ecole de Médecine de Tours. Fondateur de l'Association Artistique Tourangelle, Président des Ecrivains Tourangeaux (à partir de 1937), ce notable figurait dans le Tout-Tous, Noël 1933, annuaire mondain, avec son portrait par le caricaturiste Henry Van Pée.

 

Louis-Chollet--portrait--Henry-Van-Pee--1933.JPG

Le poème qui nous occupe est dédié "A Charles Bordes". Il a été écrit peu de temps après son inhumation au cimetière de Vouvray (le 19 janvier 1910). La mort du compositeur est évoquée à la fin de la 7e strophe : 

Depuis plus de vingt ans, sur la brèche, à la peine,

Repose-toi  : ta gerbe est assemblée à peine.

Qu'importe ! il manque un chef aux orchestres du ciel. (7, 4-6)

Le "cimetière dans les vignes" apparaît dans la strophe suivante :

Bordes, ta tombe est là, face au frais paysage

Dont tes regards d'enfant, clairs en ton fin visage,

Contemplaient la noblesse et la sérénité. (8, 1-3)

Lorsque le monument de Médéric Bruno sera inauguré sur le mur de l'église de Vouvray, le 17 juin 1923 (il y a 90 ans cette année), le poème sera dit par Georges-France Delarue.

Le texte fait surtout allusion à l'action religieuse de Charles Bordes ; c'est aussi le sens principal du monument, avec son contrefort symbolique. Son  œuvre  de compositeur, pourtant mentionnée en premier sur le monument et au cimetière n'apparaît pas, ni son travail d'ethno-musicologue.

Il n'est pas de notre projet de parler de l'aspect littéraire du texte ; Louis Chollet n'est pas Apollinaire, ni Valéry, pour citer des contemporains. Il y a des longueurs et des clichés (le geste du semeur…). Occupons-nous des idées avancées.

Le rôle de Charles Bordes dans sa défense du chant grégorien et de la vraie musique liturgique est souligné :

Hors des vélins jaunis des vieux antiphonaires,

Fais reluire au soleil les joyaux millénaires !

Réveille le passé…  (6, 4-6)

Sa défense du chant choral :

Il chantait ; et son verbe exprimait tant de flamme,

Que des chœurs, à sa voix, se levaient en chantant  (2, 5-6)

est exprimée d'une façon particulièrement efficace : on voit ici les Chanteurs de Saint-Gervais et les voyages de propagande incessants.

On comprend moins :

Lorsque d'autres, brodant de lyriques mensonges,

En des Edens païens emprisonnaient leurs songes, (1, 4-5)

car Louis Chollet acceptait d'être publié avec les Parnassiens et Charles Bordes chantait aussi les vers de Bouchor ou de Lahor pour citer deux "païens".

En revanche, Louis Chollet a bien vu que poètes, troubadours (4,4) ne sont guère enrichis par leur art :

Malgré leur rimes d'or, n'ont pas d'autre fortune. (4, 5)

et que faire vivre les Chanteurs de Saint-Gervais puis la Schola Cantorum était " un labeur magnifique" (7,1), Charles Bordes un " batailleur pacifique" (7, 2), qui était

Depuis plus de vingt ans sur la brèche, à la peine (7, 4).

Pour faire fonctionner financièrement les Chanteurs de Saint-Gervais et surtout la Schola Cantorum, il a fallu à Charles Bordes bien des efforts. Ce n'était pas ce qui l'intéressait en premier, d'où sa mise à l'écart au début du siècle, en particulier par Vincent d'Indy.

Le poème de Louis Chollet, sans entrer dans le détail, souligne les problèmes d'argent : Charles Bordes est nommé ce Poverello (1,3), franciscain de la musique. Le mot était employé dans la notice nécrologique du Figaro le 13 novembre 1909. D'autres voient en lui un bénédictin, l'homme du livre, pour son travail intellectuel sur la musique et pas seulement à cause du chant grégorien. Ce poème parle bien des antiphonaires (6, 4), dont le monument de Vouvray donne l'image, mais nous n'oublions pas la création d'un Bureau d'Édition (fondé en 1893) qui figure dans la conception de la Schola Cantorum, les publications et en particulier La Tribune de Saint-Gervais (à partir de 1895), puis Les Tablettes de la Schola (à partir de 1902). Charles Bordes écrit souvent lui-même ; sur la musique que l'on entend à l'église pour accompagner la liturgie. Et d'abord sur la musique.

Dans un article de La Tribune de Saint-Gervais, (janvier 1900, p. 22), il parle de ceux (Josquin des Prés, Roland de Lassus, Palestrina et Vittoria) qui ont construit "des cathédrales sonores dans les cathédrales" et il écrit "…retenons une chose, c'est que ces maîtres attachaient tellement peu de prix aux idées dont ils se servaient, qu'ils les considéraient comme de simples formules sonores, assez semblables aux locutions du discours qui appartiennent à tous." Charles Bordes défend ici la forme musicale ; le fond religieux est moins important.

Le poète Louis Chollet rend Charles Bordes à La Terre maternelle, visible dans le bois d'Etienne Gandet (qui illustre le poème Alma Mater).

 

Louis-Chollet--La-Terre-Maternelle--illustr.JPG

Mais il sait que le musicien ne saurait se limiter à cette image, toute paisible et intemporelle qu'elle soit, ce frais paysage (8,1). Il y a en lui une sublime étincelle (8,5).

