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26 novembre 2013 2 26 /11 /novembre /2013 11:12

Depuis le début septembre, on peut écouter le 2e CD de mélodies de Charles Bordes, publié par Timpani Records.

Nous l'avons signalé dans ce blog (billet "C'était à Tours", 16 septembre 2013), mais nous voulons y revenir.

Nous souhaitons que cet enregistrement soit un encouragement à chanter ces mélodies, celles-ci ou les autres, dans le 1er CD (Verlaine) et celles qui ont été négligées ou restent à découvrir.

 

Deux mots pour commencer sur le CD comme objet. Il est orné de la reproduction du tableau le plus célèbre de Joaquín Sorolla, Promenade au bord de la mer (Paseo a orillas del mar). L'original se trouve au Musée Sorolla à Madrid. Le lien avec Charles Bordes est peut-être qu'ils étaient contemporains (cela fait aussi 150 ans pour Sorolla) et que le tableau date de 1909, année de la mort de Charles Bordes. En dehors de cela, il n'y a aucun rapport avec les mélodies enregistrées. C'est moins choquant que l'image qui figurait sur le CD Verlaine (voir le billet "Un CD" du 22 octobre 2012), mais nous regrettons ce lieu commun qui fait des mélodies le domaine des femmes…

 

Nous savions que ce CD devait incorporer la mélodie inédite, Recueillement, sur le sonnet de Baudelaire. Les lecteurs de ce blog en ont entendu parler il y a un an (billet "Recueillement : une mélodie retrouvée",  du 11 octobre 2012) ; un peu plus tard, j'ai proposé quelques hypothèses (billet : "La mélodie silencieuse : hypothèses", du 10 décembre 2012) sur cette mélodie gardée secrète par Charles Bordes, avec l'accord de Paul Poujaud qui en était le dédicataire. Pour l'avoir entendue en concert le 6 septembre, nous avions quelques appréhensions, Eric Huchet (ténor), chanteur d'opéra, ne résistant pas à faire des effets de bel canto. L'enregistrement est rassurant, bien articulé, souvent sobre. Le début de la mélodie, en particulier, exprime cette méditation soumise. Ensuite, la rhétorique du poème entraîne le chanteur. A l'enregistrement, le forte demandé par le compositeur pour le dernier vers et en particulier l'expression "la nuit qui marche", passe très bien. Le même interprète chante de façon très respectueuse et bien articulée la mélodie Avril, d'après le poème d'Aimé Mauduit, sans doute la première mélodie composée par Charles Bordes, où la troisième strophe du poème, vous vous souvenez, est "censurée". Nous avons aussi beaucoup aimé, par le même chanteur, la simplicité, le ton retenu d'Amour évanoui sur le célèbre poème de Maurice Bouchor (voyez le billet du 25 juillet 2011). Pour revenir à Recueillement, le manuscrit de la Médiathèque Hector Berlioz, ne donne pas la partie de piano de façon satisfaisante. Le pianiste, François-René Duchâble, l'a complétée avec efficacité et exprime ce calme.

 

Ce n'est pas notre intention de passer en revue toutes les mélodies. Nous avons parlé dans le blog de presque tous les poèmes. Le texte nous paraît essentiel et l'interprétation d'une mélodie est réussie lorsque nous comprenons de quoi il s'agit. Le duo, dans la mélodie L'Hiver, sur un texte de Maurice Bouchor, est assez réussi et les cris de plaisir de Sophie Marin Degor (soprano) sont justifiés. Plus loin, son interprétation de la mélodie Le rire, sur le poème de Léon Valade, est sobre et bien articulée. Bien que Charles Bordes ait écrit "Pas trop lent" (dès la première mesure), la mélodie gagne a être chantée calmement.

Peu importe si c'est un homme ou une femme qui chante. Les mélodies appartiennent à tous. Cependant, avec un texte complexe tel que celui de Camille Mauclair pour Mes cheveux dorment sur mon front… on attendait une voix masculine (on lit, dans le sommaire, "voix moyenne"), même (et surtout) si le texte dit au vers 7 "Leur moissonneur fut mon amant". Une ambiguïté semblable se trouve dans le poème autour du thème de la résurrection ; est-ce en Dieu (v. 17-20) ? Qui est ce "lui seul", Dieu ou le faucheur ? Pour cette mélodie écrite à Guéthary, au Pays Basque, Charles Bordes demande "avec un sentiment populaire un peu sauvage" (mesure 39) puis "même sentiment qu'au début mais plus mystérieux encore" (mesure 46). Ce sont des nuances subtiles, que l'on n'entend pas bien chez la soprano.

