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9 février 2022 3 09 /02 /février /2022 19:23

La mélodie de Charles Bordes intitulée Pleine mer est très courte. Écoutez-la (1'27), dans l'interprétation d'Éric Huchet en 2013 (CD Timpani ; sur Internet, en cherchant, on en trouve des fragments). Elle est écrite sur six vers de Victor Hugo. Les voici :

La mer ! partout la mer ! des flots, des flots encor.
L'oiseau fatigue en vain son inégal essor.
Ici les flots, là-bas les ondes ;
Toujours des flots sans fin par des flots repoussés ;
L'œil ne voit que des flots dans l'abîme entassés
Rouler sous les vagues profondes. 

Il s'agit d'une des premières mélodies écrites par Charles Bordes, peut-être la première. On la date de 1883. Alors qu'elle donne une direction à l'œuvre du compositeur, et à ce titre elle est importante, elle passe quelquefois inaperçue. Ainsi René Chalupt, dans son essai pourtant perspicace ("À propos des mélodies de Charles Bordes" in La Revue Musicale, XIII, n°128, juillet-août 1932, pp. 101-107) ne la connaît pas. La thèse de Jean-François Rouchon ("Les mélodies de Charles Bordes (1883-1909) : Histoire et analyse", École doctorale, Lyon et Université Jean Monnet, Saint Etienne, mai 2016) nous met heureusement sur la bonne piste.
On notera qu'on ne sait pas tout actuellement sur les mélodies de Charles Bordes.
On peut penser que ce jeune homme de 20 ans a voulu s'attaquer à un monument, Victor Hugo, et ainsi marquer ses débuts de compositeur. Il y a bien plus que cela.

Les lecteurs de ce blog savent que les textes poétiques ont, en tant que textes, une grande importance pour le compositeur. Dans ce cas, le manuscrit de la mélodie porte, selon Jean-François Rouchon, une mention de la main de Charles Bordes montrant qu'il avait lu Les Travailleurs de la Mer, livre paru en 1866, et regardé les dessins du poète, "marines", images de l'océan.

 

Avant sa mort, englouti par les eaux, voilà ce que perçoit Gilliatt avec le bateau emportant sa bien-aimée : 
Le Cashmere, devenu imperceptible, était maintenant une tache mêlée à la brume. Il fallait pour le distinguer savoir où il était.
Peu à peu, cette tache, qui n'était plus une forme, pâlit.
Puis elle s'amoindrit.
Puis elle se dissipa. 
À l'instant où le navire s'effaça à l'horizon, la tête disparut sous l'eau. Il n'y eut plus rien que la mer.

Il fallait un poème pour écrire la mélodie. Charles Bordes choisit ces six vers, qui semblent annoncer cette ultime vision de l'océan : 
L'œil ne voit que des flots
Ces six vers (4 alexandrins, 2 octosyllabes), proviennent du deuxième texte (sur onze) dans le poème intitulé Le feu du ciel, publié dans Les Orientales en janvier 1829. Ce texte a 14 vers, comme un sonnet, mais ce n'est pas un sonnet : les 6 vers retenus par Charles Bordes suffisent pour former un tout. Le poème a pour exergue deux versets de la Genèse (24-25) sur la destruction (par le feu du ciel) de Sodome et Gomorrhe.
Ce sujet a été évacué par Charles Bordes qui n'aborde pas non plus le thème oriental, le sujet même du recueil. (C'est là que l'on trouvera le crescendo et le decrescendo des fameux Djinns.)  

Une des premières mélodies montrées par Charles Bordes à son camarade Pierre de Bréville était Avril (sur un poème de l'obscur Aimé Mauduit). Une bluette. Pour ne pas choquer, Charles Bordes avait écarté la troisième strophe du poème. Il savait que Chabrier, Directeur du Conservatoire, n'aimait pas. Un peu plus tard, dans une lettre écrite à ses éditeurs depuis La Membrolle, le 29 juin 1889, dans son parler "robuste", Chabrier disait : "...et toujours sur avril mai, fleurs des champs et autres bougreries, le petit Bordes, Chausson, Marty, Bréville, Hue, Debussy, etc. ont composé des musiques recherchées, ingénieuses, mais un peu tourmentées, souvent tristes, éplorées, navrées, tant et si bien que dans les salons, quand on chante ça, on a l'air de porter le diable en terre ou de donner les derniers sacrements à l'auditoire. Quand la belle dame ouvre sa hure : "oui, oui, ma mie, vas toujours - me dis-je intérieurement - tu vas encore me pleurailler un De profondis ad te clamavi, domine !" Eh bien, j'en ai par-dessus les oreilles..." Malicieusement, le petit Bordes lui a dédié Pleine mer : il n'y a rien de sentimental dans cette mélodie.
Les images marines font partie de la vision que Charles Bordes avait de l'univers. Il passait ses vacances au Pays Basque, au-dessus de Saint Jean de Luz à contempler l'océan, comme essaie de le montrer un billet de ce blog. 
Car les vagues profondes de la mélodie annoncent les trois vagues du conte basque sur lequel Charles Bordes écrivait son poème dramatique, resté inachevé comme on sait trop bien. Dans le conte, comme dans l'opéra, la troisième vague, terrrible, la vague de sang, doit emporter le héros, tout détruire. Affirmant sa liberté, il lui plante au cœur son harpon, et tout se calme.
Ainsi la vague peut être maîtrisée. Dans la mélodie chorale à quatre voix, Madrigal à la musique, sur la traduction d'un texte de Shakespeare par Maurice Bouchor, Charles Bordes dit cette maîtrise. Shakespeare écrit : "Even the Billowes of the Sea,/Hung their heads", Bouchor traduit : "et la vague marine,/ Vaincue, à ses pieds déferlait." À travers le mythe d'Orphée, c'est l'univers tout entier qui est apaisé, les animaux (c'est ce qui est attendu) et aussi l'océan. 

Charles Bordes affirme le pouvoir du compositeur. Cette première mélodie n'est pas seulement un exercice que l'élève (Bordes) présente à son maître (Chabrier). Certes, il y a des facilités, comme le souligne J.-F. Rouchon ; parlant de la mélodie Pleine mer il écrit : "une écriture musicale suffisamment rudimentaire, avec ses formules d'accompagnement en arpèges" (p. 158 dans sa thèse). Mais ajoute Rouchon, sans craindre la contradiction, ces arpèges et d'abondants chromatismes soulignent d'une "écriture très dramatique" la puissance de l'océan (p.160).

Le passage du poème de Victor Hugo choisi par Charles Bordes ne dit rien de l'orgueil, de l'affrontement de l'homme avec Dieu, en un mot de l'hubris des habitants de Sodome et Gomorrhe, et dans la sixième partie du même poème, Le feu du ciel, Hugo dit à propos de la Tour de Babel, "le néant des mortels". Ce n'est pas le sujet. C'est l'œuvre du Créateur, l'océan, qui est décrite par le Poète, maître lui aussi de la Création, à travers le langage. C'est aussi la maîtrise du Compositeur, envisagée dès le début, dans cette mélodie Pleine mer par l'auteur du Madrigal à la musique et de l'opéra Les trois vagues.

[La première illustration est un tableau du peintre américan Thomas Moran, La mer en colère (The angry sea) datant de 1911 (collection particulière). Les dessins de Victor Hugo ont été empruntés à la BNF. Ma dette est grande envers la thèse de Jean-François Rouchon, qui a permis à ce billet de décoller. Comme toujours, on peut, si on veut, cliquer sur les mots en gris et soulignés ; ce surf (ce mot n'est-il pas ici particulièrement apte ?) permet d'élargir le billet. On y lit même de l'anglais...]


BC
 

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27 décembre 2020 7 27 /12 /décembre /2020 10:02

François-Paul Alibert dans son Charles Bordes à Maguelonne dit qu’il y avait au Mas Sant Genès des "photographies de tableaux représentant des anges chanteurs" . Il y avait probablement ceux de Van Eyck, du Rétable de Gand :

Un livre (édité par Armand Colin), que Charles Bordes connaissait, montre sur sa couverture les anges chanteurs de Lucca della Robbia sur la cantoria dans la cathédrale de Florence de Santa Maria del Fiore.

C’est dans ce livre que Marc Legrand a publié sa chanson Noël. J’en ai parlé dans ce blog il y a quelques années. Mon billet qui portait le titre de 
la chanson/mélodie, et analysait surtout le poème de Marc Legrand, en  particulier les idées exprimées autour de la charité.