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17 décembre 2012 1 17 /12 /décembre /2012 17:05

Depuis plusieurs mois, la partothèque du Centre International de la Mélodie Française (CIMF) signale une mélodie de Charles Bordes de ce titre, et en propose la fiche. Cette mélodie n'est pas indiquée ailleurs, et cela vaut la peine de s'y attarder un moment.

Elle est écrite sur un poème de Marc Legrand et figure dans le livre dont il est l'auteur, intitulé L'âme enfantine, 50 chansons pour les écoles, chez Armand Colin, édité pour la première fois en 1897.

 

L'âme enfantine, couverture

D'autres éditions (nous avons vu 1898, 1899, 1908 et 1927) suivront, car il s'agit d'un manuel. On peut comparer avec les livres de Maurice Bouchor (Chants populaires pour les écoles) qui ont la même fonction. Le public visé est un public enfantin, d'où la simplicité du langage et les bons sentiments.


Noël, CB, L'âme enfantine, pp. 18-19

Comme on le voit, il s'agit d'une chanson plus que d'une mélodie. Elle se caractérise par des couplets et un refrain. Certains trouveront cette distinction trop formelle, les éléments répétitifs existant aussi dans la mélodie.

On notera, en lisant le poème de Marc Legrand, une vision sans doute conventionnelle de Noël : la neige, les cadeaux, l'imagerie chrétienne. On a parlé de bons sentiments ; le thème "N'oubliez pas les malheureux" apparaît dès la deuxième strophe. Cela ne nous surprend pas ; même au 21ème siècle, on pourrait aisément trouver des équivalents.

La pauvreté était parfois la mauvaise conscience des Chanteurs de St Gervais et de la Schola Cantorum qui vivaient grâce à l'argent des riches. Charles Bordes veillera, dans sa participation à l'Exposition Universelle de 1900, à ne pas exclure le peuple de la culture. On évalue à soixante mille personnes ceux qui sont venus écouter "de la très belle musique" (selon l'expression d'Alfred Ernst dans une lettre à Verlaine, cf le billet du 12 avril 2011) à Saint Julien des Ménétriers, dans le cadre de l'Exposition. La musique est aussi pour les pauvres. C'est ce qu'exprime, un peu honteusement, un article de Musica (revue qui visait plutôt un public aisé) du 24 septembre 1904. Il s'agit d'un concert donné à Fontainebleau par les Chanteurs de St Gervais. Le journaliste note "…dans un coin, à l'ombre d'un pilier complaisant, quelque petit paysan écoutait, la bouche entr'ouverte, les yeux pleins de joie, les rythmes allègres, les entrelacs lumineux des : Allons gay gay bergères de Costeley ou les grâces piquantes de Joli-jeu de Clément Jannequin…" (voyez dans ce blog le billet du 23 octobre 2011, intitulé "Pour qui chante-t-on ?").

Deux mots sur Marc Legrand. Ses dates (1865-1908) en font un contemporain de Charles Bordes.

Il a peu publié : L'âme antique en 1896 où il est proche des Parnassiens, et L'âme enfantine en 1897. Ses Poèmes posthumes sont parus en 1923. Dans une notice biographique, Paul Deville décrit ainsi le recueil de 1896 : "Cette œuvre rappelle parfois la manière savante des poètes de la Pleïade, l'harmonie tranquille d'André Chénier, le tour laborieux et sûr des Parnassiens. Mais Marc Legrand avait, pour le génie classique de notre poésie nationale, un culte qui transparaissait sous le verbe : ainsi garde-t-il toujours sa personnalité."

Le texte qui nous occupe, Noël, est très différent. On peut penser que sa fraîcheur et son thème allant à l'essentiel du message chrétien pouvait séduire Charles Bordes.

D'autres compositeurs ont collaboré à L'âme enfantine, ainsi Vincent d'Indy (La bonne terre, Mon père travaille), ou Massenet (En avant !), et aussi Julien Tiersot (La sortie de l'école) ou Fernand de la Tombelle (Aimons les bêtes). Colette (Willy) a recueilli un air morvandiau pour le poème de Marc Legrand Le pays natal.

Le livre commence par de brèves notices sur les compositeurs. La précision de celle sur Charles Bordes est notable. Pour une fois, on le fait bien naître à Vouvray. César Franck, le Pays Basque, St Gervais, la Schola sont notés. Il manque l'indication de son œuvre propre comme compositeur, pourtant publiée et quelquefois jouée à la SN.

L'image de la couverture est intéressante. La sculpture de Luca della Robbia représente des chanteurs sur la cantoria (tribune des chantres) de Santa Maria del Fiore à Florence.

 

Cantoria di Luca della Robbia, a, W

Bien des artistes ont rêvé sur cette cantoria .

Charles Bordes sans doute, comme le fait remarquer François-Paul Alibert dans Charles Bordes à Maguelonne (1926), décrivant l'intérieur du Mas Sant Genès : "Et partout un charmant désordre ; une profusion de livres, de partitions, de photographies de tableaux représentant des anges chanteurs qui flattait la vue et l'esprit." Et aussi le sculpteur Paul Theunissen, réalisant plus tard le monument à Alexandre Guilmant, qui représente en fait les Chanteurs de St Gervais (voir notre billet sur Guilmant du 14 février 2012).

