Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
28 mars 2012 3 28 /03 /mars /2012 17:19

Lorsqu'on lit les paroles des mélodies, on voit qu'il y a en général accord entre le musicien et le poète : les mots du texte, le musicien aurait voulu en être l'auteur, s'il avait pu les dire. Ils ont signifié quelque chose pour l'auteur, ils sont choisis par le musicien pour ce qu'ils signifient, même si c'est des années après avoir été écrits.

Dans le cas de Charles Bordes, compte-tenu du petit nombre de mélodies (moins de quarante), nous pensons qu'à part quelques passages obligés en raison de la célébrité du poète, ou parce qu'il faut sacrifier à la thématique conventionnelle, la mélodie exprime un accord très profond entre le musicien et le poète. Même dans le traitement du thème de l'amour, conventionnel s'il en est, il y a peu de mélodies qui marquent le bonheur. L'amertume affleure souvent et l'infléchissement vers l'échec est fréquent ; ce n'est pas "heure exquise, etc." mais la souffrance partout.

Deux mots sur le cas Verlaine. C'est sans doute le poète célèbre et Charles Bordes le reconnaissait pour tel ; une preuve en est son invitation pour qu'il vienne à l'église Saint Gervais écouter la Semaine sainte de 1892. Mais Charles Bordes est conscient du potentiel musical de Verlaine et il est un des premiers, sinon le premier, à l'utiliser. N'est-il pas l'auteur sur lequel il a écrit la moitié de ses mélodies ? (On relira Bernard Molla, op. cit., dans le tome II, pp. 460-471, "Charles Bordes et la musique verlainienne".)

Le texte de la mélodie exprime ce que ressent le musicien au niveau de l'intime, du personnel : l'impuissance de la foi devant la douleur (Francis Jammes), la vérité insoutenable des êtres (Dansons la gigue).

 

Le titre du recueil de Jean Moréas, Les Cantilènes, appelle la musique et lui donne sa part. Charles Bordes, le latiniste, avait immédiatement vu le mot à l'origine : cantare, et le fondateur de la Schola Cantorum ne pouvait qu'être sensible à l'importance du chant.

L'auteur, était un personnage parisien :

Moreas-par-Felix-Vallotton--Le-Livre-des-masques--vol.-I-.JPG

avec son haut de forme, on le voit dessiné par Vallotton dans Le livre des masques (1898) de Remy de Gourmont. Il a une quarantaine d'années. Pour en savoir plus sur ce Grec ancré dans la culture française, lisez la notice de Wikipédia ; si vous lisez l'article sévère de Jean-Luc Steinmetz dans le cadre des célébrations nationales en 2010, vous verrez ce portrait dessiné à l'encre noire par Picasso en 1905. Certains ont parlé de "sa voix cuivrée" (Retté), de cet accent levantin dont Steinmetz nous dit qu'il était "délibéré". Le français qu'il écrivait était impeccable.

Lisons le poème sur lequel la mélodie est écrite. Il provient, donc, du recueil Les Cantilènes (1886, section Funérailles, pp. 24-25).

 

Sous vos longues chevelures, petites fées,
Vous chantâtes sur mon sommeil bien doucement,
Sous vos longues chevelures, petites fées,
Dans la forêt du charme et de l'enchantement.

 

Dans la forêt du charme et des merveilleux rites,
Gnomes compatissants, pendant que je dormais,
De votre main, honnêtes gnomes, vous m'offrîtes
Un sceptre d'or, hélas ! pendant que je dormais.

 

J'ai su depuis ce temps que c'est mirage et leurre
Les sceptres d'or et les chansons dans la forêt ;
Pourtant, comme un enfant crédule, je les pleure,
Et je voudrais dormir encor dans la forêt.

 

Qu'importe si je sais que c'est mirage et leurre !

 

Aujourd'hui, nous sommes surpris par l'emploi du passé simple. Au 19e siècle, cela surprenait sans doute moins. Jean Moréas est soucieux d'employer une langue très correcte ; il est sensible à l'effet musical du passé simple. Par exemple, ailleurs dans Les Cantilènes (p. 12), ce temps lui fournit une rime interne :

Dans ce jardin nous nous aimâmes, sur mon âme !

Ce rite linguistique, quelque peu solennel, convient aux "merveilleux rites" que le poème veut créer, de même que l'antéposition de l'adjectif (v. 1, v. 3, v. 5, v. 7).