Voici le texte avec la musique de Charles Bordes :

Aujourd’hui, je voudrais ajouter le commentaire musical de Rémi Cassaigne. Vous le trouverez utile.

Il s’agit d’un chant de noël pour voix égales (enfantines) à capella. La mélodie est à l’unisson, sauf pour le refrain (Noël!/Sonnez, cloches/ Dans le ciel!), où le choeur se divise pour des effets de réponses rythmiques et de battements à l’imitation des cloches.
La mélodie du couplet est accompagnée d’annotations soigneuses(pédagogiques?) précisant en abondance accents, liaisons, respirations, ralentis et silences. La prosodie est très majoritairement syllabique (pas de mélismes), avec souvent des croches répétées (c’est le débit "à la française", qu’on observe chez Fauré, Debussy, etc) : cela va dans le sens d’une intelligibilité du texte privilégiée par rapport au pur plaisir de la mélodie. La ligne est cependant joliment dessinée : une attaque qui trace tout l'ambitus (mi-mi) puis un travail plus resserré autour de la corde dominante (si), note sur laquelle s’achève le couplet, en demi-cadence ouverte. 

Une curiosité du traitement musical du poème est le tuilage du refrain (Noël, etc.) avec le dernier vers de chaque couplet (Le froid fait craquer…/ Combien sont sans soulier…/ Combien sont sans jouets…/ Enfants ouvrez les mains…) . C’est aussi l’endroit où la ligne mélodique s’infléchit brusquement vers le mineur (couleur donnée par le ré bécarre - accompagné d’un soufflet d’intensité, très "harmonium 1900" dans l’esthétique - qui corne en fausse relation contre le ré dièze de la mesure d’avant : expressivité et économie de moyens). Ce traitement colle au sens dans tous les couplets, ce qui mérite d’être souligné - souvent, les chansons strophiques marchent bien pour la première strophe, sur laquelle elles sont composées, puis c’est au petit bonheur. Ici ce n’est pas le cas, ce qui suggère peut-être une collaboration entre compositeur et poète. En tout cas, le passage dramatique/émouvant arrive chaque fois au même endroit de la strophe.

Nous avons commencé ce billet avec une évocation du Mas Sant Genès, la maison de Charles Bordes à Montpellier. Pour terminer, voici quelques carreaux de la céramique de Raoul Bussy (1905) qui indiquent la Schola que le compositeur avait créée.

Les chanteurs sont comme ces  "petits moineaux" que Charles Bordes avait emmenés à Solesmes en juin 1899. La chanson/mélodie Noël ! était aussi pour eux.

 
 

 

BC

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25 avril 2020 6 25 /04 /avril /2020 15:13

La mélodie de Charles Bordes La Ronde des Prisonniers, écrite en 1900, publiée séparément en 1902 par l’Édition Mutuelle et plus tard dans le recueil Dix-neuf œuvres vocales, Paris, Rouart, Lerolle & Cie, 1914, établi par Pierre de Bréville, est écrite à partir du poème Autre de Paul Verlaine.
Ce poème a été écrit à la prison de Mons en 1874. Le manuscrit porte l’indication : « Br. Juillet-73 (préau des prévenus) ». Cela renvoie à l’expérience vécue (d’où la parenthèse), avant le jugement (8 août 1873) et donc avant Mons. Il était destiné à un recueil de textes sur cette expérience : Cellulairement. Ce recueil n’a pas vu le jour à l’époque (aujourd’hui, on le trouve en Poésie/Gallimard depuis 2013). Le manuscrit, probablement de la main de Verlaine, avait d’abord été vendu par Verlaine à Félix Bouchor (le frère du poète Maurice Bouchor) et est devenu propriété de l’État (cf Journal Officiel du 2 février 2005) ; en mars 2013, il se trouvait au « Musée des Lettres et des Manuscrits ». Ce musée privé a disparu en 2015 pour des raisons judiciaires. Le manuscrit a été « démembré », selon l’expression d’Arnaud Bernadet (Verlaine, Romances sans paroles, Flammarion, Paris, 2012, p. 237). Les poèmes qui le composent ont été placés par Verlaine dans d’autres recueils. Le poème Autre (sans l’épigraphe « Panem et circences ! ») paru dans la revue Lutèce (numéro du 4-11 octobre 1885) ; est dans Parallèlement en 1889. Une mélodie, intitulée Les bons compagnons a été écrite sur ce poème par Gustave Charpentier en octobre 1894.
Le texte de la mélodie apparaît sur internet. Il est souvent illustré par le tableau de Van Gogh représentant une ronde des prisonniers. On peut le voir au Musée Pouchkine à Moscou et en cliquant ici
Le peintre avait été inspiré par la gravure de Gustave Doré illustrant le livre London, a pilgrimage de Blanchard Jerrold en 1872. C’est la prison de Newgate. Verlaine connaissait le livre mais le poème parle d’une autre prison, à Bruxelles. Chez Gustave Doré deux des prisonniers, sur le devant, expriment comme un défi agressif envers la Société. Il y a chez Verlaine,    nous le verrons, un refus de l’ordre, mais il est sournois et ironique. Voici quand même un détail de cette gravure de Gustave Doré : 

et voici le texte dont nous allons parler, le poème de Verlaine composé de 5 strophes de 8 vers chacune.

La cour se fleurit de souci
     Comme le front
     De tous ceux-ci
     Qui vont en rond
En flageolant sur leur fémur
     Débilité
     Le long du mur
     Fou de clarté.

Tournez, Samsons sans Dalila,
     Sans Philistin,
     Tournez bien la
     Meule au destin.
Vaincu risible de la loi,
     Mouds tour à tour
     Ton cœur, ta foi
     Et ton amour !

Ils vont ! et leurs pauvres souliers
     Font un bruit sec,
     Humiliés,
     La pipe au bec.
Pas un mot ou bien le cachot,
     Pas un soupir.
     Il fait si chaud
     Qu'on croit mourir.

J'en suis de ce cirque effaré,
     Soumis d'ailleurs
     Et préparé
     À tous malheurs.
Et pourquoi si j'ai contristé
     Ton vœu têtu,
     Société,
     Me choierais-tu ?

Allons, frères, bons vieux voleurs,
     Doux vagabonds,
     Filous en fleurs,
     Mes chers, mes bons,
Fumons philosophiquement,
     Promenons-nous
     Paisiblement :
     Rien faire est doux.