 

Cantoria di Luca della Robbia, b, W

Avec ces chanteurs, nous ne sommes pas très loin de Charles Bordes. L'éditeur,


L-ame-enfantine--editeur.JPG

 

Armand Colin, fait en p. 2 de la publicité pour ses autres publications musicales.

 

L'âme enfantine, p.2

Marmontel a été le professeur de beaucoup de gens, et de Charles Bordes en particulier. Il est mort en 1898, l'année qui a suivi la première édition de L'âme enfantine.

Une des éditions du livre porte cet adage éditorial : "A livre sans image, écolier sans courage." Ce doit être valable pour un blog, non ? Dans ce billet, nous avons suivi le conseil.

 

Bon Noël.

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10 décembre 2012 1 10 /12 /décembre /2012 13:57

 

Charles Bordes a écrit en 1884 une mélodie sur Recueillement, le sonnet de Baudelaire. Dès que j'en ai eu la certitude, j'ai écrit un billet sur le sujet, le 11 octobre 2012. A ma connaissance, cette mélodie n'a jamais été jouée. Elle n'a pas été publiée non plus. Pierre de Bréville, ami et confident de Charles Bordes n'en connaissait pas l'existence et donc il ne l'a pas incluse dans les deux recueils posthumes des mélodies, en 1914 et en 1921.

Pourtant elle était écrite avec beaucoup de soin, le manuscrit était soigneusement signé et daté. L'existence en était connue depuis 1985 : la thèse de Bernard Molla (Tome III, p.30) cite la lettre écrite par Charles Bordes à Jules Chappée, depuis Millas, le 30 août 1884.

Sur le manuscrit, il note que la mélodie est terminée à Castelsarrazin le 27 septembre. Dans la lettre de Millas du 30 août, la mélodie était déjà presque achevée. Charles Bordes écrit : "Je suis en train de terminer une mélodie…" Il était malade, soit, mais le compositeur a pris le temps pour produire quelque chose de bien. Il était satisfait du résultat prévu, il l'écrit : "…elle sera très bien…".

Et pourtant l'œuvre (dûment numérotée par Charles Bordes, opus 6) est restée secrète, cachée, silencieuse. Pourquoi ?

 

En 1884, Henri Duparc commençait une mélodie sur le même poème. Sa mélodie peut-être la plus célèbre avait été écrite en 1870 sur l'Invitation au Voyage, de Baudelaire, bien sûr. Quatre ans plus tard, il écrivait une mélodie sur La vie antérieure et la travaillait pendant 10 ans. Elle est dédiée à Guy Ropartz que connaissait bien Charles Bordes, leur correspondance l'atteste. Ces deux mélodies marquent son œuvre et la colorent d'une façon inoubliable. Pour Duparc, Recueillement aurait été un couronnement. Le thème convenait à cet homme déjà frappé par une mystérieuse maladie nerveuse, "neurasthénie",  selon l'expression employée à l'époque.

Le monde musical et en premier lieu Charles Bordes savaient qu'il travaillait sur Recueillement. Duparc était un "Franckiste", ami de Vincent d'Indy, Secrétaire de la Société Nationale. Nous pensons que Charles Bordes ne voulait pas passer devant son camarade (plus âgé que lui de 15 ans). Il garda donc sa mélodie sous le coude.

Dans les étrennes pour Paul Poujaud du 31 décembre 1886, Charles Bordes lui offre un manuscrit, dédicacé et signé, contenant sept mélodies recopiées (Drouot, vente Brissonneau, 4 novembre 2009). La mélodie Recueillement lui avait été dédiée en août-septembre 1884. C'est ce qu'on voit en premier sur le manuscrit, où Charles Bordes a souligné sa dédicace. Respectueux du silence de Charles Bordes, Paul Poujaud ne parle pas de la mélodie, alors qu'il aurait pu en signaler l'existence à Pierre de Bréville quand ce dernier établissait les éditions posthumes.

Henri Duparc était insatisfait par ce qu'il avait écrit. En 1885, il détruisit tout. La douleur était trop forte. Ce devait être sa dernière œuvre véritablement originale. Par la suite, il était parfois capable d'orchestrer certaines œuvres, et surtout d'en éliminer. La tragédie que fut sa vie est bien connue (Brigitte François-Sappey, dans le Guide de la mélodie et du lied, Fayard, 1994, parle d'une "agonie artistique").

En ce qui concerne le silence de Charles Bordes sur sa mélodie, il ne faut pas y voir de la négligence ou du peu d'intérêt pour son œuvre propre. C'est délibérément que Charles Bordes s'est tu, toute sa vie, sur la mélodie Recueillement, par respect pour Henri Duparc. Le manuscrit est allé, (par quel cheminement ?) parmi les papiers d'Henriette Puig-Roget. Il est maintenant à la portée de tous à la Médiathèque Hector Berlioz du Conservatoire de Paris où elle était enseignante.

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15 novembre 2012 4 15 /11 /novembre /2012 16:27

 

En 1898, Willy publie Accords perdus sous le nom de "L'ouvreuse du cirque d'été". C'est un des pseudonymes de celui qui s'appelle Henry Gauthier-Villars (1859-1931). Il écrit des chroniques ou les fait écrire par un de ses nègres. C'est un riche témoignage sur la vie artistique et en particulier musicale de la fin du 19e siècle et du début du 20e. Willy est un critique musical sensible et enjoué. Il est friand d'astuces, du genre "La mouche des croches" ou "Garçon, l'audition !"