A la même époque (été 1901) et au même lieu (Guéthary) Charles Bordes écrivit quatre mélodies sur des poèmes de Francis Jammes, comme lui "Basque d'adoption" (voir le billet du 17 octobre 2011). La mélodie sur "La poussière des tamis…" a été enregistrée en 1992 par Philippe Pistole (ténor) ; elle est chantée ici par Sophie Marin Degor un peu rapidement. C'est en revanche avec une joie sans mélange que nous écoutons Du courage ? Mon âme éclate de douleur… chantée par Nicolas Cavalier (basse). Le ton est admirable, les effets sont demandés par le compositeur ("appassionato" à partir de la mesure 72), mais "doux et tranquille" quand il faut (mesure 23). Le piano conclut la mélodie (après la mesure 90) dans l'apaisement. Dans le poème de Francis Jammes, l'image des oiseaux prisonniers dans la cage (vers 14-16) ne pouvait qu'évoquer à Charles Bordes la chanson basque Choriñoak kaiolan qu'il aimait tant, et la souffrance causée par l'absence de liberté.

 

La partothèque du CIMF contient depuis longtemps deux mélodies de Charles Bordes qui sont omises dans le CD. Pourquoi ne pas avoir inclus le Noël sur un poème de Marc Legrand (voir ici le billet du 17 décembre 2012) ? C'est une chanson. Les mélodies ne sont-elles pas des chansons ?

Pourquoi surtout être passé à côté du Madrigal à la Musique, traduction par Maurice Bouchor d'un poème de Shakespeare ? Cette mélodie est dans le recueil des Œuvres vocales de Charles Bordes établi par Pierre de Bréville en 1914 (pp. 118-124). Il y avait quelques difficulté techniques, notamment il fallait un chœur à plusieurs voix et visiblement Timpani visait à l'économie. Quel contre-sens ! D'une part la mélodie exprime que la musique passe avant tout ; c'est ainsi que nous avions commencé notre blog (billet "Tu fais cela, musique…" du 3 février 2011). D'autre part, il y a dans ce poème la thématique de l'océan et des vagues vaincues. Shakespeare dit :

Euery thing that heard him play,
Euen the Billowes of the Sea,
Hung their heads, & then lay by.

On retrouve ce thème ailleurs dans les mélodies et dans l'opéra inachevé Les Trois Vagues.

Par ailleurs, à l'occasion de ce CD, quelque recherche pouvait être faite pour retrouver Le drapeau de Mazagran, "chanson de promenade pour les patronages" nous dit-on, et que j'ai moi-même cherchée en vain. Les paroles sont de l'abbé Henri Hello ; elle permettrait d'éclairer la création de la première Schola et le contexte idéologique de 1895. Nous attendrons. On peut penser que d'autres mélodies sont à découvrir.

 

Des impératifs commerciaux ont encouragé Timpani Records à consacrer le premier CD des mélodies de Charles Bordes à des poèmes de Verlaine. Nous pensons que cette séparation entre les poètes est un autre contre-sens. Pour Charles Bordes, les textes sont liés et peu importe leur auteur. Il les choisit parce qu'ils lui parlent. Tous.

Nous avons essayé de montrer ici, autour de l'année 1884 (billet du 5 septembre 2013) les "correspondances" entre les textes. D'autres cas pourraient être examinés. Ainsi les Madrigaux amers de Léon Valade (1885) annoncent les Paysages tristes de Verlaine (1886), en particulier la Promenade sentimentale. Et si on considère les deux dernières mélodies de Charles Bordes, Ô mes morts tristement nombreux (Paul Verlaine), écrite en 1903 et Paysage majeur (Louis Payen), en 1908, on ne peut les séparer. Il y a un lien évident, c'est la mort, présence de tous les instants chez Verlaine, en filigrane derrière cette rémission que doit apporter la chaleur du Midi chez Louis Payen. Cette marque de la mort, comme on peut la voir sur le visage de Charles Bordes, sur la photo prise en 1906 chez Déodat de Severac, présentée dans ce blog (billet du 8 février 2011).

 

Pour terminer, revenons brièvement à ce CD de mélodies. Au-delà des critiques, on peut les écouter avec plaisir et avec intérêt. En plus, nous disposons maintenant d'un utile outil de travail.

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