Ce poème a été l’objet de maints commentaires. La mélodie de Charles Bordes a été minutieusement étudiée par Jean-François Rouchon dans sa thèse (Les mélodies de Charles Bordes (1883-1909) Histoire et analyse, thèse : Musique – recherche et pratique, Université Jean Monnet de Saint Etienne, CNSMD de Lyon, mai 2016), notamment p. 220 et suivantes. Ce billet utilise ses remarques. Je ne connais que la réduction pour piano, dans le recueil de Pierre de Bréville et le CD Timpani (François-René Duchâble au piano). 
Avant Autre, dans le recueil Cellulairement, nous trouvons le poème Impression fausse. Écrit le 11 juillet 1873, il est noté comme « Entrée en prison » ; on voit apparaître « les bons prisonniers » (6) qui dorment (7) ; Verlaine précise « on ronfle ferme à côté ! ». Daté également de juillet 73, le tableau est poursuivi par le préau des prévenus. Dans la deuxième strophe l’indication « Samsons sans Dalila » (9) marque l’élément sexuel dans la défaite de ces hommes. La loi a pris la place de la femme. Dans le cas de Verlaine, c’est d’un homme, qui a causé sa perte. Certes Verlaine a tiré sur Rimbaud le 10 juillet 1873, mais Rimbaud a retiré sa plainte. Cependant Verlaine est condamné (le 8 août) a 2 ans de prison. Officiellement pour avoir tiré sur Rimbaud mais en réalité pour homosexualité (ce n’est pas dit, mais il y a le rapport médical du 16 juillet, cité dans Romances sans paroles (op. cit.) p. 218). On connaissait aussi la sympathie de Verlaine pour les idées communardes ; le juge, belge, n’aimait pas. 
La marche qui a des velléités de liberté est exprimée par la strophe de 8 vers et sa répétition ; 8/3/3/3/8/3/3/3. La loi du mouvement s’impose. Ici, je voudrais souligner combien la mélodie de Charles Bordes insiste sur cet aspect, piano et voix rendant bien la lassitude, l'accablement de ces hommes. (Je l’ai noté dans ce blog dans le billet « Un CD » du 22 octobre 2012.)  L’implication personnelle de Paul Verlaine, envoyé au dépôt,  varie et évolue. Il est d’abord extérieur et regarde le spectacle : « ceux-ci/qui vont en rond » (3-4) il parle de ces gens à la 3e personne. Puis il s’adresse aux prisonniers, en les vouvoyant d’abord  : « tournez bien » (11) et en les tutoyant : « mouds » (14). Il est devenu l’un d’eux, et peut-être se parle-t-il à lui-même : « Ton cœur, ta foi /Et ton amour ! » (15-16). Dans la dernière strophe, c’est nous : « frères » (33), « fumons » (37).
La cause de l’incarcération, la société qui gagne, est présente en filigrane. Le premier vers contient un jeu de mots (facile) sur le mot souci. Il y a un aspect descriptif du poème ; dans Mes Prisons, Verlaine nous dit que la cour de promenade de la prison des Petits-Carmes était « ornée » au milieu d’un « petit jardin » tout en la fleur jaune nommée souci  ; l’inquiétude que le mot exprime aussi est le symbole de la culpabilité « de tous ceux-ci… » (3). La force physique de ces hommes n’est plus, il sont  « flageolant sur leur fémur ». La « débilité » (6) fait que les prisonniers soient devenus des êtres « risibles » (13), « humiliés » (19). La société, représentée par « la loi » (13) a écrasé leur individualité, ce qu’exprime l’image développée de « la/meule » (11-12).
En résumé, le poème nous présente une scène de la vie de prison avec la ronde comme activité principale. D’où cette forme répétitive, de la première strophe : « qui vont en rond » (4) à la dernière : « promenons-nous » (38). Cela amène souvent des plaintes (strophes 1,2 et 3), mais aussi de l’humour, jusqu’à la résignation de « philosophiquement » (37) de la dernière strophe. Est-ce une sérénité authentique ? On peut s’interroger. Il y a une scène réelle (strophes 1, 3, 5) et aussi une scène mentale (strophes 2, 4). On est prévenu très tôt : « mur / fou de clarté » (7-8). Cette clarté, c’est bien sûr la lumière physique, à l’extérieur comme à l’intérieur. Cependant, l’intérieur, c’est l’intérieur de la prison, il n’y a que le mur qui est éclairé.. Et c’est aussi la prise de conscience soudaine, comme un éclair : « fou », la lucidité : « clarté » : ce que j’ai fait, pourquoi je paye. C’est là que culmine cette vision avec « destin » (12) dans la 2ème strophe.
L’image centrale, exprimée par les mots et les sons, c’est, évidemment, la ronde/le rond. On la trouve dans la forme du poème et aussi dans les mots : « rond » (4), « tournez » (9, 11), « meule » (12) , « cirque » (25). Les mots et les images sont renforcés par répétition des sonorités, rimes, assonances et allitérations : on (2,4) ou (9,10,14, 16), t/r (6,7,8). 
Le mot cirque dans la strophe 4 a une importance particulière ; il renvoie à l’exergue, « panem et circenses » (abandonné par la suite). Comme dans le cirque, il y a les joueurs et les spectateurs : c’est ce que veut la société, nommée vers 31. Comme dans un cirque, on manie le fouet. S’il s’agit d’animaux, ils sont effrayés, qui est le doublet d’effaré (25) ; d’ailleurs, ce mot vient, nous dit Littré, du provençal esferar qui signifie effrayer, soit effarer. Le coup de fouet nous l’avons dans le poème, strophe 3 ; c’est un ordre claquant, qu’il ne s’agit pas de discuter : « Pas un mot, ou bien le cachot. » (21). Charles Bordes va dans le sens de la critique verlainienne de la dureté : il demande de chanter ce passage « rude et saccadé ». C’est à juste titre que Jean-François Rouchon parle de « ce vers menaçant » (op. cit. p. 222) et ajoute qu’il « est repris… au cours de l’interlude entre les deux dernières strophes », ce qui montre la présence de l’ordre social.
La société est intellectuellement limitée. Paul Verlaine dit ironiquement « ton vœux têtu » (30) : la société s’obstine. Plus loin dans Cellulairement, le poète utilise le même mot. À propos des Belges (c’est le poème VIII dans les Vieux coppées) il parle de « ce huis-clos têtu » (9). L’oisiveté devient, dit le même poème, un « dur loisir » (1). La prison « offre » aussi des cellules au « silence doux et blanc » (3). Verlaine explicite ce que l’ironie de l’Autre laisse entendre : « J’ai pu du moins réfléchir, et saisir, …/ Les raisons qui fuyaient » (2, 4). La société réprime ; Verlaine « saisit » qu’il est contre la société. C’est sa conclusion. La résignation des prisonniers à l’ordre social conventionnel, est leur réponse, le temps de leur confinement. La société croit punir, mais dans le cirque les fauves font le dos rond. 
Nous trouvons dans le poème le participe passé « contristé » (29). Ce mot surprend et contribue à l’ironie du poème, mais renvoie au mot contrition avec son caractère religieux. On ne peut éviter de penser au rôle des prêtres et à la conversion, plus ou moins sincère de certains, dont Paul Verlaine. Plusieurs textes de Cellulairement évoquent cette conversion. On les retrouve dans Sagesse (1881). Ce n’est pas le sujet du poème Autre et ce dressage est ce que souligne Charles Bordes. Nous suivons Jean-François Rouchon dans sa conclusion : « Par ses choix de mise en musique, Bordes semble en effet beaucoup plus marqué par la tragédie vécue par Verlaine en détention, que sa conversion au catholicisme épisode important qui donna lieu à de nombreux poèmes, dont certains furent joints à Sagesse. La Ronde des prisonniers semble ainsi par ses accents critiques et sa thématique sociale, constituer une œuvre assez singulière dans le corpus mélodique. » (op. cit. p. 222). Certes le thème des prisonniers soumis à l’ordre n’est pas neuf. Ainsi Victor Hugo dans Melancholia (dans Les Contemplations, vers 1840) en montrant le juré riche qui condamne le pauvre, dit que la société met en prison ses victimes. Paul Verlaine aussi, avec la forme de la ronde dans Autre et son efficace ironie. 

Charles Bordes y voit l’écho de sa condition et adopte ce poème pour sa mélodie La ronde des prisonniers. A la même époque (1900) que la composition de cette mélodie, il y a la célèbre photo des fondateurs de la Schola Cantorum. Cette photo nous montre le conservatisme triomphant en la personne de Vincent d’Indy. (Voir mes billets « Rue Saint Jacques » et 
« Charles Bordes et Vincent d'Indy, zones d'ombre » du 22 avril 2013 et du 24 novembre 2013, dans ce blog. Doux et apparemment soumis (comme les prisonniers du poème), il y a Charles Bordes avec ses partitions. Pour lui, seule compte la musique. La Schola Cantorum, pour certains, incarne cette société de l’ordre. Par exemple Andrew Thomson (dans son article sur Nature et évolution de la pensée antisémite chez d’Indy, dans le livre de Manuela Schwartz Vincent d’Indy et son temps, Mardaga, Bruxelles, 2006) cite ce point de vue contemporain, (p. 166) « a hotbed of bigoted Catholicism, anti-semitism and extreme nationalism » (= un foyer de catholicisme fanatique, d’antisémitisme et de nationalisme extrême). Ainsi, nombreux sont parmi les « piliers » de la Schola Cantorum sont ceux qui sont antidreyfusards, souvent souscripteurs du « monument Henry ». 
Charles Bordes n’en fait pas partie. Certes il implore les grands bourgeois, mélomanes et conservateurs, pour qu’ils donnent un peu de leur argent à la Schola Cantorum. Mais il est à côté : c’est la musique qu’il sert. À travers elle, il nous dit aussi comme dans La ronde des prisonniers et comme « l’oiseau dans sa cage » de Choriñoak kaiolan, (la cage, autre prison) qu’il sert la liberté.

 

 

[Les illustrations de ce billet sont toutes des « détails ». On trouvera le début du poème Autre dans le manuscrit de Cellulairement, un détail de la gravure de Gustave Doré pour le livre de Blanchard Jerrold, et un détail de l’estampe de Christine Bassaler « L’oiseau de la liberté », 2013, collection particulière. Les lecteurs savent qu’en cliquant sur les mots en gris et soulignés, on obtient un complément d’information.]  