Nous ne sommes pas surpris de voir une caricature sur la couverture du livre. Elle est de José Engel et représente César Franck dans sa classe du Conservatoire, avec quelques uns de ses élèves. Cette classe, c'était vingt ans plus tôt.

 

Cesar-Franck--couverture--.JPG

César Franck lui-même est mort en 1890. L'image montre les Franckistes les plus célèbres, que Willy voyait souvent aux concerts de la Société Nationale ou à la Schola Cantorum.

La photo de cette couverture figure dans le livre de Roger Delage, Iconographie musicale, Chabrier, Editions Minkoff et Lattès, 1982, où nous l'empruntons, ainsi que le texte qui l'accompagne.

"Sous l'œil réprobateur du Directeur du Conservatoire en buste, Ambroise Thomas, que Chabrier ne manqua pas une occasion de brocarder, César Franck fait sa classe.Nous y voyons, de gauche à droite, E. Chausson à genoux, Ch. Bordes, A. Bruneau, E. Chabrier, V. d'Indy, A. Messager, Pierre de Bréville."

On peut avoir une autre vision de l'univers franckiste.

Certains manquent : Henri Duparc, Guy Ropartz, Charles Tournemire (qui,  en 1898 précisément, prendra l'orgue de César Franck à la basilique Sainte Clotilde, pour plus de 40 années), Louis de Serres, etc.

Charles Bordes est bien là, sous l'aile du Maître.

 

portrait--Ouvreuse-.--detail.JPG

La curiosité qu'il exprime, en rapport avec la scène dessinée par Engel, correspond bien à ce que nous savons de son caractère, éveillé, prêt à saisir l'occasion que le monde offre. La moustache est très longue ; à notre connaissance, Charles Bordes ne l'a jamais portée ainsi, ni l'impériale. S'il y a une allusion, elle nous échappe. La caricature a ses droits… Certes Charles Bordes, sa correspondance le montre, avait été un admirateur du Prince impérial (mort en 1879), cela n'en faisait pas un bonapartiste. Malgré la moustache, peu cléricale, il porte chemise et col ecclésiastiques. C'est assez fidèle, les portraits le montrent souvent dans une tenue à la fois sévère et simple.

Charles Bordes était peut-être comme le Jongleur de Notre Dame, mais il était d'abord voué à Notre Dame la Musique, comme l'écrivit André Beaunier (notice nécrologique dans le Supplément littéraire du Figaro, le 13 novembre 1909).

Certains lecteurs de ce blog auront eu, à propos du mythique Jongleur, une vision du portail Nord de la Cathédrale de Paris, mais c'est de Sainte Clotilde que nous voulons parler pour terminer. Dans cette église néo-gothique,

 

César Franck, Basilique Sainte Clotilde

César Franck a inauguré l'orgue Cavaillé-Coll en 1859 ; il y a été peint en 1885 par Jeanne Rongier (l'original du tableau est non-localisé).

 

Cesar-Franck--Jeanne-Rongier-1885--W.jpg

Dans le square Samuel Rousseau, devant la Basilique, un monument lui rend hommage. La sculpture, œuvre d'Alfred-Charles Lenoir, date de 1891.

 

César Franck, monument, Gallica

Elle n'a guère changé, depuis la photo publiée par Braun à l'époque, et le coup d'œil qu'on peut avoir aujourd'hui.

 

Cesar-Franck--monument--26-juin-12--BC--7497.JPG

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22 octobre 2012 1 22 /10 /octobre /2012 21:47

Les enregistrements d'œuvres de Charles Bordes sont rares. Nous l'avons dit dans ce blog. Nous nous réjouissons de la sortie début septembre d'un CD chez Timpani intitulé "Charles Bordes,  mélodies - oeuvres pour piano".

CD mélodies CB, TimpaniCe ne sont pas toutes les mélodies. Sur le disque lui-même et sur la couverture au dos du boîtier, on apprend que ces mélodies (il y en a seize) sont sur des poèmes de Verlaine. Elles sont interprétées par Sophie Marin-Degor (soprano) et Jean-Sébastien Bou (baryton), accompagnés au piano par François-René Duchâble. Ce dernier avait accompagné Françoise Masset dans un mémorable concert donné salle Thélème à Tours le 8 novembre 2009, pour le centenaire de la mort de Charles Bordes.

François-René Duchâble ouvre le CD par le Caprice à cinq temps ; plus loin dans le CD, on entend les quatre Fantaisies rythmiques qui y sont disséminées. La notice du CD les présente correctement, après Bernard Molla qui y a consacré plusieurs pages (op.cit., Tome II, pp. 387-401).

Au dos du boîtier on lit "Les Œuvres pour piano", en anglais "Complete works for piano" ; ce n'est pas tout à fait vrai. Il y en d'autres, ainsi le Divertissement sur un thème béarnais, piano à 4 mains, il est vrai.

Cela dit, les œuvres présentées dans le CD sont admirables et admirablement interprétées.

