Nous avons sous les yeux une lettre écrite par Charles Bordes depuis Montpellier, le 4 septembre 1909 (cf la transcription en note ). Il y a deux pages ; le verso commence par "pour le 1er octobre". Elle est inédite.
Une édition de sa correspondance complète n'existe pas. Actuellement on trouvera des lettres (175) de Charles Bordes dans le Tome III de la thèse de Bernard Molla (MOLLA, Bernard, Charles Bordes, pionnier du renouveau musical français entre 1890 et 1909, thèse de musicologie, Université de Lyon II, novembre 1985) et de substanciels extraits (surtout des lettres adressées à Paul Poujaud) dans le livre de Patrick Hala (HALA, Patrick, osb, Solesmes et les musiciens Vol . I La schola Cantorum, "Charles Bordes", pp. 1-386, Solesmes, Éditions de Solesmes, 2017).
La lettre est adressée à Gabriel Astruc, directeur de la revue Musica. C'est une personnalité du monde musical français. Quelques années plus tard il dirigera le Théâtre des Champs Élysées.
Son but est simple. Charles Bordes y demande le paiement d'un article qu'il a écrit pour la revue, mettant en avant son besoin, et il propose d'écrire sur les événements musicaux géographiquement proches. Dans un post-scriptum (écriture moins appuyée), il évoque une reprise d'Iphigénie en Tauride de Glück et de l'Anacréon de Rameau qu'il a présenté à Bagatelle, avec les chanteurs possibles. Certes il a besoin de ces "cent balles", mais il termine en parlant de ce qui compte vraiment, c’est-à-dire de nouveaux spectacles.
La lettre montre la familiarité des rapports entre Charles Bordes et Gabriel Astruc. C'est une connaissance proche, traité de "Cher ami", avec, en fin de lettre "mille bonnes amitiés". Charles Bordes s'adresse à lui avec simplicité, employant un langage parlé : "mille dettes criardes qui m'assiègent", voire très familier et direct lorsqu'il réclame "les cent balles de mon article" (environ 200/300 Euros aujourd'hui). Il répète l'expression à la fin de sa lettre, tout en l'enveloppant de politesse : "mais pensez aux cent balles, je vous en prie". Ailleurs, évoquant la Schola de Montpellier, il dit : "quand j'y refous les pieds".
Charles Bordes a écrit cette lettre très vite ; son écriture est régulière mais il respecte peu l'ordonnancement d'une lettre officielle, comme le montre son aspect avec le commencement oblique des lignes. Il a certes employé du papier à l'en-tête de la Schola ; il en avait sous la main au Mas Sant Genès.
Quand il dit : "la renomée Schola montpelliéraine qui ne m'a jamais rapporté un sous", faut-il y voir de l'humour ou de l'ironie ? Il y a un détachement, de la désinvolture, devant l'œuvre accomplie, mais Charles Bordes est conscient de son travail.
Lorsqu'il demande à Astruc de l'envoyer parler d'œuvres musicales, il mentionne aussi la photographie. Il écrirait sans doute, mais ce sont aussi des "documents photographiques" qu'il ferait. Des allusions ont été faites à cet aspect du travail de Charles Bordes, mais nous ne savons rien d'autre. Rien sur l'appareil utilisé, par exemple, ou sur les négatifs qui doivent bien subsister. Sur les photos, on ne peut que faire des hypothèses.
Par exemple, la maison basque sur la couverture de Douze chansons amoureuses du Pays Basque français (Paris : Rouart, Lerolle & Cie, 1910),
est-elle une photographie dont il serait l'auteur ? C'est possible ; l'ethno-musicologue témoignait aussi sur un pays.
En ce qui concerne l'article dont il parle à Astruc, il doit s'agir de La danse au Pays basque (paru dans Musica n°86 de novembre 1909, pp. 172-3). Le thème du Pays basque a gouverné la vie de Charles Bordes, avant sa mission d'etno-musicologie (1889 et 1890). Sans oublier l'opéra Les trois vagues auquel il a travaillé toute sa vie en le laissant malheureusement inachevé. (Cf dans ce blog le billet Vacances au Pays basque.)
Foin des "basquaiseries" méprisantes de Vincent d'Indy (lettre à Paul Poujaud du 27 septembre 1889).
Une phrase du texte, avec son érotisme diffus, déclare : "Pour le spectateur bénévole, qu'il lui suffise, pour sa joie intime, de savourer la grâce exquise de ce cercle de jeunes gens, beaux pour la plupart et souples comme des chats."