BC

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21 novembre 2019 4 21 /11 /novembre /2019 16:00

En 1908, Charles Bordes écrit une mélodie sur le sonnet de Louis Payen, Paysage majeur. Lisons-le encore :

L'heure brûle, Midi s'est couché dans les champs. 
L'orgueil de chaque vie à sa splendeur s'enchaîne, 
Le soleil, du haut des cieux éblouissants, 
Pose son glaive d'or sur le coeur de la plaine. 

Un peu d'ombre s'assied au coeur des arbres roux, 
Une chaude torpeur donne à la solitude 
Le mol apaisement d'un silence plus doux 
Où la terre alanguit encor sa lassitude. 

Mais je m'offre au soleil ardent car j'ai voulu 
Qu'un lumineux baiser descendit dans mes veines. 
Et j'élève mon coeur, ce coeur irrésolu 

Qu'attriste son bonheur et que charme sa peine, 
Pour que le vaste ciel ennivré de clarté 
Lui verse lentement sa force de l'Été.

Un billet de ce blog, le 30 juin 2011, a parlé du poète. 
Dans la conclusion, j'évoquais la complexité du sentiment religieux chez lui. Il exprime cette sensibilité dans le premier tercet puis le vers 12 dit la contradiction à laquelle il parvient. Malgré son nom (sur lequel il faudrait épiloguer puisque son nom véritable est Albert Liénard), le poète n'est pas un paganiste mais un chrétien tourmenté.
Charles Bordes lui aussi et pouvait l'accepter. Ce n'était pas un incroyant tel qu'il apparaît dans cette lettre outrancière de Joseph Ryelandt que cite Dom Hala dans son livre (Patrick Hala, Solesmes et les musiciens, Vol. I, Éditions de Solesmes, 2017, pp. 331-332). Il y a là simplement le comportement d'un homme libre que Ryelandt ne comprend pas, un homme libre se dispensant du conformisme de la pratique religieuse. Plus profondément, Charles Bordes éprouve des doutes, et le dit à ceux qui lui sont proches. Dans ce blog, un billet, ("Ça a l'air de marcher comme ça…") du 8 décembre 2013 les décrit; ce sont des doutes fondamentaux sur les pouvoirs du Tout-Puissant et non seulement un état dépressif.

La mélodie Paysage majeur a été publiée par l'Édition Mutuelle ; le logo 

de cette maison d'édition, créée par Charles Bordes et dont Jean-François Rouchon parle longuement dans sa thèse (Jean-François Rouchon, Les Mélodies de Charles Bordes (1883-1909)  Histoire et analyse, Thèse, Université Jean Monnet de Saint Etienne, CNSMD de Lyon, 2016), figure fièrement sur la couverture des mélodies et est répété sur la première page de la mélodie.

 Ces documents viennent de Gallica. La partition est datée Juin 1908 au Mas Sant Genès. La 4e page de couverture porte la liste des œuvres de

 Charles Bordes publiées par l'Édition Mutuelle. Leur prix est indiqué. Elles sont, nous dit la couverture "en dépôt à la Schola Cantorum…" On y voit la mention de Green. C'est, vous le savez, "la mélodie introuvable" selon 

l'expression de Ruth L. White (Verlaine  et les musiciens, Paris, Minard, 1992, p. 259). Pourtant son existence semble avérée (it's so tantalizing diraient nos voisins d'outre-Manche) ; la mélodie, dont le manuscrit doit exister, ressortira un jour.
Charles Bordes connaissait certainement le poème de Verlaine. Il avait une affinité avec ce texte. Non avec les allusions à l'amour hétérosexuel (la bonne tempête) mais avec le thème principal, qui est l'abandon. Curieusement, il y a plus d'une proximité entre Green et Paysage majeur. Nous ne pensons pas que c'est une simple coïncidence. La lassitude, voire l'épuisement causés par l'amour correspondent à la faiblesse du corps (et nous pensons à la maladie de Charles Bordes). Dans les deux cas le cœur est frappé. Il faut un remède : le repos (Green), la chaleur (Paysage majeur). Les fleurs, les feuilles semblent impossibles avec le soleil du Midi qui les grillerait. Mais dans les deux cas, c'est abandon qu'il y a (laissez rouler dans Green, je m'offre dans Paysage Majeur).

Revenons au texte du sonnet. L'emploi par Louis Payen de la métrique régulière et de la forme classique du sonnet donne à ce poème un ton rassurant : c'est comme un remède. Charles Bordes pouvait y voir la réponse, la solution à ses problèmes, notamment de santé. Dans l'assertion (L'heure brûle, vers 1), la voix est ferme, c'est LA survie, il n'y a qu'une solution (Pour que lui verse…, vers 12 et 14). Il est difficile de ne pas avoir ce regard rétrospectif. Charles Bordes n'a que 45 ans mais c'est la fin. Voyez son visage dans la photo chez Déodat de Séverac en septembre 1906. 

Charles Bordes ressent l'usure de sa vie ; ce poème répond à un besoin. Il pouvait accepter ce poème qui  décrivait l'imperfection de son être, ce cœur irrésolu, (vers 11), avec l'oxymore paradoxal du vers suivant. C'est un choix délibéré ; l'emploi de la 1ère personne dans le premier tercet montre cette volonté : je m'offre (9), j'ai voulu (9), j'élève (11). C'est le paysage majeur : l'infirme a franchi la limite de la faiblesse : c'est un choix du moment d'équilibre : Midi (1). Et pourtant, à la fin du sonnet, nous atteignons le délire, une ivresse finale : ennivré (13). C'est possible par l'abandon de la 1ère personne et le passage au démonstratif : mon cœur devient ce cœur (11) et cet éloignement est souligné par l'emploi de la 3ème personne : son bonheursa peine… (12) lui verse (14). Cette distance du je au il signifie une soumission : c'est ainsi, il n'y a rien à faire d'autre. Lorsque le poème exprime le mouvement, c'est par des verbes disant l'immobilité croissante : pose (4), s'assied (5), alanguit (8), s'est couché (11). Les substantifs expriment aussi cette évolution : torpeur (6), apaisement (7), lassitude (8) ; chaque phrase décrivant vers quoi tend l'univers :
Le mol apaisement d'un silence plus doux  (11).
On a pu voir chez Louis Payen (né dans le Gard, bon connaisseur du midi),  la description d'une campagne familière. Cela fait-il, comme le dit René Chalupt (dans son article A propos des mélodies de Charles Bordes dans La revue musicale, juillet 1932) de Charles Bordes "un compositeur paysagiste", limitant ainsi la portée de la mélodie ? Comme chez d'autres, c'est l'état d'âme qui est d'abord décrit.
Certes, Jean-François Rouchon dans sa thèse montre que l'orchestration de la mélodie Paysage Majeur sert la description : "le vaste paysage décrit par le poète, l'espace naturel et la puissance solaire qu'il évoque trouvent une transposition convaincante dans l'ampleur de la version orchestrale." (op. cit. p. 332). Rouchon date de juin 1908 une première version pour voix et piano et de février 1909 la version orchestrale, laquelle vient enrichir la version définitive pour voix et piano (op. cit. p. 333). La mélodie achevée sera créée à Paris le 19 février 1910 (op. cit. p. 378) ; Charles Bordes est mort le 7 novembre 1909.
L'image de la brûlure, donc de la destruction (ou, si on veut, d'un renouveau douloureux), par laquelle commence le sonnet, se retrouve ailleurs chez Payen, notamment dans un poème de 1913 que cite Rouchon (op. cit. p. 334). Cependant, au centre de ce Paysage Majeur, il y a "ce cœur irrésolu" (vers 11) ; la mélodie reste un paysage psychologique. Le contraste est saisissant entre la force du "soleil ardent" (9) et le "lumineux baiser" (10) humblement demandé. 
Autour de la mélodie, pratiquement à la même époque, il y a ce voyage que raconte François-Paul Alibert dans son livre Charles Bordes à Maguelonne, publié en 1926. L'abbaye a été atteinte par l'étang de Thau puis, sans doute les étangs qui le prolongent au nord-est, comme l'étang de Vic. Il n'y a nulle échappatoire au soleil. Les pierres de l'abbaye sont constamment chauffées ; le bâtiment religieux se dresse de toute sa force.