Leur disposition, intercalées comme "interludes" avec les mélodies, ou bien "préludes" à ces mélodies est voulue par Michel Daudin, Directeur artistique de l'enregistrement. Certains y verront un contraste bienvenu, d'autres un contresens entre l'inspiration basque des pièces pianistiques et la musique des mélodies provoquée par la poésie de Verlaine, si loin du folklore basque. L'effet est curieux. Peut-être y a-t-il une explication. Le CD est ainsi construit comme un concert, mais un CD n'est pas un concert. Normalement les mélodies se défendent toutes seules. On peut le voir avec d'autres enregistrements, par exemple les mélodies d'Ernest Chausson chez… Timpani.

Sans doute aurait-il mieux valu consacrer un CD à la musique instrumentale de Charles Bordes. Outre le Caprice et les Fantaisies rythmiques, le Divertissement sur un thème béarnais déjà mentionné, il y a Trois danses béarnaises, (également à quatre mains), Euskal Herria, l'ouverture d'Erege Jan, le Divertissement pour trompette et orchestre, et bien sûr la Suite basque et la Rapsodie basque, déjà enregistrées ailleurs (à Prague et à Donostia). Voyez Bernard Molla, op. cit., Tome II, pp. 506-7.

En ce qui concerne les 16 mélodies du CD que nous écoutons, on est heureux de les trouver réunies. Si vous avez lu le billet Ecouter Verlaine, vous savez que 11 de ces mélodies ont déjà été enregistrées, mais seulement 9 (Suzanne Danco (1) et Jean-Paul Fouchécourt (6) dans le CD INA, Mariette Lentz (2) dans le CD Ambitus) sont aisément accessibles.

Comme le dit la notice du CD, citant Ruth L. White (Verlaine et les musiciens, 1992), la mélodie sur Green est introuvable. Cette mélodie, mentionnée par Bernard Molla (op. cit., p. 510) et par la Tribune de St Gervais en 1909, à la mort de Charles Bordes, sera-t-elle, un jour peut-être, retrouvée ? Un autre point est celui des rapports éventuels entre Verlaine et Charles Bordes. Selon la notice du CD, ils ne se connaissaient pas, contrairement à ce que pense Ruth L. White. C'est à la même conclusion que nous sommes arrivés dans ce blog en avril 2011.

Une "avant-première" du CD, proposée par Timpani au mois d'avril avec l'enregistrement de Spleen, nous a permis de parler du poème, de la mélodie et de son interprétation. Il est difficile ici, vu la richesse de la matière, de parler des autres œuvres. C'est un plaisir d'entendre ces mélodies.

Prenons par exemple La bonne chanson, jamais entendue auparavant ; parfois, à la lecture du texte, c'était comme un murmure. Le chant marque bien le sforzando sur la deuxième syllabe d'espoir (mesure 17) ou sur la deuxième syllabe de vainqueur (m. 42) et aussi le forte final, sur joie (m. 43 et 44) qui sonne comme un cri de triomphe.

Prenons aussi La ronde des prisonniers (brièvement car nous y reviendrons dans un autre billet), mélodie elle aussi originale, où piano et voix rendent bien la lassitude, l'accablement de ces hommes, jusqu'à l'acceptation de la fin ; on comprend par le fortissimo sur Me choierais-tu ? le ton "ironique" comme l'écrit Charles Bordes. De même la soumission totale, abjecte, de la dernière strophe, exprimée par un mezzo forte sur Rien faire est doux, est précédée, au cas où nous n'aurions pas compris, par ces mots, ajoutés sur la partition par Charles Bordes : "Pas un mot ou bien le cachot".

La dernière mélodie sur le CD est Dansons la gigue.  C'est un choix judicieux. Ce n'est pas la dernière écrite par Charles Bordes (elle date de 1890), mais elle est très complète, avec des sens multiples qui se dévoilent peu à peu, comme nous avons essayé de le montrer ici. Elle est d'ailleurs souvent interprétée en concert (à Tours, Françoise Masset en novembre 2009, François Le Roux pour le concert d'ouverture de l'Académie Francis Poulenc en août 2011).

Une conférence de Michel Daudin, le 19 octobre au Musée des Beaux Arts de Tours, a tenté de montrer le paysage de la mélodie française pendant la 2e moitié du 19e siècle. Le travail de Charles Bordes était présenté de façon chronologique et claire, illustré par de nombreux exemples tirés du CD, d'une sonorité admirable grâce aux ingénieurs du son qui avaient su utiliser la salle de Diane. Le problème c'est que seuls les poèmes de Verlaine étaient considérés. Or l'inspiration de Charles Bordes a été guidée par d'autres auteurs en commençant par Hugo (vers 1880) jusqu'à Louis Payen (en 1908), sans oublier Francis Jammes (en 1901). Il y a une vingtaine de ces mélodies. Nous espérons pouvoir les entendre (certaines sont à plusieurs voix) dans un autre CD, dont l'édition chez Timpani en 2013 a été promise.

Notre appréciation du CD est globalement positive. Mais il y a des points sur lesquels notre position est ambivalente.

Un point négatif est constitué par l'image que la couverture du CD nous propose. Ce tableau de Delphin Enjolras, n'a rien à voir avec Charles Bordes, rien à voir avec ses oeuvres pour piano et leur inspiration basque, raffinée et robuste à la fois, rien à voir avec Verlaine, sauf si on pense à Mathilde Mauté en "child wife". La poésie de Verlaine a une dimension autrement intéressante. Enjolras a peint beaucoup de jeunes femmes lisant une lettre, ou montrant leurs… charmes. Nausée garantie si vous allez sur Google image. Peut-être sera-t-il pardonné pour ses chromos publicitaires pour Lefèvre-Utile, comme cette jeune fille aux cymbales (voilà de la musique) en… 1909, ou certaines cartes-réclames portant ce méchant jeu de mots : "Avec tes petits Beurre LU, Tous tu nous enjoleras." Seul rapprochement possible, la date de naissance du peintre, 1865, en fait un contemporain de Charles Bordes.

