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9 décembre 2023 6 09 /12 /décembre /2023 16:47

Régulièrement, après un concert de l'Orchestre Lamoureux ou Pasdeloup, on pouvait lire (à partir d'octobre 1889) dans les journaux de la Belle Époque (Art et critique et surtout L'Écho de Paris) un article de "l'Ouvreuse du Cirque d'Été". Cette "ouvreuse" était un personnage entièrement fictif.

Les articles étaient de Willy, de son vrai nom Henry Gauthier-Villars. C'est le Willy de Colette. L'ayant employée comme "nègre", c'est lui qui signait Claudine à l'école, etc. Il empochait ce que ça rapportait. Du vol. C'était Colette l'auteur. L'histoire est bien connue et ce n'est pas notre sujet. 

Willy était un grand connaisseur de la musique ; cependant, pour écrire ses articles, là aussi il utilisait des "nègres", en particulier des compositeurs ; Émile Vuillermoz, Alfred Ernst (le traducteur de Wagner), André Hallays, Claude Debussy, Vincent d’Indy, probablement Pierre de Bréville, contribuaient aux textes.
Ces articles, de 1890 à 1901, comme on sait, ont été réunis en plusieurs volumes dont les titres disent le goût de leur auteur pour le calembour.
Willy était "wagnérien" et son Ouvreuse prônait cette musique. Le dessin sur la couverture de Notes sans portées, de 1896, montre Wagner (en rouge) entre Charles Lamoureux et Edouard Colonne, dominant et entraînant la musique française. Nous en reparlons plus loin, à propos d'Émile de Saint Auban.

Les articles montrent les capacités musicales de l'auteur : ce n'est pas ce que nous retiendrons ici. Le plus souvent, Les Lettres de l'ouvreuse sont  un portrait des mélomanes de la Belle Époque. Nous retiendrons ici cet aspect "people" (comme on dirait aujourd'hui), en particulier autour de Paul Poujaud. Il est souvent présent. Paul Poujaud allait fréquemment écouter des concerts (Colonne, Lamoureux). Il apparaît dans toutes les Lettres de l'Ouvreuse, surtout dans Voyage autour de la musique et La Mouche des Croches. Il n'est pas seul. Souvent il est avec le groupe des franckistes, de la Schola Cantorum, les "d'Indystes" (La Colle aux Quintes, CQ, p. 79), de la Société
[On trouvera au début des Notes la liste des ouvrages dont le titre commun est L'Ouvreuse au Cirque d'été auxquels renvoient les abréviations ; ils sont par ordre chronologique ; le G indique qu'ils sont actuellement sur Gallica.] 
Nationale de Musique.  " Ils étaient là, tous, Chabrier, Ernst, Bordes, Le Boue, Benoît, Poujaud, Servières, Vincent d'Indy ! On eut dit un bouquet de fleurs." (VAM, p. 32) 
Voici venir Poujaud le Noir, dont l'œil jette des flammes. (VAM, p. 59) Willy le désigne par son aspect physique et son attitude  : "Combien plus séduisant Poujaud le Noir, dont je ne me lassais pas d'admirer (en tout bien, tout honneur) la barbe courte et soyeuse, les yeux étincelants ! Franckiste et ami collectif de tous les élèves formés par le grand César, un des wagnériens les plus documentés et les plus gais que l'on puisse entendre au promenoir, fleurir une discussion technique de facéties désarmantes. Jadis, c'était fête au Châtelet quand les averses de ses lazzi posaient dru sur les poses sibyllines d'Edouard (du haut d'ton trépied, hé, Colonne !) ou sur le gâtisme consterné des habitués. Bon monsieur Paul, vous avez sauvé vos amis d'eux-mêmes, car ces chers élèves ne sont point, tous les jours, incroyablement folâtres ; et votre rire clair, vos mots cinglants, vos coq-à-l'âne irrésistibles ont éclaté comme des fanfares joyeuses dans cette forêt musicale, belle, profonde, mais parfois un peu broussailleuse." (VAM, p. 46). Willy ne peut résister au jeu de mot : "Poujaud, baptisé désormais le Prince Noir (ou le Prince –sans-rire)…" (VAM, p. 70). Il le trouve "séduisant et suggestif " (VAM, p. 46 et p. 155), "svelte" (PP, p. 234) ; il est "le mélomane Poujaud" (EDA, p. 193), un  "excellent dilettante" (CQ, p.63), avec une influence sur les autres, dans la salle ou au promenoir, tous "auditeurs intelligents" (BS, p. 298) dit l'Ouvreuse, pour ne fâcher personne. Quelquefois Willy va plus loin : Poujaud est "d'ébène" (NSP, p. 180), c'est "un bel Arbi" (VAM, p. 188), "méphistophélique" (RR, pp. 54), "satanique" (RR, p. 116), "diabolique" (MC, p. 4). Paul Poujaud réagit avec passion en écoutant la musique, "les yeux étincelants"  on l'a vu (VAM, p. 46) ; quelquefois "son œil jette des flammes" (VAM, p. 59). Quand il applaudit,  ses mains sont comme de "formidables battoirs" (VAM, p. 165). Poujaud sait amplifier ce bruit : "Si vous aviez ouï les applaudissement de Poujaud ! Il s'était muni d'un chapeau-claque pour être plus à la hauteur ! Le tonnerre qu'il a fait a sonné si fort qu'on a dû l'entendre de Magny du reste." (VAM, p. 289) Dans ce cas, l'orchestre avait joué Paysage, poème symphonique de Raymond Bonheur qui habitait Magny-les-Hameaux. (Paul Poujaud a souvent un couvre-chef, comme dans le dessin humoristique de Charles Constantin (1903) où il porte un gibus.)