On ne peut éviter de penser que Charles Bordes a vu là comme une métaphore du sonnet. Alibert dit que c'est "un sublime paysage spirituel" (op. cit. p. 50). 
Ce blog a déjà évoqué Maguelonne et reviendra sur Jean-François Alibert. Le poète/témoin nous dit les dernières semaines de Charles Bordes. Il voit son feu intérieur : "son visage rayonnait d'une chaleur de joie qui en faisait un miroir ardent" (op. cit. p. 31). Le soleil, peut-être, la musique, certainement.

 

BC

 

 

[Rappel : Un clic sur les mots soulignés (et souvent en gris) les fait devenir rouge et ouvre un autre site internet, complémentaire. BC]

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26 novembre 2013 2 26 /11 /novembre /2013 11:12

Depuis le début septembre, on peut écouter le 2e CD de mélodies de Charles Bordes, publié par Timpani Records.

Nous l'avons signalé dans ce blog (billet "C'était à Tours", 16 septembre 2013), mais nous voulons y revenir.

Nous souhaitons que cet enregistrement soit un encouragement à chanter ces mélodies, celles-ci ou les autres, dans le 1er CD (Verlaine) et celles qui ont été négligées ou restent à découvrir.

 

Deux mots pour commencer sur le CD comme objet. Il est orné de la reproduction du tableau le plus célèbre de Joaquín Sorolla, Promenade au bord de la mer (Paseo a orillas del mar). L'original se trouve au Musée Sorolla à Madrid. Le lien avec Charles Bordes est peut-être qu'ils étaient contemporains (cela fait aussi 150 ans pour Sorolla) et que le tableau date de 1909, année de la mort de Charles Bordes. En dehors de cela, il n'y a aucun rapport avec les mélodies enregistrées. C'est moins choquant que l'image qui figurait sur le CD Verlaine (voir le billet "Un CD" du 22 octobre 2012), mais nous regrettons ce lieu commun qui fait des mélodies le domaine des femmes…

 

Nous savions que ce CD devait incorporer la mélodie inédite, Recueillement, sur le sonnet de Baudelaire. Les lecteurs de ce blog en ont entendu parler il y a un an (billet "Recueillement : une mélodie retrouvée",  du 11 octobre 2012) ; un peu plus tard, j'ai proposé quelques hypothèses (billet : "La mélodie silencieuse : hypothèses", du 10 décembre 2012) sur cette mélodie gardée secrète par Charles Bordes, avec l'accord de Paul Poujaud qui en était le dédicataire. Pour l'avoir entendue en concert le 6 septembre, nous avions quelques appréhensions, Eric Huchet (ténor), chanteur d'opéra, ne résistant pas à faire des effets de bel canto. L'enregistrement est rassurant, bien articulé, souvent sobre. Le début de la mélodie, en particulier, exprime cette méditation soumise. Ensuite, la rhétorique du poème entraîne le chanteur. A l'enregistrement, le forte demandé par le compositeur pour le dernier vers et en particulier l'expression "la nuit qui marche", passe très bien. Le même interprète chante de façon très respectueuse et bien articulée la mélodie Avril, d'après le poème d'Aimé Mauduit, sans doute la première mélodie composée par Charles Bordes, où la troisième strophe du poème, vous vous souvenez, est "censurée". Nous avons aussi beaucoup aimé, par le même chanteur, la simplicité, le ton retenu d'Amour évanoui sur le célèbre poème de Maurice Bouchor (voyez le billet du 25 juillet 2011). Pour revenir à Recueillement, le manuscrit de la Médiathèque Hector Berlioz, ne donne pas la partie de piano de façon satisfaisante. Le pianiste, François-René Duchâble, l'a complétée avec efficacité et exprime ce calme.

 

Ce n'est pas notre intention de passer en revue toutes les mélodies. Nous avons parlé dans le blog de presque tous les poèmes. Le texte nous paraît essentiel et l'interprétation d'une mélodie est réussie lorsque nous comprenons de quoi il s'agit. Le duo, dans la mélodie L'Hiver, sur un texte de Maurice Bouchor, est assez réussi et les cris de plaisir de Sophie Marin Degor (soprano) sont justifiés. Plus loin, son interprétation de la mélodie Le rire, sur le poème de Léon Valade, est sobre et bien articulée. Bien que Charles Bordes ait écrit "Pas trop lent" (dès la première mesure), la mélodie gagne a être chantée calmement.

Peu importe si c'est un homme ou une femme qui chante. Les mélodies appartiennent à tous. Cependant, avec un texte complexe tel que celui de Camille Mauclair pour Mes cheveux dorment sur mon front… on attendait une voix masculine (on lit, dans le sommaire, "voix moyenne"), même (et surtout) si le texte dit au vers 7 "Leur moissonneur fut mon amant". Une ambiguïté semblable se trouve dans le poème autour du thème de la résurrection ; est-ce en Dieu (v. 17-20) ? Qui est ce "lui seul", Dieu ou le faucheur ? Pour cette mélodie écrite à Guéthary, au Pays Basque, Charles Bordes demande "avec un sentiment populaire un peu sauvage" (mesure 39) puis "même sentiment qu'au début mais plus mystérieux encore" (mesure 46). Ce sont des nuances subtiles, que l'on n'entend pas bien chez la soprano.

A la même époque (été 1901) et au même lieu (Guéthary) Charles Bordes écrivit quatre mélodies sur des poèmes de Francis Jammes, comme lui "Basque d'adoption" (voir le billet du 17 octobre 2011). La mélodie sur "La poussière des tamis…" a été enregistrée en 1992 par Philippe Pistole (ténor) ; elle est chantée ici par Sophie Marin Degor un peu rapidement. C'est en revanche avec une joie sans mélange que nous écoutons Du courage ? Mon âme éclate de douleur… chantée par Nicolas Cavalier (basse). Le ton est admirable, les effets sont demandés par le compositeur ("appassionato" à partir de la mesure 72), mais "doux et tranquille" quand il faut (mesure 23). Le piano conclut la mélodie (après la mesure 90) dans l'apaisement. Dans le poème de Francis Jammes, l'image des oiseaux prisonniers dans la cage (vers 14-16) ne pouvait qu'évoquer à Charles Bordes la chanson basque Choriñoak kaiolan qu'il aimait tant, et la souffrance causée par l'absence de liberté.

 

La partothèque du CIMF contient depuis longtemps deux mélodies de Charles Bordes qui sont omises dans le CD. Pourquoi ne pas avoir inclus le Noël sur un poème de Marc Legrand (voir ici le billet du 17 décembre 2012) ? C'est une chanson. Les mélodies ne sont-elles pas des chansons ?

Pourquoi surtout être passé à côté du Madrigal à la Musique, traduction par Maurice Bouchor d'un poème de Shakespeare ? Cette mélodie est dans le recueil des Œuvres vocales de Charles Bordes établi par Pierre de Bréville en 1914 (pp. 118-124). Il y avait quelques difficulté techniques, notamment il fallait un chœur à plusieurs voix et visiblement Timpani visait à l'économie. Quel contre-sens ! D'une part la mélodie exprime que la musique passe avant tout ; c'est ainsi que nous avions commencé notre blog (billet "Tu fais cela, musique…" du 3 février 2011). D'autre part, il y a dans ce poème la thématique de l'océan et des vagues vaincues. Shakespeare dit :

Euery thing that heard him play,
Euen the Billowes of the Sea,
Hung their heads, & then lay by.

On retrouve ce thème ailleurs dans les mélodies et dans l'opéra inachevé Les Trois Vagues.

Par ailleurs, à l'occasion de ce CD, quelque recherche pouvait être faite pour retrouver Le drapeau de Mazagran, "chanson de promenade pour les patronages" nous dit-on, et que j'ai moi-même cherchée en vain. Les paroles sont de l'abbé Henri Hello ; elle permettrait d'éclairer la création de la première Schola et le contexte idéologique de 1895. Nous attendrons. On peut penser que d'autres mélodies sont à découvrir.

 

Des impératifs commerciaux ont encouragé Timpani Records à consacrer le premier CD des mélodies de Charles Bordes à des poèmes de Verlaine. Nous pensons que cette séparation entre les poètes est un autre contre-sens. Pour Charles Bordes, les textes sont liés et peu importe leur auteur. Il les choisit parce qu'ils lui parlent. Tous.