Timpani aurait pu trouver autre chose. Un voisin de Charles Bordes rue de la Rochefoucauld peignait dans les mêmes années des œuvres mystérieuses. Allez donc passer un moment au Musée Gustave Moreau. C'est avec une étude abstraite de cet artiste, peinte entre 1880 et 1890, que nous terminons ce billet.

Moreau, Auguste, étude C

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11 octobre 2012 4 11 /10 /octobre /2012 15:32

Bernard Molla cite dans sa thèse (Tome III, p. 30) une lettre écrite par Charles Bordes à Millas, dans les Pyrénées Orientales, à son ami Jules Chappée, le 30 août 1884. On peut y lire : "Je suis en train de terminer une mélodie avec orchestre que ma maladie avait interrompue, sur des paroles de Baudelaire, un sonnet superbe." Il ajoute : "C'est te dire que je suis en convalescence. Elle sera très bien, comme moi dans quelques jours."

Elle a longtemps fait partie de ces "mélodies introuvables" selon l'expression qu'emploie Ruth L. White à propos de Green. Nous en avions parlé l'année dernière.

Nous l'avons cherchée, et finalement trouvée. Elle est dans le fonds Henriette Puig-Roget de la Médiathèque Hector Berlioz au Conservatoire à Paris. On reconnaît bien l'écriture fine de Charles Bordes.

Le manuscrit  est daté et signé au début : "Millas (Pyrennées orientales) // Août 1884" et à la fin : "Millas (Pyrennées orientales) le 5 septembre 1884." Puis : " Réduction au piano, Castelsarrazin les 25, 26, 27 septembre 1884."

 

ms-Recueillement--p.1-a.JPG

 

Le sonnet de Baudelaire, c'est le fameux Recueillement. Le voici.

 

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

 

Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,

 

Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;

 

         Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,
         Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,
         Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.

 

Il fait partie des pièces ajoutées aux Fleurs du mal en 1868, et porte le numéro CLIX. Mais il avait été écrit bien avant, puisqu'il est paru en novembre 1861 dans La revue européenne.

Ce n'est pas la première mélodie écrite par Charles Bordes, cependant elle est du début. La première mélodie qu'il mentionne (à Pierre de Bréville, son contemporain) c'est Avril sur le poème Vieil air d'Aimé Mauduit, écrite en 1883. Elle sera créée salle Pleyel en février 1884. Recueillement est de cette année-là. A l'exception, peut-être, d'Aimé Mauduit dont nous ignorons encore les dates de naissance et de mort, Baudelaire est le seul poète non vivant (il est mort en 1867) sur lequel Charles Bordes écrit.


ms-Recueillement--p.2-a.JPG

Le poème Recueillement a été souvent étudié (voir par exemple l'analyse proposée dans le "Comptoir littéraire" par André Durand) et ce billet ne fera que l'effleurer.

Le choix de ce sonnet est paradoxal à plus d'un égard. Il y a des différences profondes, entre la maturité et la jeunesse, mais aussi une certaine correspondance entre Baudelaire et le vécu de Charles Bordes, envisagé, ici, dans son ensemble.

Le poème est un regard en arrière, sur le passé : les défuntes Années (9).

Baudelaire, sensible à la vie moderne, en voit aussi le vieillissement : en robes surannées (10). Il éprouve de la culpabilité devant ce qui a été vécu : des remords (7).

Charles Bordes, jeune homme sage, travaille à la Caisse des Dépôts. Il parle de "cette rosse de caisse", mais le mal est extérieur à lui-même : peu d'argent, obligation de gagner sa vie. Il souffre de ne pouvoir faire de la musique comme il veut.

Chez Baudelaire, le mal est intérieur : il est solitaire en face de sa conscience. Il personnifie la Douleur (majuscule) et lui parle comme à un enfant : tiens-toi plus tranquille (1), mais on voit bien que c'est à lui-même qu'il s'adresse.

Charles Bordes lui aussi seul, fait face à la création d'abord, à la page à écrire :  il se décrit au travail dans la lettre citée plus haut, et, satisfait du résultat, se juge. Il est devant l'action pédagogique, moins seul, car s'il est le principe agissant, à la Schola par exemple, il fait appel à d'autres pour l'aider.

Le sonnet décrit l'isolement romantique du poète allant vers la mort : défuntes années (9), Soleil moribond (12), long linceul (13).

Tout au contraire, Charles Bordes donne l'exemple de l'action pour les autres. Là aussi il paraît loin de la multitude vile (5), loin de la  fête servile (7), car il ne vit pas le désœuvrement du dandy. Il compose de la musique, il l'enseigne, il donne des concerts, il parcourt le pays allant de ville en ville (certes, la ville est un univers baudelairien) mais aussi en puisant fréquemment aux sources rurales (Pays Basque, Occitanie).

La douleur, traitée par Baudelaire comme un enfant (1) est aussi une compagne avec laquelle il connaît un apaisement final (14) :

Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.