La musique l'emporte, "Poujaud songe" (GLA, p. 199) mais souvent la réaction est plus forte : pendant l'ouverture des Maîtres Chanteurs, "Poujaud pleurait d'enthousiasme dans le cou d'Hallays" (MC, p. 240). Il "éclate en sanglots" écoutant le Polyeucte de Dukas (EDA, p. 76).
Écoutant la Suite basque de Charles Bordes, "... les thèmes populaires se mêlent aux idées personnelles de l'auteur avec une habileté qui faisait couler des larmes heureuses sur les joues bistrées de Poujaud." (SP, p. 17) l'approbation du mélomane est décrite et en même temps l'intensité du lien entre les deux hommes. Dans son livre Solesmes et les musiciens (vol. 1), Patrick Hala parle de leur "amitié homosexuelle" (p. 332) sans y croire tout à fait. Que penser des lettres de Charles Bordes à Paul Poujaud qu'il cite, et qui se terminent par l'expression de la tendresse ? 

Les notations de Willy nous paraissent justes, convergentes, sauf une. Dans La Mouche des Croches il écrit : "…l'antisémite Poujaud, tenu en laisse par Saint Auban…" (MC, p. 32). Outre que ce ne soit pas dans son caractère  d'être " tenu en laisse", ce n'est pas lui l'antisémite mais bien Saint Auban. Que Poujaud soit en contact avec lui n'est pas étonnant. Ils se connaissent bien ; tous deux sont avocats au Barreau de Paris, presque du même âge (Saint Auban est docteur en droit en 1882, Poujaud en 1885), mélomanes, fervents de Wagner. Leur proximité s'arrête là. Saint Auban, écrit des articles, certains  musicaux, wagnériens, mais aussi des éditoriaux et des articles judiciaires pour La libre Parole, le journal de Drumont dont il partage l'idéologie.
Willy, tout en étant d'accord avec les idées de Saint Auban, qu'il admire par ailleurs, montre son ridicule en notant qu'il est "critique antisémite qui se hérisse à l'idée d'entendre jouer Mlle Pauthès, pianiste d'Israël. " (MC, p. 148). 

"O joie ! Voici venir Poujaud le Noir, dont l'œil jette des flammes…" (VAM, p. 59). 

"Monsieur Paul" a quelquefois un comportement enfantin, joyeux, prêt à plaisanter et à faire du bruit comme lorsqu'il quitte la salle de concert en tapant sur les pianos de la réserve ; ainsi se termine le Bain de sons de Willy. "Ce Ravachol d'un nouveau genre", "ouvre tous les Pleyels du magasin et les essaye à coups de poings", (BS, pp. 299 et 309). 

Willy, dans les Lettres de l'Ouvreuse, donne une existence à Paul Poujaud. Ce n'est plus une personne sans personnalité. Il prend du volume.
Willy le voit. Il nous le donne à voir.


Gardons les yeux ouverts. 

 

 

 

[ Notes.

. Lettres de l'Ouvreuse au cirque d'été :
- Voyage autour de la musique         1890        VAM       G
- Bains de Sons                                  1893        BS
- La Mouche des Croches                 1894        MC
- Rythmes et Rires                             1894         RR          G
- Soirées perdues                               1894         SP           G
- Entre deux airs                               1895         EDA 
- Notes sans portées                          1896          NSP
- Accords perdus                               1898          AP 
- La colle aux Quintes                      1899          CQ          G
- Garçon, l'audition                          1901          GLA       G

 

. Bibliographie (suite) :
- Cécile Leblanc  Ars Gallica ? Paul Poujaud, confident du renouveau musical post-wagnérien en France.  in Médiévales 39: Le Paris de Richard Wagner,  Actes du Colloque international des 8, 9, et 10 décembre 2004 à Amiens
- Patrick Hala  Solesmes et les musiciens (vol. 1),  Éditions de Solesmes, 2017
- dans ce blog : billet Vacances au Pays Basque,  2019

 

. Illustrations :
1. Couverture de Bains de Sons. Image empruntée à ebay.
2. Couverture de Notes sans Portées. Image empruntée à ebay.
3. Portrait de Paul Poujaud. Détail d'un dessin humoristique de Charles Constantin (album de caricatures sur la Schola Cantorum). Image dans un article de Jean-Marc Warszawski sur le site de musicologie.org.
4. Paul Poujaud, Mme Arthur Fontaine, Degas. Photo de Dega (1895)  empruntée à Wikipédia ; original au Metropolitan Museum of Art (Open Access).
5. Paul Poujaud et Charles Bordes. Détail de la photo du groupe de la Schola Cantorum dans l'atelier de paléographie musicale, Abbaye de Solesmes, juillet 1897. Archives de l'Abbaye de Solesmes, autorisation de Dom Hala. 
Photographie utilisée sur ce blog pour le billet : La Schola à Solesmes.

 

. Wikipédia
Enfin, une notice dédiée à Paul Poujaud vient de s'ouvrir sur Wikipédia. Elle a commencé le 5 novembre 2023. Nous la saluons. Cette page est illustrée par la photo de 1895  bien connue d'Edgar Degas, dans les collections du Met :

Les portraits de Paul Poujaud sont rares mais un détail de sa visite à Solesmes en 1897 pourrait être préféré, comme celui-ci où il est avec Charles Bordes, "les yeux étincelants" :

En s'étoffant, la notice de Wikipédia deviendra indispensable. 
à bientôt]


BC
 

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