Le passé simple convient aussi au thème principal du poème, ce retour dans le  passé : "J'ai su depuis ce temps…" vu par un adulte : "comme un enfant crédule…". Nous sommes au lieu des contes enfantins : "la forêt du charme…", avec les créatures qui le peuplent : "petites fées…", "honnêtes gnomes…" et ses objets magiques : "les sceptres d'or…". La forêt est mentionnée un première fois v.4 et revient de façon envoûtante, v.5, v.10 et v.12. Cet univers des contes apparaît plus tôt dans la même section "Funérailles" (p. 9), indissociable du thème du sommeil et du rêve :

Et nous sommes au bois la Belle dont les sommes

Pour éternellement demeureront scellés

 

C'est par le sacrifice de la raison et de l'intellect (un peu comme en religion le credo quia absurdum que certains attribuent de façon apocryphe à Tertullien) que Jean Moréas choisit volontairement (si je sais) de trouver refuge dans le rêve :

Qu'importe si je sais que c'est mirage et leurre !

Cette foi dans le merveilleux justifie la poésie.

Jean Moréas est-il naïf ? C'est une image de Moréas que l'on trouve parfois. Robert Niklaus (Jean Moréas poète lyrique,  PUF, 1936) voit "une note plus mélancolique" : le rêve est recherché en toute connaissance de cause ; le poète sait que ce n'est qu'une illusion. Il y a la recherche d'une certitude, mais ce qui est trouvé n'a pas de substance. John Davis Butler (Jean Moréas. A critique of his poetry and philosophy, 1967) va dans le même sens et souligne le paradoxe. Comme le Rimbaud du Bateau ivre, Moréas veut lui aussi "emotional stability and philosophical certitude", mais il recherche lentement dans une sorte de ressassement laborieux (plodding). Ainsi, dans le poème que nous considérons, c'est dans la douleur (painfully) qu'il atteint une joie musicale évanescente.

Dans le très curieux chapitre 22 d'Eros de Paris (1932), Jules Romains nous montre Moréas à la Closerie des Lilas, percevant "l'affreux signal", cette "détresse illimitée". Nous sommes en 1908, la mort est proche ; Les cantilènes, c'était 22 ans plus tôt. Il y a toujours un désir d'oubli, une fuite : "on sait ça depuis l'enfance (…) pour exprimer une douleur que l'homme a toujours connue."

Cela passe par la musique des mots. On notera que le recueil Les Cantilènes est de la même année que le manifeste/synthèse de Jean Moréas sur le symbolisme (publié dans le Figaro du 18 septembre 1886). Certains reprochaient aux symbolistes français de privilégier la musique ; Max Nordau y voit une Dégénérescence (Entartung, 1892). Il cite les Cloches en la nuit (1889) de Retté, Les gammes (1887) de Stuart Merrill et les Romances sans parole (1874) de Verlaine qui demandait à la poésie, on le sait, "de la musique avant toute chose". Verlaine pensait aux sonorités que les mots produisent.

Les musiciens, imprégnés par le symbolisme, ont ajouté leurs notes aux mots. Charles Bordes avait 23 ans en 1886. Il partageait l'esthétique de son temps. Il est normal de trouver parmi ses mélodies ce poème de Jean Moréas (la mélodie date de mai 1901). Il a été utilisé par d'autres, en particulier Chausson en 1898, et Pierre de Bréville, si proche de Charles Bordes, en février 1904.

Moréas, on l'a vu, est souvent perçu comme un musicien : "mélodieuxmusical" (Niklaus) ; "un pianiste surprenant du vers français" (Laurent Tailhade). L'intellectuel, photographié  vers 1900, debout devant des livres,

Moreas--Hellenic-Literary-and-Historical-Archive.JPG

sait que toute cette science doit être oubliée un instant pour retrouver l'enfance. Dans le poème "Sous vos longues chevelures, petites fées…", la raison évacuée ainsi que toute démonstration, il reste l'effet musical de ces "berceuses voix", pour reprendre l'expression au début du recueil Les Cantilènes (pp. 10 et 11). La paix est suscitée : "sur mon sommeil bien doucement" (v. 2), l'enfance est retrouvée avec ses comptines  : "les chansons dans la forêt" (v. 10).

Les mots, dans leur agencement, font la musique du poème et conduisent, par la volonté du poète, à cette fuite vers l'enfance rêvée.

Partager cet article
Repost0

commentaires