L'existence de Charles Bordes est tout entière dédiée à la musique (voir par exemple le Madrigal de Maurice Bouchor), y compris dans la douleur. Avant les graves atteintes du mal (surtout à partir de l'attaque d'hémiplégie de décembre 1903), Charles Bordes n'est pas d'une santé florissante.

Il est souvent obligé de garder la chambre (ennuis gastriques, rhumatismes, phlébites) et ses lettres mentionnent fréquemment ces problèmes (cf Bernard Molla, Tome III, op. cit., p. 89, pp. 72-73, etc.). Précisément, lorsqu'il parle de Recueillement, il a été malade un mois et commence sa convalescence (voir la lettre citée plus haut). Des années plus tard, nous pensons à cette description que donne François-Paul Alibert : il joue au piano, de sa seule main valide et comme par effleurement (dans Charles Bordes à Maguelonne, p. 18).

Mais surtout, Charles Bordes est dépressif : "Je suis couvert de ce rideau de mélancolie, non pas que je m'ennuie ici, au contraire, c'est parce que mon cœur est fait comme ça, que veux-tu." (lettre à Jules Chappée du 9 avril 1881, citée par Bernard Molla, op. cit., Tome III, p. 126). Dans une lettre plus tardive à Guy Ropartz, le 1er mars 1897, il écrit : "…j'ai des moments de tristesse profonde. Ça a l'air de marcher comme ça mais l'avenir peut être gros de nuages. (…) Pauvre névrosé que je suis !"  (Bernard Molla, op. cit., Tome III, p. 84).

Charles Bordes a perdu sa mère, en août 1883. Quand nous lisons ce qu'il écrit à ce sujet (cf Bernard Molla, op. cit. Tome III, p. 19 et p. 18), nous voyons avec quelle retenue il en parle. Nous mesurons comme il a dû souffrir.

Et il y a ces zones d'ombre dans son univers affectif. Outre le spleen, est-ce une blessure secrète qui explique cette attirance pour les poèmes de la souffrance dans ses mélodies ? C'est une constante. Vingt ans après Recueillement, il mettra en musique le poème de Francis Jammes :

Du courage ? Mon âme éclate de douleur.

 

En ce qui concerne la sensualité, Baudelaire marque que c'est négatif  (6) :

Sous le fouet du Plaisir

On pense aux "paradis artificiels" etc. L'homme n'est pas libre (7) : la Fête servile. Cependant il domine son mal :

Ma Douleur, donne moi la main… (8)

Et surtout, il crée un texte, ici ce sonnet dont on peut, par exemple, souligner la musicalité. L'alternance des rimes masculines et féminines, ou ce s sourd /s/ que l'on entend au vers 10, puis 11 et 12 et qui se poursuit jusqu'à la fin linceul (13), douce (14), portant la séduction de la mort.

Le dernier vers, comme le souligne le verbe répété, c'est cette musique calme et fascinante.  

C'est là aussi que s'exerce la sensualité de Charles Bordes. Citons encore François-Paul Alibert : "il faisait rouler ses doigts l'un contre l'autre, avec une pure volupté, comme s'il eût éprouvé la musique par l'épiderme, à l'égal d'une chose vivante, d'une chose tangible." (op. cit. p. 15). Il voulait  continuer, jusqu'au bout. Baudelaire ne dit-il pas la même chose, avec cette impatience du créateur : tiens-toi plus tranquille (1).

 

Pour terminer, quelques remarques diverses.

- Comme on peut le voir sur la première page du manuscrit, Charles Bordes dédie cette mélodie "A mon ami Paul Poujaud".  Il lui dédie également les quatre mélodies du cycle Paysages tristes (1884-1886) et  Dansons la gigue (1890), sur des poèmes de Verlaine. Ultérieurement dans ce blog, dans un mois, dans un an, nous reviendrons sur ce personnage si important dans l'art français de la fin du 19e siècle et du début du 20e.

- Dès 1861, Baudelaire écrit : va cueillir des remords (7). Dans sa transcription du poème, telle qu'on la voit sur le manuscrit, mais aussi dans la mélodie (p.5, ci-dessous), Charles Bordes écrit : le remord. Comme pour accentuer le singulier il fait cette faute d'orthographe.

- Charles Bordes a écrit cette mélodie en août/septembre 1884.

Henri Duparc, ami proche de Charles Bordes (ce dernier lui dédie Le colloque sentimental en 1884), avait écrit des mélodies sur des poèmes de Baudelaire, notamment L'invitation au voyage (1870) ou La vie antérieure (1884). Le sonnet Recueillement a fait l'objet de sa dernière tentative d'écrire une mélodie. Il a détruit le résultat.

Claude Debussy incluera ce texte (IV) dans son cycle Les cinq poèmes de Baudelaire qui date de 1887-1890.