Nous avons essayé de montrer ici, autour de l'année 1884 (billet du 5 septembre 2013) les "correspondances" entre les textes. D'autres cas pourraient être examinés. Ainsi les Madrigaux amers de Léon Valade (1885) annoncent les Paysages tristes de Verlaine (1886), en particulier la Promenade sentimentale. Et si on considère les deux dernières mélodies de Charles Bordes, Ô mes morts tristement nombreux (Paul Verlaine), écrite en 1903 et Paysage majeur (Louis Payen), en 1908, on ne peut les séparer. Il y a un lien évident, c'est la mort, présence de tous les instants chez Verlaine, en filigrane derrière cette rémission que doit apporter la chaleur du Midi chez Louis Payen. Cette marque de la mort, comme on peut la voir sur le visage de Charles Bordes, sur la photo prise en 1906 chez Déodat de Severac, présentée dans ce blog (billet du 8 février 2011).

 

Pour terminer, revenons brièvement à ce CD de mélodies. Au-delà des critiques, on peut les écouter avec plaisir et avec intérêt. En plus, nous disposons maintenant d'un utile outil de travail.

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18 juin 2013 2 18 /06 /juin /2013 16:53

When whispering strains do softly steal
With creeping passion through the heart,
And when at every touch we feel
Our pulses beat and bear a part;
      When threads can make
      A heartstring shake,
      Philosophy
      Can scarce deny
The soul consists of harmony.

When unto heavenly joy we feign
Whate’er the soul affecteth most,
Which only thus we can explain
By music of the wingèd host,
      Whose lays we think
      Make stars to wink,
      Philosophy
      Can scarce deny
Our souls consist of harmony.

O lull me, lull me, charming air,
My senses rock with wonder sweet;
Like snow on wool thy fallings are,
Soft, like a spirit’s, are thy feet:
      Grief who need fear
      That hath an ear?
      Down let him lie
      And slumbring die,
And change his soul for harmony.

 

William Strode

(1600-1645)

 

 

 

[The spelling of this poem has been modernised. The original text can be found in : The poetical works of William Strode (edited by Bertram Dobell), London: The Editor, 1907, and: Selected poems of William Strode, (selected and edited by Tony Frazer), Shearsman Books, Exeter, 2009. It was set to music by Robin Holloway, under the title The consolation of music, in 1966 (stanza 3), then in 1977. The score is published by Boosey & Hawkes.]

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18 juin 2013 2 18 /06 /juin /2013 16:38

Nous avons vu dans le texte de Proust (I) une œuvre musicale profane proche de l'œuvre liturgique (II) et des auditeurs fervents (III). Il nous faut revenir sur le contenu de la mélodie. Y a-t-il un message ?

On a pu dire que la mélodie, art raffiné, est élitiste, alliant la poésie et une musique loin du quotidien. Sans aller jusqu'à Annie Ernaux qui dit dans Passion simple (p. 27) comment les chansons à la mode, les "tubes" sentimentaux et peu "artistes" parlent à l'âme en ce qu'elle a de plus profond, on se souviendra que Charles Bordes était sensible à l'art "populaire" au Pays Basque ou au Languedoc, et qu'il mettait au-dessus de tout ce chant basque pour la liberté :

Choriñoak kaiolan,
[…]

libertatia zuñen eder den !

(L'oiseau dans la cage, […], La liberté est si belle. Traduction du Dr Jean-Félix Larrieu dans Douze chansons amoureuses du Pays basque français, Rouart, Lerolle et Cie éditeurs, 1910). Charles Bordes qui avait placé en exergue de la Rapsodie basque (1888) cette phrase de Robert Schumann : "Ecoutez attentivement la chanson populaire, c'est la source inépuisable des plus belles mélodies."  

Il incorpore des éléments de la romance narrative (Charles Bordes avait entendu chanter sa mère, Marie de Vouvray) et des airs populaires. Une mélodie comme Avril, sur le poème Vieil air d'Aimé Mauduit, tout en ronsardisant :

Mignonne, vient cueillir les roses

évoque la romance. Le doux chant badin de Verlaine, dans la mélodie Sur un vieil air, fait entendre les mots et l'air du Plaisir d'amour de Martini. Ces exemples pourraient être multipliés. Citons encore la mélodie Dansons la gigue où le texte si amer de Verlaine est renforcé par le leitmotiv adopté par Charles Bordes sur un air populaire anglais.

Cependant, avec la mélodie, le narratif s'éloigne ; ce n'est pas la goualante ni la romance. Dans l'exemple qui vient d'être donné, c'est déjà la "tristesse noire" dont parlera Verlaine dans Les poètes maudits (1888), sur l'abandon de la poésie par Rimbaud.

 

Le réel n'est pas dans la mélodie. Même si Charles Bordes chante sur les vers de Francis Jammes :

Pendant que ma chienne et mon chien fixaient une
mouche qui volait et qu'ils auraient voulu happer

le concret n'est qu'une apparence. Les descriptions de la nature dans les mélodies sur des poèmes de Verlaine (une aube affaiblie…, l'épais linceul des ténèbres…, les chemins perfides…, etc.) sont avant tout des paysages de l'âme.

D'une façon générale, la "réalité", transposée une première fois par le poème, l'est une deuxième fois part la musique. Ce n'est pas un "irréel", c'est un "ailleurs". La double contrainte à laquelle est soumis le chanteur : dire un texte, le chanter, conduit à ce dépassement.

 

Si le message de la mélodie parle plus à tel ou tel auditeur (par exemple selon les catégories énumérées par Proust), globalement il y a partage : c'est la communion dont parle Proust. Si on prend ce thème si religieux de la souffrance, souvent abordé par la mélodie (avec Charles Bordes, depuis les "yeux perfides" de Léon Valade, à "l'amour évanoui" de Maurice Bouchor, ou au rejet total du "Colloque sentimental" de Verlaine), le chant apporte la consolation. Reprenant le titre d'un lied de Schumann, Camille Mauclair (La religion de la musique, 1909, édition de 1928, p. 118 et suivantes) parle de "la consolation dans le chant", "apanage de tout être sensible". Il ajoute : "la musique nous surélève au-dessus de nos sens et nous mêle à l'amour, et ainsi elle nous délivre de la douleur". Il conclut : "La peine est chantée : Ite missa est…" C'est "l'invisible messe" de Proust.

Tout le passage pourrait être cité, comme celui-ci (op. cit., p. 305) où la mélodie devient "un ange gardien individuel" dans "ces heures où l'on n'en peut plus". Comme Proust dans Les plaisirs et les jours, Mauclair dit "le bien inouï que peut faire un petit lied".

 

En un bref instant d'illumination, pendant les petites minutes que dure une mélodie (est-ce le καιρός, ou une "entrevision" chère à van Leberghe ?), se produit une épiphanie mélodique.

Au commencement, il y a un acte volontaire : l'individu va écouter des mélodies, il se joint au groupe dans la salle de concert, il accepte le rêve. Est-il "comme un enfant crédule" ? Moréas répond, dans la mélodie de Charles Bordes :

Qu'importe si je sais que c'est mirage et leurre !

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17 juin 2013 1 17 /06 /juin /2013 15:11

La "famille vraiment vivante" écoute l'âme "incarnée dans une voix". D'emblée, Proust parle d'une "assemblée des parents et des amis". Nous sommes dans un salon ou dans une salle de concert, réunis pour une même activité, écouter des mélodies. C'est une assemblée, terme religieux, et aussitôt Proust parle de l'invisible messe et de la communion des auditeurs. Extérieurement les rites ne sont pas les mêmes que ceux du rituel religieux ; quelque chose se déroule pendant un temps donné, comme la messe, invisible peut-être, mais où un messager apporte cette communion au groupe divers qui éprouve transport ou terreur. L'unité n'est pas dans la messe qui montre telle ou telle facette du dogme, mais dans le même rêve, dans l'univers poétique de la mélodie :       

Qu'importe si je sais que c'est mensonge et leurre.

Charles Bordes écrit sur le poème de Jean Moréas et en donne la conclusion. Nous acceptons, peut-être sommes-nous ailleurs, loin du réel : un souffle incline les têtes.

