Sur le tableau de Fantin-Latour Autour du piano, au Musée d'Orsay, le grand musicien est debout à droite, possédé par la musique mais sûr de lui. Le tableau date de 1885. Il a un peu plus de trente ans.
On ne peut parler de Charles Bordes sans évoquer Vincent d'Indy. On trouvera ici et là, dans des livres et sur Internet, des opinions différentes sur le musicien, parfois des hagiographies pratiquant le mensonge par omission, parfois des critiques féroces. Il est difficile d'être objectif et ces notes veulent d'abord être utiles. Un précédent billet reproduit cette photo célèbre des fondateurs de la Schola Cantorum. On est en 1900, au 265 rue St Jacques dans les nouveaux locaux. Par son attitude, la jambe pliée, de trois quarts, il occupe le perron et prend possession des lieux. On voit qui est le maître. Avec les deux autres, Charles Bordes et Alexandre Guilmant,il a créé cette école en 1894. C'est Charles Bordes qui avait les idées. Six ans plus tard c'est Vincent d'Indy qui détient le pouvoir.
Ce portrait (photo de Léopold Reutlinger, Collection Félix Potin, Musée d'Orsay) le montre en 1900. Il gardera la direction de l'Ecole jusqu'à sa mort en 1931. Il incarne une énergie qu'il veut mettre en œuvre. On le voit dans son discours de rentrée, Une école d'art répondant aux besoins modernes, le 2 novembre 1900, aussitôt diffusé dans le bulletin de la Schola, La Tribune de St Gervais et aussi dans l'antidreyfusard Occident, dirigé par Adrien Mithouard : Vincent d'Indy fait de la Schola une arme de ce combat. En plus des principes à caractère musical, il situe la Schola Cantorum du côté du conservatisme social.
Charles Bordes s'occupera désormais de la "propagande", c'est-à-dire de faire de nombreux voyages, surtout en France, pour diffuser la musique faite à la Schola Cantorum (sur ces voyages, on consultera la thèse de Bernard Molla, op. cit., Tome 1, pp. 180-219). Ces voyages l'useront. Il trouvera un refuge à Montpellier (nous en reparlerons) sans vraiment arrêter. Cependant, par rapport à la Schola parisienne, c'est un sentiment de libération qui l'emporte.
Il l'écrit, dans une lettre à son ami Guy Ropartz (Bernard Molla, op. cit., Tome III, p.116) du 14 juin 1901 : "Tel je suis, remueur d'idées, manieur de volontés ; du moment que la chose a pris corps il me faut fuir tant j'ai horreur de tout ce qui a un semblant d'ordre et de méthode."
Vinent d'Indy avait, selon l'expression de Bernard Molla (Tome I, p.91), "la haute direction de l'école". Il y était, bien sûr, enseignant. Plusieurs photographies le montrent entouré de ses élèves, comme celle-ci :
Vincent d'Indy est au piano ; on voit, assise, Blanche Selva, et debout, 4e à gauche, René de Castéra qui remplacera Charles Bordes comme Secrétaire de la Schola Cantorum. C'est la classe de composition. Vincent d'Indy enseigne aussi au Conservatoire où il a, après 1912, une classe d'orchestre. Les deux institutions, Schola et Conservatoire, sont peut-être "rivales", mais il convient de noter cette contradiction fort bien vécue, semble-t-il, par Vincent d'Indy.
On trouvera un bilan sans ombre de Vincent d'Indy, dans la notice de Musica et Memoria. Un article de Guy de Lioncourt (paru à l'origine dans Musique et Liturgie, n°20, de mars-avril 1951) décrit le rôle de Vincent d'Indy comme éducateur mais aussi comme compositeur. Guy de Lioncourt (élève de la Schola dès 1904) a édité le cours de composition de Vincent d'Indy (tomes 1 et 2) et rédigé le tome 3 (source : Vincent d'Indy et son temps, édité par Manuela Schwartz ; voir plus loin). A la suite, un article de Paul Dukas datant de 1930 décrit le travail du musicien et il est suivi par un catalogue des œuvres par Denis Havard de la Montagne.
La musique de Vincent d'Indy n'est pas confidentielle : elle est facile à trouver. De nombreux enregistrements existent et nous signalons ici quelques directions possibles.
Les œuvres orchestrales, les œuvres pour piano, les quatuors à cordes, etc. sont sur CD Mail.
Peut-on recommander le CD chez Timpani qui contient Le Poème des rivages, Istar, Le Diptyque méditerranéen ? Et les autres enregistrements proposés par ce label comme la musique de chambre, ou le Concert pour piano, flûte, violoncelle et cordes ?
La très célèbre Symphonie sur un chant montagnard français en sol majeur, opus 25 (dite cévenole, de 1886) peut être écoutée intégralement sur Allomusic comme la Symphonie n°2 en Si bémol majeur (opus 57) composée en 1902-3 (que Vincent d'Indy dirigera à Barcelone en 1930 avec l'orchestre Pablo Casals).
Sur Deezer, écoutez les Tableaux de voyage pour piano (opus 31) interprétés par Gérard-Marie Fallour, notamment la Fête au village (CD paru chez L'Algarade en 2009).