Nous les voyons, tels qu'il les a vus :
La lettre, surtout dans son post-scriptum, contient plusieurs allusions à des spectacles musicaux. Marqué par Wagner comme bien des compositeurs français de l'époque, le franckiste qu'il est peut parler de la Tétralogie qui doit être présentée à l'Opéra de Monte Carlo. Il mentionne aussi La Glu, drame de Gabriel Dupont sur le roman de Jean Richepin, programmé à Nice pour 1910, mais qu'il connaissait, Dupont l'ayant écrit en 1908. On peut penser qu'il était sensible à ces vagues se brisant : ses trois vagues basques n'en finissaient pas, mais celles de La Glu, bretonnes comme son ami Guy Ropartz, pouvaient être considérées.
Il mentionne Iphigénie. C'est Iphigénie en Tauride de Glück ; il en parle dans son article : il vient de la faire représenter à Saint Jean de Luz, adaptant les danses traditionnelles basques aux traditions françaises de chorégraphie, notamment pour le célèbre ballet des Scythes. L'œuvre avait été jouée auparavant avec la mezzo-soprano Jeanne Raunay (Charles Bordes lui avait dédié en 1901 sa mélodie sur le poème de Camille Mauclair "Mes cheveux dorment sur mon front...")
qui accepterait de la reprendre. "Georgette qui s'offre" c'est évidemment Georgette Leblanc qui avait chanté Télaïre dans Castor et Pollux de Rameau, recréé par Charles Bordes à Montpellier en 1908, "dans un style pathétique et noble" écrivait Musica en avril 1908.
Il cite aussi l'Anacréon de Rameau. Charles Bordes en a repris le manuscrit pour une représentation à Bagatelle en juin 1909. L'argument en est simple : Chloé et Bathylle s’aiment et admirent le poète Anacréon, qui se joue d’eux en prétendant qu’il s’apprête à célébrer son union avec Chloé. Les chanteurs qui l'avaient créé, Lucy Vauthrin (de l'Opéra Comique, dans le rôle de Chloé), Rodolphe Plamondon (de l'Opéra, celui de Bathylle) et Edmond Monys (de la Schola, Anacréon) sont nommés. Sans doute Charles Bordes parle d'argent, des cachets des unes et des uns, des spectacles qui ont lieu ou qui peuvent revivre ("Chauffez le projet" écrit-il tout à la fin).
On trouvera ici une version moderne du ballet final https://www.youtube.com/watch?v=6a9oIN3YNgQ
.
C'est le Charles Bordes fervent de la musique baroque et auteur de son renouveau qui apparaît. En juin 1903 il avait fait reprendre La Guirlande de Rameau à la Schola Cantorum, après une interruption de plus d'un siècle.
Il signe sa lettre avec fermeté et le post-scriptum des initiales de son prénom.
Dans deux mois il sera mort.
Le musicien témoigne.
Encore une fois, après la lecture de cette lettre, écoutons l'hymne à la liberté de Choriñoak kaiolan.
[- Une transcription de cette lettre peut être utile. La voici :
le 4 9bre 1909
Cher ami
Est ce indiscret de vous demander de me faire envoyer par le caissier de Musica les cent balles de mon article vous savez que je suis loin d’être riche et ici dès que j’y refous les pieds c’est une mine de petites dettes criardes qui m’assiègent et auxquelles j’ai peine à faire face. Sans compter la renomée (sic) Schola montpelliéraine qui ne m’a jamais rapporté un sou mais coûté des sacrifices énormes. Et ils disent que la vie monte !! C’est pourquoi je vous offrais de m’envoyer toutes les fois que vous le pourrez et que vous n’irez pas dans les villes du midi où peut se faire des choses intéressantes musicales avec documents photographiques pour Musica ou encore Concert illustré. C’est pourquoi je vous parlais de la Tétralogie à Monte Carlo et la Glu de Dupont à Nice. Irez-vous ?
Mille bonnes amitiés mais pensez aux cent balles je vous en prie.
Mille amitiés.
Charles Bordes
Merci toujours pour ce que vous ferez pour moi. J’ai écrit à Marsic. Je lui ai proposé une soirée / pour le 1er oct. Iphigénie et Anacréon pour 3000 balles pour le cachet d’Iphigénie qui pourrait être Mme Raunay qui accepte en principe. Je vous parle pas à vous de Georgette qui s’offre !!... Pour Anacréon les créateurs à Bagatelle. Vauthrin, Plamondon et Monys.
Chauffez le projet et merci d’avance
Ch
Cette lettre provient du Fonds Cassanea.
- Photographies (9) :
- la lettre (recto et verso)
- la maison basque (couverture de Douze chansons amoureuses du Pays Basque français)
- les 2 pages de l'article dans Musica n°86 de novembre 1909 (merci à l'INHA)
- trois détails de cet article
- la signature de Charles Bordes.
-Liens : d'un clic sur les mots gris et soulignés, vous trouverez des informations supplémentaires.]
BC