Nous avons évoqué plus haut la pensée de Camille Mauclair, auteur de La religion de la musique. Proust parle lui-aussi de l'effet religieux de la musique en général, indépendamment du texte de la mélodie : "moi-même enfin, écoutant dans la musique la plus vaste et la plus universelle beauté de la vie et de la mort, de la mer et du ciel…" C'est "l'état de ferveur qui nous possède" dit Camille Mauclair (op. cit., p. 283). Pour lui, la musique prie, "même si elle n'est pas le commentaire précis d'un texte liturgique." Les mots de la mélodie parlent de la joie, de la nostalgie, de l'espoir, etc. Proust ne mentionne pas directement cette variété de sentiments qui est offerte, mais il décrit la variété des réactions, selon la variété des auditeurs. Comme dans une église lors d'un service religieux, au concert les participants se soumettent à une expérience commune ; pour cela c'est "une famille", mais les gens ne se connaissent pas, ou peu (quelques amis, des têtes connues). Le texte de Proust énumère leur diversité : le vieillard, l'enfant, l'amoureux, le penseur, l'homme d'action, la femme infidèle, le musicien. Ce dernier, qui éprouve, dit Proust, "un plaisir technique", reçoit inconsciemment des "émotions significatives" que la "beauté musicale… dérobe à ses propres yeux".  Même dans ce cas, la mélodie a un contenu spirituel ou religieux. Concernant cet effet de la mélodie, l'exemple de la femme infidèle est tout à fait troublant. Sa faute a une "céleste origine", elle est "pardonnée, infinisée", et vient de "l'insatisfaction d'un cœur que les joies habituelles n'avaient pas apaisé". Ce cœur, "en cherchant le mystère", a été comblé par la musique. Rien n'est plus profane, quoique dit très pudiquement, et c'est cependant au cœur du mystère spirituel apporté par la mélodie.

Une mélodie de Charles Bordes comme Mes cheveux dorment sur mon front sur un poème de Camille Mauclair,  mèle habilement une vision de l'amour, probablement homosexuel :

Leur moissonneur fut mon amant.

[…]                             mes cheveux blonds,

Pour lui seul dorment sur mon front !  

avec l'idée d'une résurrection où on entend l'Evangile selon Saint Jean (12) : "si le grain de blé mis en terre ne meurt pas, il demeure stérile. Mais s'il meurt, il donne beaucoup d'épis."

Dans la terre ils germeront
Quand mon âme sera défaite,
Ils germeront dans la mort

N'y a-t-il pas un amour "infinisé" ?

Tout comme la liturgie suit les périodes de la vie (naissance, mariage, enterrement) et les rythmes annuels (Epiphanie, Carême, Semaine Sainte, Noël, etc.), la mélodie s'adresse à un groupe, formé d'individus libres, et lui aussi soumis à un rituel. Proust dit que nous sommes différents, il décrit "la diversité des attitudes" mais souligne "l'unité véritable des âmes" dans "l'état de ferveur" cher à Mauclair. La force de la voix du chanteur est qu'elle s'adresse à chacun de nous, "à moi-même, enfin". Loin du décorum, du rituel figé, le chanteur me parle directement.

(à suivre)

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12 juin 2013 3 12 /06 /juin /2013 11:21

Le langage employé par Marcel Proust pour décrire la mélodie est souvent celui de la religion. C'est ce que nous avons souligné au début du billet précédent. Pourtant, si on prend une mélodie comme Avril, la première achevée par Charles Bordes, en 1883, nous sommes loin de "l'invisible messe" de Proust. Certes, par pruderie, Charles Bordes n'a pas gardé pour sa mélodie la troisième strophe d'Aimé Mauduit

                    Mignonne, viens sous la feuillée,

                    Viens dans les verts taillis touffus.

Ce thème est vigoureusement dénoncé par Chabrier dans une lettre écrite à ses éditeurs depuis La Membrolle, le 29 juin 1889 (lettre citée par Roger Delage, Emmanuel Chabrier, Fayard, 1999, p. 524) : "...et toujours sur avril mai, fleurs des champs et autres bougreries, le petit Bordes, Chausson, Marty, Bréville, Hue, Debussy, etc. ont composé des musiques recherchées, ingénieuses, mais un peu tourmentées, souvent tristes, éplorées, navrées, tant et si bien que dans les salons, quand on chante ça, on a l'air de porter le diable en terre ou de donner les derniers sacrements à l'auditoire. Quand la belle dame ouvre sa hure : "oui, oui, ma mie, vas toujours - me dis-je intérieurement - tu vas encore me pleurailler un De profondis ad te clamavi, domine !" Eh bien, j'en ai par-dessus les oreilles..."

On tiendra compte bien sûr du parler robuste de Chabrier. Il dénonce l'insincérité (pleurailler) de certaines mélodies devant la douleur. Mais les poèmes expriment aussi des souffrances réelles et nous y reviendrons.

Dans le billet précédent, on voit deux images du salon de Madeleine Lemaire. Dans le tableau de Pierre-Georges Jeanniot, il y a surtout de l'ostentation ; ces gens-là ont-ils une âme ? Mais si on regarde le tableau de Gervex, c'est "l'unité véritable des âmes" où "l'angoisse de la musique est à son comble".

Au-delà de la mélodie, le pouvoir spirituel de la musique a été souligné, comme, en 1909, dans La religion de la musique de Camille Mauclair.

Lorsque Mauclair parle (p. 283, édition de 1928) de "cet état de ferveur qui nous possède" et (p. 305) voit en la musique un "ange gardien individuel", on dirait qu'il décrit en terme religieux le tableau de Gervex.

Charles Bordes consacre sa vie à la musique liturgique. En même temps, il éprouve le besoin d'écrire des airs sur des textes profanes. Il en connaît bien les résonnances spirituelles. Par ailleurs il connaît l'ambiguïté de certaines oeuvres religieuse. En faisant chanter Le Cantique des Cantiques de Palestrina, le latiniste entend "nigra sum" et "punica granatum " et l'érotisme brûlant d'un texte sur lequel l'Eglise a toujours été embarrassée.

Certaines mélodies de Charles Bordes peuvent être classées comme religieuses, comme certaines écrites sur des poèmes de Francis Jammes :

Oh, ce parfum d'enfance dans la prairie trempée

                    d'eau et d'azur, parfum de pieuse jonchée (1-2)

et plus loin (10) :

parfums d'encensoirs purs qui vont à Dieu ensemble

Cependant, ici, c'est d'abord la nostalgie du passé qui est exprimée par le poème. Même si on entend la religion (8) :

comme j'en voyais dans les vieux paroissiens

c'est d'abord le temps du verbe, à l'imparfait, qui frappe.

Si on considère une mélodie de la fin (1903) comme Ô mes morts tristement nombreux, certes la religion est exprimée par Verlaine (29-30) :

Priez pour le pauvre pécheur

                    Indigne encor du Purgatoire.

mais aussi le passé (4) :

Comme autrefois le Dieu vivant

et surtout l'amour pour un garçon (11-12) :

Et toi, jeune homme de douceur

                    Pour qui ces vers mélancoliques.

Ailleurs dans le recueil, Paul Verlaine nomme Lucien Létinois, sans se cacher. Dans d'autres poèmes comme Dansons la gigue ou Spleen, son amour homosexuel est exprimé plus indirectement.

Charles Bordes, lisant Le feu du ciel de Victor Hugo, approuve la vision cosmique hugolienne :

- Faut-il sécher ces mers ? dit le nuage en feu.

                    - Non ! – Il reprit son vol sous le souffle de Dieu.

Mais il ne retient pas ces deux derniers vers (13-14) pour sa mélodie Pleine mer, écrite entre 1880 et 1884. Il est d'accord, mais ce n'est pas le sujet principal du poème ; le compositeur frustré de l'opéra Les trois vagues voit d'abord (1) :

La mer ! partout la mer ! des flots, des flots encor.

Ce souffle divin est vu aussi par Proust qui écrit : "Par moments, comme le vent courbe les herbes et agite longuement les branches, un souffle incline les têtes ou les redresse brusquement." L'afflatus, sans aller jusqu'à Cicéron, c'est l'inspiration. Dans la mélodie c'est d'abord la musique ; et aussi l'air franchissant la bouche du chanteur, plus ou moins fort, plus ou moins grave, et qui emplit l'espace de la salle où l'œuvre est chantée.

Dieu est aussi présent dans les poèmes de Jean Lahor, que Charles Bordes affectionne. Nous avons dit, dans ce blog, la distance qu'il y a entre les deux hommes. Le ciel est "ivre de Dieu" (Fantaisie persane, vers 4), mais ce qui compte est clairement dit (11-12) :

Danse ainsi, danse, ô ma pensée,

                    Tourne, tourne d'un pas égal.