Puisque vous êtes sur Internet, allez voir la présentation nuancée faite sur France Musique, par Olivier Bernager, en octobre 2009, de la Schola Cantorum, avec, mentionnée d'emblée, l'Affaire Dreyfus en arrière-plan.
Vincent d'Indy est un personnage avec une part d'ombre que l'on ne peut éluder. Comme chacun, il avait des opinions privées, mais, utilisant sa notoriété, il les rendait publiques.
On lira en Google Book l'article de Manuela Schwartz (pp. 37-63) : Nature et évolution de la pensée antisémite chez Vincent d'Indy, dans l'ouvrage déjà cité, Vincent d'Indy et son temps, publié chez Mardaga en 2006 à la suite du colloque organisé à la BNF par la Société Française de Musicologie en septembre 2002.
Il faut certes, nuancer le portrait "d'un représentant de la riche noblesse française, conservateur, réactionnaire, chauvin, catholique et antisémite, dont les convictions politiques et religieuses seraient exclusivement de droite." (Manuela Schwartz).
Mais Vincent d'Indy avait lu attentivement le texte de Richard Wagner Das Judentum in der Musik (Le Judaïsme et la musique) dans sa traduction parue en Belgique (le texte de Wagner date de 1850, Vincent d'Indy a utilisé l'édition de 1869). Wagner y écrivait : "Le juif ne peut que répéter et imiter, il ne peut pas créer. (…) Nous sommes donc forcés de regarder la période du judaïsme dans l'art musical, comme celle de la plus grande impuissance dans l'ordre de la production." (Les citations proviennent de l'article de Manuela Schwartz.)
En 1898, au moment d'une évolution politique plus favorable à Dreyfus, Vincent d'Indy devient membre de la Ligue de la Patrie Française (François Coppée, Président) et recrute en s'adressant à d'autres personnalités (à notre connaissance, Charles Bordes n'y figure pas). Il écrit à Pierre de Bréville le 28 septembre 1899 : "Je n'ai aucune envie de faire de l'art dans ce pays aussi dreyfusard que peu artiste."
C'est dans ce contexte qu'il faut lire le discours qu'il prononce à la Schola Cantorum pour sa rentrée le 2 novembre 1900 : "Ce que nous devons chercher dans nos travaux d'art, ce n'est pas le profit, laissons ce négoce aux trop nombreux sémites qui encombrent la musique depuis que celle-ci est susceptible de devenir une affaire…"
"D'autre part," écrit Manuela Schwartz, "il charge la Schola Cantorum de sa mission de faire barrage aux débordements de la prétendue dégénérescence de l'art…"
En 1903, pendant l'élaboration de son opéra La légende de St Christophe, il écrit à Pierre de Bréville (19 septembre) : "J'ai travaillé à l'ébauche de mon nouveau drame antijuif qui me passionne beaucoup. Il est bien entendu que je n'y fais aucune allusion actuelle et que les personnages ne se nomment ni Dreyfus, ni Reinach ni même Combes… ce serait leur faire trop d'honneur, à ces funestes goujats…" L'opéra sera représenté en 1920. On lira que l'auteur n'est pas responsable d'une mise en scène qui en soulignait l'antisémitisme. C'est un argument risible fait pour dédouaner Vincent d'Indy et atténuer sa responsabilité dans ce que certains considèrent comme le seul opéra antisémite français.
Les polémiques continuent jusqu'à aujourd'hui. Si on veut on lira l'article d'Alexis Corbière : "Pourquoi ai-je demandé que l’on change le nom du Collège Vincent d’Indy (clérical antisémite réputé) ?" du 2 juin 2010 et les commentaires critiques qui montrent qu'Histoire et Politique ne font pas bon ménage. (Voir aussi le point de vue nuancé et modéré de Fabrice Moulin, Radical de Gauche au Conseil de Paris.)
Vincent d'Indy était un antisémite, mais c'est aussi un grand compositeur. Il est mort en 1931 et il n'est pas responsable de ce qui a suivi.
Faudra-t-il ne plus écouter sa musique sous prétexte que son auteur était un réac grave ? Quelle absurdité !
L'équilibre est parfois difficile à tenir. Ne pas verser dans l'hagiographie ni dans le rejet, ne pas cacher les ombres réelles.
La notice de Wikipédia (du moins dans son état actuel, de mars 2012) tente cet exercice d'équilibre. Vincent d'Indy était un homme de contradictions. On a lu l'éloge de Paul Dukas. Parmi les élèves de la Schola Cantorum, Déodat de Séverac s'est par la suite présenté aux élections du conseil d'arrondissement de Villefranche de Lauragais sous l'étiquette de "réactionnaire", mais il était dreyfusard, comme Albéric Magnard, professeur à la Schola.
Plus généralement, que représentait la Schola Cantorum dans la société ? Un prochain billet, sur "la cage traditionnaliste" en parlera.
En regardant ce dessin de Déodat représentant son maître Vincent d'Indy sur un devoir sur la fugue fait à la Schola vers 1900 (et merci à Musica et Memoria où nous l'empruntons),
nous écouterons à nouveau cet éloge de la liberté chanté en euskara par Antton Valverde (c'est Choriñoak kaiolan, n°8 des Chansons amoureuses du Pays Basque français, recueillies par Charles Bordes).