Il semble donc que Charles Bordes soit le premier à écrire sur Recueillement.


ms-Recueillement--p.5a.JPG

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27 septembre 2012 4 27 /09 /septembre /2012 15:43

Tel est le pseudonyme choisi par Charles Bordes lorsqu'il écrit des poèmes. Dans sa thèse (Tome III, pp. 46-49) Bernard Molla en cite quatre. Ils sont adressés à Jules Chappée. Le dernier cité, "A une giroflée", copié par Jules Chappée, est daté du 5 juin 1881 et écrit à Baden Weiler. Le premier "Les plaintes du vent" et le suivant, "Sur l'eau" sont datés de Lobbes le 29 septembre 1882. Le troisième (n° 19 à la BN), "L'arbre d'amour", date probablement de 1881 comme le dernier texte avec lequel il est joint. Ces textes ont été écrit en voyage, de France en Allemagne en passant par Lobbes en Belgique. Par la suite, Charles Bordes n'a jamais écrit de poésie, en tout cas il n'y en a aucune trace dans la correspondance transcrite par Bernard Molla. Nous savons qu'il avait entendu les romances écrites par sa mère, Marie de Vouvray, probablement à caractère sentimental (non retrouvées encore).

Sa première mélodie, Avril, qu'il montre à Pierre de Bréville en 1883, est écrite sur un poème ronsardisant d'Aimé Mauduit. C'est amusant de voir que Charles Bordes n'inclut pas dans sa mélodie la troisième strophe du poème, un peu "coquine".

C'était un lecteur exigeant ; dans une lettre non datée, probablement de 1883 ou 84, il renâcle d'être obligé de "rhabiller une nouvelle chose sur un poème qui m'a toujours ennuyé" (Bernard Molla, op. cit., Tome III, p. 23). Il sait ce qu'il aime ; c'est aussi pourquoi il y a si peu de mélodies.

Lecteur, puis écrivain, c'est ainsi qu'il apparaît dans la lettre du 31 mars 1881 ou il dit "je lis Lamartine". Dans la même lettre il évoque un accès de romantisme : "Ce matin je voyais au loin se balancer un bel arbre dans le Stadt-Garten et je me disais que l'on doit être bien l'été dans son feuillage à lire et à penser lorsque [la muse] me rend visite, les cheveux épars, le sein découvert comme après une débauche et vient me dire tout bas que l'on pouvait faire autre chose que lire ou penser sous cet arbre majestueux, j'eus le malheur de l'écouter, cela me démangeait et je me suis mis à écrire quelque chose de bien peu platonique mais le tentation etait si forte que je te l'envoie." Le poème alors écrit est sans doute "L'arbre d'amour".

Il est intéressant de nous arrêter sur ces œuvres, avec, bien sûr, la plus grande indulgence. Les thèmes choisis sont traditionnels, avec souvent des clichés : la femme est belle et fragile, l'amour peut passer par des phases difficiles mais il est souvent heureux, il est toujours affiché hétéro comme c'est la règle (nous sommes loin des "pièces condamnées" des Fleurs du Mal).

Il y a communion entre le monde et l'âme : nous lisons dans Les plaintes du vent,

Ces tristes chants de la nature

Humectent mes yeux de pleurs

Et celui qui écrira en 1901 une mélodie sur les vers de Francis Jammes "mon âme éclate de douleur", conclut ce poème par :

                                       Mon âme est prête à se briser

 

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 Considérons le poème Sur l'eau, qui date de septembre 1882. 

 

Quand la vague craintive

Expire sur la rive

En murmurant

Eclairée par la lune

Ou perdue dans la brume

Tout en aimant

Qu'il est doux de vivre

De voir silencieuse,

L'eau clapoter

Et la barque légère

Qui sous ton poids ma chère

Semble verser

Quand ton beau corps se penche

Comme une faible branche

Sur le bateau

Et que tu vas folâtre

De ton fin bras d'albâtre

Faire mousser l'eau

La lune radoteuse

qui nous regarde heureux

Nous dit d'aimer

Et sur ta lèvre rose

Dans mon délire je pose

                                      Un doux baiser

 

Nous le donnons tel que nous le trouvons. Il est écrit au crayon. Nous imaginons bien que la transcription a dû être difficile.

Les clichés linguistiques ont peu d'importance et auraient pu être corrigés (beau corps, fin bras d'albâtre, lèvre rose, doux baiser) ; cependant si on objecte à chère (vers 11), on se souviendra que le mot est verlainien (dans Spleen).

Les 24 vers dont le poème est formé constituent 4 strophes de 6 vers. Au niveau du manuscrit, il n'y a pas de ponctuation sauf une virgule au vers 8. Chaque vers commence par une majuscule, comme il est traditionnel, sauf le vers 20. Nous voyons dans les strophes une grande régularité syllabique : 6-6-4-6-6-4, et les rimes suivent en général le schéma a a b c c b. Si on retient les 4 strophes, il y a un enjambement entre la strophe 2 et la strophe 3 (c'est à-dire entre les vers 12 et 13) : Semble verser/Quand ton beau corps se penche. Il y a d'autres enjambements, nombreux en raison de vers si courts, à l'intérieur des strophes, accentuant la fluidité de l'ensemble (exemple, sujet + verbe : la vague craintive / expire, etc.). Charles Bordes apparaît très soucieux de la forme. Il y a, certes, des défauts. Au vers 18 (Faire mousser l'eau) ou au vers 23 (Dans mon délire je pose) le compte n'est pas tout à fait bon. Mais le schéma rythmique 6-6-4 est bien réussi, produisant très bien un effet de balancement. C'est accentué par le fait que les rimes masculines (ex murmurant, aimant, etc.) sont toujours à la fin des vers courts de 4 syllabes.

Ainsi nous sommes devant un texte qui rend le mouvement de l'eau, thème éminemment impressioniste.

 

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 [Photos : la Cisse à Vouvray. © BC]

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