Quand la mélodie se termine, la méditation spirituelle la prolonge et continue. Voyez le dernier vers de Pensées orientales (16) :

Dieu fait tout rentrer au sein du silence.

Ce silence n'est pas une interruption : la "pensée / tourne". Ainsi, l'expression par laquelle Frederic Mompou désigne son oeuvre Música callada  (la musique du silence), a son origine dans le Canto espiritual de Saint Jean de la Croix. Sans vouloir l'ériger en dogme, rappelons-nous de ce que disent Michel Faure et Vincent Vivès dans leur Histoire et poétique de la mélodie française (CNRS Editions, 2000), p. 210 : "Ce genre musical n'a pas besoin de parler de Dieu pour se hausser jusqu'à la transcendance."

Imprégné de liturgie, par son action à Saint Gervais ou à la Schola Cantorum, Charles Bordes n'exprime pas le sacré en nommant Dieu. Au contraire, ses allusions apparemment religieuses dévient du droit chemin religieux. On l'a vu avec avec Victor Hugo, Jean Lahor, Francis Jammes.

Reprenons un poème de ce dernier. Dans la mélodie sur La poussière des tamis, il y a une intention religieuse et Charles Bordes le sait :

je prie, parce que dans le ciel il y a Dieu !

Mais la spiritualité est ailleurs, jusque dans l'érotisme maîtrisé de :

Mets ton épaule et tes cheveux sur mon épaule

                    et mes cheveux.

Ce n'est pas parce qu'une musique parle de religion qu'elle est religieuse. C'est la mélodie qui dit l'esprit, même lorsqu'elle parle du corps.

 

(à suivre)

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5 juin 2013 3 05 /06 /juin /2013 22:22

[Le texte qui suit provient du livre Les plaisirs et les jours, publié par Marcel Proust en 1896. Il était illustré par Madeleine Lemaire

Proust--doc--Madeleine-Lemaire.jpgdans le salon de laquelle Proust avait rencontré Reynaldo Hahn. Nous savons la date : le 21 mai 1894. Ils deviendront amants et après resteront amis. Reynaldo Hahn avait écrit en 1893 Les chansons grises sur des poèmes de Paul Verlaine. Si vous disposez d'un quart d'heure, vous pouvez les écouter en cliquant ici, interprétées en décembre 1988 par Bruno Laplante (baryton) et Rena Sharon (piano).

Proust--doc--couverture-Les-Chansons-grises.jpg

On trouvera Les plaisirs et les jours dans l'édition de Thierry Laget en Folio Classique (1993).

Le passage cité est le chapitre IV de Rêveries couleur du temps qui réunit des poèmes en prose. Cette fin du 19e siècle, c'est la grande époque de la mélodie. On l'écoute en famille, comme dit Proust, mais bien sûr dans un salon ou au concert. Le tableau de Pierre-Georges Jeanniot, La chanson de Gibert, montre un moment musical du salon de Madeleine Lemaire en 1891,

Proust--doc--Pierre-Georges-Jeanniot--Une-chanson-de-Gibert.jpgainsi que le tableau de Gervex, Un mardi, soirée chez Madeleine Lemaire (Musée Carnavalet), peint vers 1910.

Proust--doc--Un-mardi--soiree-chez-Madeleine-Lemaire--c.-1.jpg

Outre Reynaldo Hahn, on pourrait illustrer le texte par des airs de Chausson, Duparc, Chabrier et bien d'autres. Proust parle d'une "invisible messe", de "la communion à un même rêve". Il donne à la mélodie son sens spirituel. Dans un autre billet nous reviendrons sur cette façon d'aborder la mélodie ; en lisant ce texte, évidemment, nous pensons aussi à Charles Bordes.]

Proust--doc--couverture-Les-plaisirs-et-les-jours.jpg

 

 

Famille  écoutant la musique

      "Car la musique est douce,
      Fait l'âme harmonieuse et comme un divin chœur
      Éveille mille voix qui chantent dans le cœur."


      Pour une famille vraiment vivante où chacun pense, aime et agit, avoir un jardin est une douce chose. Les soirs de printemps, d'été et d'automne, tous, la tâche du jour finie, y sont réunis ; et si petit que soit le jardin, si rapprochées que soient les haies, elles ne sont pas si hautes qu'elles ne laissent voir un grand morceau de ciel où chacun lève les yeux, sans parler, en rêvant. L'enfant rêve à ses projets d'avenir, à la maison qu'il habitera avec son camarade préféré pour ne le quitter jamais, à l'inconnu de la terre et de la vie ; le jeune homme rêve au charme mystérieux de celle qu'il aime, la jeune mère à l'avenir de son enfant, la femme autrefois troublée découvre, au fond de ces heures claires, sous les dehors froids de son mari, un regret douloureux qui lui fait pitié. Le père en suivant des yeux la fumée qui monte au-dessus d'un toit s'attarde aux scènes paisibles de son passé qu'enchante dans le lointain la lumière du soir ; il songe à sa mort prochaine, à la vie de ses enfants après sa mort ; et ainsi l'âme de la famille entière monte religieusement vers le couchant, pendant que le grand tilleul, le marronnier ou le sapin répand sur elle la bénédiction de son odeur exquise ou de son ombre vénérable.
      Mais pour une famille vraiment vivante, où chacun pense, aime et agit, pour une famille qui a une âme, qu'il est plus doux encore que cette âme puisse, le soir, s'incarner dans une voix, dans la voix claire et intarissable d'une jeune fille ou d'un jeune homme qui a reçu le don de la musique et du chant. L'étranger passant devant la porte du jardin où la famille se tait, craindrait en approchant de rompre en tous comme un rêve religieux ; mais si l'étranger, sans entendre le chant, apercevait l'assemblée des parents et des amis qui l'écoutent, combien plus encore elle lui semblerait assister à une invisible messe, c'est-à-dire, malgré la diversité des attitudes, combien la ressemblance des expressions manifesterait l'unité véritable des âmes, momentanément réalisée par la sympathie pour un même drame idéal, par la communion à un même rêve. Par moments, comme le vent courbe les herbes et agite longuement les branches, un souffle incline les têtes ou les redresse brusquement. Tous alors, comme si un messager qu'on ne peut voir faisait un récit palpitant, semblent attendre avec anxiété, écouter avec transport ou avec terreur une même nouvelle qui pourtant éveille en chacun des échos divers. L'angoisse de la musique est à son comble, ses élans sont brisés par des chutes profondes, suivis d'élans plus désespérés. Son infini lumineux, ses mystérieuses ténèbres, pour le vieillard ce sont les vastes spectacles de la vie et de la mort, pour l'enfant les promesses pressantes de la mer et de la terre, pour l'amoureux, c'est l'infini mystérieux, ce sont les lumineuses ténèbres de l'amour. Le penseur voit sa vie morale se dérouler tout entière ; les chutes de la mélodie défaillante sont ses défaillances et ses chutes, et tout son cœur se relève et s'élance quand la mélodie reprend son vol. Le murmure puissant des harmonies fait tressaillir les profondeurs obscures et riches de son souvenir. L'homme d'action halète dans la mêlée des accords, au galop des vivaces ; il triomphe majestueusement dans les adagios. La femme infidèle elle-même sent sa faute pardonnée, infinisée, sa faute qui avait aussi sa céleste origine dans l'insatisfaction d'un cœur que les joies habituelles n'avaient pas apaisé, qui s'était égaré, mais en cherchant le mystère, et dont maintenant cette musique, pleine comme la voix des cloches, comble les plus vastes aspirations. Le musicien qui prétend pourtant ne goûter dans la musique qu'un plaisir technique y éprouve aussi ces émotions significatives, mais enveloppées dans son sentiment de la beauté musicale qui les dérobe à ses propres yeux. Et moi-même enfin, écoutant dans la musique la plus vaste et la plus universelle beauté de la vie et de la mort, de la mer et du ciel, j'y ressens aussi ce que ton charme a de plus particulier et d'unique, ô chère bien-aimée.

Proust--doc--Madeleine-Lemaire--Hortensias-bleus.jpg 

[En exergue du texte, une citation d'Hernani, Acte V, scène 3, (Doña Sol à Hernani). Pour terminer, les hortensias bleus sont une aquarelle de Madeleine Lemaire.]

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